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24 février 2023 5 24 /02 /février /2023 11:51

LE DEMON DE LA COLLINE AUX LOUPS

Dimitri Rouchon-Borie

2021, Le Tripode

 

1

 

Mon père disait ça se passe toujours comme ça à la Colline aux Loups et ça s’était passé comme ça pour lui et pour nous aussi. Maintenant je sais que ça s’est arrêté pour de bon. La Colline aux Loups c’est là que j’ai grandi et c’est ça que je vais vous raconter. Même si c’est pas une belle histoire c’est la mienne c’est comme ça.

La Colline aux Loups j’aime pas en parler d’habitude. Le Démon est né là et c’est là qu’il m’a pris. Mais si je devais taire tout ça à jamais j’aurais l’impression qu’il a volé mon âme pour de bon et bien plus encore mon histoire. J’espère que vous saurez vous montrer miséricordieux ou quelque chose comme ça parce que j’ai un parlement qui est à moi et pendant tout ce temps ces mots c’était ma façon d’être moi et pas un autre. Et comme j’ai pas fait l’école longtemps à cause du père, du Démon, de la mère et des autres, il manque des cases dans mon entendement des choses.

A qui j’écris ce journal alors je ne sais pas. Peut-être à moi-même et à celui que j’étais avant le Démon.

 

J’ai acheté Le Démon de la Colline aux Loups comme on achète un livre lorsque l’on déambule sans but précis entre les tables d’un libraire : parce que la couverture a retenu mon œil (couleurs sombres de Clara Audureau, comme un paysage où domineraient des nuages lourds et bas sur lesquels se détachent les lettres du titre, blanches sur fond noir, un titre chargé de mystère, inquiétant) et que la quatrième de couverture m’a suffisamment intrigué pour me donner envie d’emporter cet objet, alors que des amis m’attendaient déjà à la table d’un petit restaurant sympa à deux pas de la cathédrale de Rouen et qu’il était temps que je me sauve, malgré tous ces livres qui me titillaient la prunelle. Et puis les citations des critiques, bien sûr, faites pour m’appâter : « Un premier roman sidérant » (Léonard Billot, Les Inrocks), « Avec ce texte en fusion, on est au-delà du singulier » (Jérôme Garcin, L’Obs), « Noir, puissant, hypnotique » (Frédérique Roussel, Libération), « Une plume qui éclabousse de lumière les abysses de l’âme humaine » (Pauline Leduc, L’Express). Vous m’en direz tant. Mais ça a marché.

En consacrant un petit billet au roman sur ce blog, je n’ai pas envie d’en dire trop, pour que celui d’entre vous qui ne l’a pas lu puisse à son tour le découvrir comme je l’ai découvert : en n’en sachant que très peu de choses. On dira donc que le narrateur de ce roman, qui comme il le dit dans le premier chapitre (ci-dessus) a un « parlement » qui est à lui, est un jeune homme qui, depuis sa prison, écrit ce qui lui est arrivé. Disons qu’il essaie de mettre de l’ordre dans son histoire, pour en témoigner peut-être mais aussi pour la comprendre, pour se l’approprier, pour donner un sens. Une tentative de sortir des ténèbres et de retrouver la lumière ? Pourquoi pas. L’explication en vaut une autre.

En tout cas, vous êtes maintenant lecteurs de ce « journal » qu’il écrit. Il vous entraîne avec lui dans une enfance qu’on aimerait croire tout à fait fictive, extraite presque d’un univers parallèle au nôtre, mais pas tout à fait le nôtre. Il y a presque un côté Le Village (le film de M. Night Shyamalan) dans cette « Colline aux Loups » où nous attire le titre du roman, et dans laquelle nous plonge le récit à la première personne de son narrateur. Là-haut, ou là-bas, sur la Colline aux Loups, on vit dans un autre temps, coupé du monde assurément, en roue libre du point de vue de la morale, de la « civilisation ». Les enfants sont entassés comme des animaux dans un coin sombre, dans la terreur imposée par un père et une mère qui sont humains mais ont bien des traits, eux aussi, des bêtes. C’est là qu’est tapi le Démon. Un jour, le narrateur en fait l’expérience. Rien à voir avec le Démon de Socrate, mais pas non plus tout à fait avec les Démons de Lovecraft ou de Buffy contre les Vampires, encore qu’on s’en rapproche…

Cette ambivalence fantastique qu’entretiennent le titre et la couverture, à chaque lecteur d’en mesurer la nature en lisant lui-même le roman (« Il devait bien y avoir quelque chose de surnaturel », écrit à un moment l’auteur du journal). On y découvre que l’action se déroule bel et bien dans « notre monde » mais on reste tellement dépendant du point de vue du narrateur, de sa sensibilité particulière, que cela suffit à nous faire sentir en fait dans un autre monde, du début à la fin. C’est dans cette réalité alternative, celle de l’esprit du narrateur, que se déroulent les péripéties qui reconstituent chapitre après chapitre l’existence du narrateur, tourmenté par le Démon. L’humanité à laquelle nous affronte Le Démon de la Colline aux Loups est une humanité sur laquelle on aimerait fermer les yeux, même si elle se rappelle à nous par le truchement de faits divers glauques dont nous informent les journaux (et l'auteur, Dimitri Rouchon-Borie, est justement journaliste, tiens). Avec l’évocation d’Augustin, le roman prend des airs de Confessions qui s’accordent bien, il est vrai, au combat de la lumière et des ténèbres. Pour saint Augustin, la lumière a prévalu mais le souvenir des ténèbres antérieures reste vivace. De même pour le narrateur de ce Démon, dont la Colline n’est que le lieu symbolique où l’Homme est un loup pour l’Homme, et dont le journal représente un effort pour circonscrire le Démon et, peut-être, espérer le vaincre.

TLP

 

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20 février 2023 1 20 /02 /février /2023 15:07

NEIGES ARTIFICIELLES

LA FASCINATION DU PIRE

Florian Zeller

2002, 2004

 

 

A la lecture de ces deux romans, le premier et le troisième de leur auteur, on comprend pourquoi on fit rapidement à Florian Zeller la réputation d’être l’un des écrivains les plus doués de sa génération. Autant Neiges artificielles semble, au premier abord, se glisser dans les habits d’un « premier roman » écrit par un jeune auteur au regard acerbe et cultivé, séduisant ou agaçant par son mélange d’acuité et de cynisme, autant La fascination du pire étourdit par sa maîtrise et son intelligence, roman de la manipulation plongeant des deux pieds dans la problématique de l’islam, d’une manière habilement insidieuse.

Neiges artificielles, premier roman, est écrit à la première personne par un étudiant parisien qui ne s’intéresse guère à son petit boulot et consacre l’essentiel de ses pensées à sa vie sociale, et plus précisément sentimentale et sexuelle. Récit d’une forme de misère sentimentale (et sexuelle, donc) doublée d’une obsession pour la chose, qui suit les journées d’un jeune homme qui commence par retrouver ses amis (dont Florian) dans une boîte où l’amène seul son désir d’y retrouver Lou, son grand amour (qui l’a plaqué), le roman prend bien vite la forme d’une errance au fil des questionnements du narrateur, entre chronique d’un quotidien plutôt vide, réflexions sur l’existence et fantasmes dont on se demande bientôt s’ils ne prennent pas le pas sur la réalité. On croit d’abord à une rêverie auto-fictive avant de soupçonner l’esquisse d’un roman de la folie (le narrateur va-t-il se faire meurtrier ? se jette-t-il vraiment sur une jeune employée de pressing chinoise livrée à sa concupiscence ?) puis de réaliser qu’il s’agit au fond d’un roman du regret, le regret de l’enfance, d’une neige qui, en fondant, n’a laissé que la boue du désarroi, sur fond de citations (dont celle de Shakespeare qui ouvre le roman : « Que devient la blancheur quand la neige a fondu ? » et une autre de Jean-René Huguenin, qui annonce la thématique de l’enfance irrémédiablement perdue).

 

« Bientôt Noël. Hier, à deux heures du matin,

je revenais dans cette avenue où j’habite,

cette avenue de mon enfance,

que j’ai tant de fois guettée de ma fenêtre,

tard dans la nuit, à l’approche de Noël,

pour qu’elle me livrât son secret.

Sous la lumière glacée de la lune,

le pavé était blanc comme la neige.

Il me semblait que de là-haut,

le front toujours collé à la vitre,

l’enfant que je fus regardait revenir ce traître. »

Jean-René Huguenin

 

« nous avions pour ennemi commun ceux que nous étions devenus, des pauvres types un peu trop sérieux » (p. 38) (la numérotation renvoie à l’édition J’ai Lu)

« Je me suis demandé ce que je faisais dans ce genre d’endroit, et j’ai pensé à Lou. Elle constituait finalement le seul motif de ma présence. Je n’avais aucune affinité avec ces lieux nocturnes dont le terme « boîte » résumait bien la dimension carcérale. Et, d’une façon plus générale, je n’avais aucune affinité avec mon époque. J’avais l’impression de la traverser sans l’investir tout à fait. Ou, plus exactement, je ressentais une sorte de nostalgie pour une vie que je n’avais pas vécue. J’étais inexplicablement projeté dans une douce tristesse, vers un passé inventé ou un futur incertain, et cette inadéquation était parfois si forte qu’il me semblait que ma vie ne se passait plus dans le présent. » (p. 41)

« Je suis de la génération des assassins. De ceux qui, à l’arrivée du printemps, ont oublié les raisons de s’émouvoir. » (p. 51)

« La pensée est une activité triste. Et, souvent, la tristesse donne un contour précis à notre perception du monde, une acuité sur les raisons de désespérer. Alors surtout, ne plus penser. » (p. 69)

« J’avais toujours senti que j’étais à la recherche de quelqu’un de très précis, jusqu’au jour où j’avais découvert que c’était de moi-même. J’avais découvert l’amour ; c’était l’amour-propre. » (p. 71)

« On pense naïvement qu’on a assassiné Dieu, alors que c’est lui qui nous a abandonnés. Nous sommes tous orphelins d’un Dieu qui n’existe pas, ou quelque chose comme ça. » (p. 83-84)

« En musique, les répétitions sont nécessaires pour atteindre la beauté. Dans la vie de tous les jours, les répétitions ne mènent nulle part. On a l’impression de vivre des choses intimes, personnelles. Mais les vies deviennent laides tellement elles se ressemblent. Nous rejouons l’histoire de tous les siècles, nous sommes à mourir de rire, et pourtant nous ne rions pas du tout. » (p. 91)

« J’ai compris que je ne vivais plus, que je me contentais, comme tant d’autres, d’assister à ma propre vie » (p. 105)

« Vous souffrez ? Oui ? Eh bien, tout le monde souffre ! C’est là que réside la dignité de l’homme. » (p. 106)

« Un peu après, la neige a fondu, et une boue épaisse a recouvert la ville. J’ai pataugé dans cette boue pendant des années. Les paradis n’appartiennent qu’au passé, quand tout était simple et doux. Après, la vie se dégrade, et les caresses s’épuisent. On tente misérablement de rattraper le soleil d’avant, mais les échos s’éteignent. Il ne reste tout au plus qu’une vague décharge de vérité classée dans la mémoire.

Et une trace d’or dans le ciel obscur, mille oiseaux à réaction que la détonation a effrayés : ‘PAN ! Je suis un adulte !’ » (p. 114-115)

Le narrateur à un enfant de six ou sept ans, à qui il explique que le Père Noël n’existe pas (en lui racontant que, vert à l’origine, il est devenu rouge par une décision de Coca-Cola : « Le Père Noël est une ordure de capitaliste. ») :

« Tu t’es bien fait avoir, mon petit. C’est simple : on te prend pour un con depuis que t’es né. Et ce n’est pas près de finir. Au contraire, ça ne fera qu’empirer. Il ne faut pas que tu t’attendes à être heureux. Parce que tu attendrais toute ta vie. Toi, mon pauvre, tu n’as rien demandé. La vie est un piège à cons. On ne choisit pas de naître, on ne choisit pas sa tête, ses aptitudes, tout nous est imposé. Et on doit se démerder avec tout ça pour survivre. On doit aller à l’école tous les matins pour en arriver à ce résultat glorifiant d’être oublié quelques heures après sa mort. » (p. 120)

 

Ce thème de l’enfance comme paradis perdu, on le voit à travers ces quelques citations, est traité sur le mode acide par un narrateur (et un écrivain) qui mêle l’auto-dérision à la critique de ses pairs, contemplant essentiellement le vide de sa propre vie en comparant la vacuité de son présent à la plénitude fantasmée d’une enfance que l’on devine reconstruite par la mémoire précisément pour exacerber la déception irréductible du présent. Tout présent ne peut être que décevant, aucune promesse n’est tenue et chacun doit se débrouiller tout seul face à ce constat. Pas très réjouissant et bien en phase avec cette époque de la vie qui n’est pas encore « l’âge adulte » mais qui n’est décidément plus l’enfance, et qui n’est plus non plus l’adolescence. Le narrateur a les capacités intellectuelles qui lui permettent d’exprimer de façon lucide et imagée son désarroi, il n’en baigne pas moins dans une indécision et une incertitude qui pourraient le complaire dans le désespoir s’il n’y avait cet humour salvateur, la consolation de l’esprit, qui assure la distance de la dérision en se servant des citations d’auteurs illustres (Nietzsche, Michaux, Hérodote, Mao Tsé-Toung, Alain Souchon…) pour élargir le champ de la désolation aux grands esprits du siècle passé et des temps antérieurs. Si l’on peut citer Hérodote aussi bien que Souchon, c’est que « tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent » (La Bruyère), et que tout se vaut. C’est aussi, bien sûr, le simple goût de la citation, qui est également un jeu de l’auto-dérision. On fait dire ce que l’on veut aux auteurs du présent comme du passé (mais plus facilement du passé), et cela donne un vernis de culture dont le roman joue évidemment.

Le charme de ces Neiges artificielles réside dans ce mélange des tons qui empêche de sombrer dans la complaisance vaine d’un germanopratisme circonscrit. On se retrouve dans certaines réflexions de ce jeune homme égaré, entre nostalgie de l’enfance, désespoir de l’avenir et vanité du présent, et l’on peut se moquer de soi-même sans toujours savoir si Zeller se moque aussi (de nous ? de lui-même ?) ou s’il se complaît lui-même dans cette peinture mi-tendre mi-acerbe d’une perdition assassine. (Un peu comme l’auteur de ce billet, qui joue avec les formules tout en y mettant un peu, quand même, de ce qu’il pense.)

 

***

 

Avec La fascination du pire, publié deux ans plus tard, le ton est résolument différent. La narration est cette fois confiée à un jeune écrivain français invité à se rendre à un séminaire en Egypte, où il rencontre un autre écrivain, suisse. Il est bien question du couple que forme cet écrivain avec Jeanne mais l’objet du roman n’est pas de nous livrer les réflexions intimes du narrateur. Il s’agit d’une chronique du séjour au Caire, qui se partage entre la description de l’autre écrivain, Martin, et des réflexions sur la littérature et les sociétés européenne et musulmane, à la faveur des incidents du séjour et des interventions que font les deux écrivains dans le cadre de leur mission. Reçus par de jeunes membres de l’ambassade, ils explorent le Caire à la recherche d’une chose qui obsède Martin : des femmes. Plus précisément, des femmes avec lesquelles il pourrait coucher. Denrée rare dans cette Egypte où le voile s’est généralisé, point de départ de circonvolutions géographiques agrémentées de quelques péripéties en mode déceptif. Car, si l’un des jeunes attachés de l’ambassade affirme connaître quelqu’un qui pourra les mener à cet eldorado dont se languit Martin, le fait est que la chose ne se produit jamais comme ce dernier l’eût souhaitée. Le narrateur, lui, suit, entre amusement et lassitude, observant le comportement de son compère sans partager son obsession ni son désir. Le roman suit la trajectoire annoncée par le titre : la fascination du pire, c’est, aussi, le sentiment que chaque étape est pire que la précédente, et l’on s’attend peu à peu à la survenue d’un drame qui, toujours sur le mode déceptyif, ne se produit pas vraiment. En tout cas pas durant le séjour au Caire. Au retour, on s’attend à un autre drame : Jeanne a-t-elle attendu le narrateur ? Un drame « détourné » ne s’est-il pas déroulé en coulisses, pendant que nous étions retenus au Caire dans le sillage de Martin et sa quête ambiguë de plaisir sexuel ?

Très vite, l’intérêt se focalise sur deux aspects : la personnalité de Martin, à laquelle fait écho celle de Mathilde, l’une des attachées de l’ambassade, et autour de laquelle se développent d’autres figures, celle de Lamia, elle-même ambiguë, celles de Jérémie et Thibault, les deux attachés, qui voudraient bien séduire Lamia mais n’y sont pas encore parvenus, et à la marge celle de Cotté, l’homme politique qui travaille sur un livre et auprès duquel, visiblement, Lamia essaie de se placer, tout en développant un intérêt pour le narrateur, qui se demande bientôt s’il n’est pas manipulé par Martin, simple pion dans un plan machiavélique dont l’explication se trouve dans le passé de l’écrivain suisse… Compliqué ? Pas spécialement, car le récit est conduit avec simplicité, de façon linéaire, par un narrateur qui s’y trouve mêlé sans perdre son statut de spectateur, mi-amusé mi-intrigué. Le second aspect, c’est la société égyptienne dans laquelle se déroule cette aventure gentiment picaresque. En traquant les prostituées du Caire, Martin a en tête la Correspondance de Flaubert, où l’écrivain du XIXe siècle raconte ses visites dans les bordels avec son compagnon de voyage Maxime Du Camp ; une Egypte des Mille et une nuits qui contraste avec la réalité du Caire contemporain, où les femmes sont voilées et où même les putes ne couchent pas, au grand désespoir de Martin. Les interventions publiques des écrivains et les réflexions de Martin sur l’hypocrisie de l’islam, entre carcan répressif et frustration extrême conduisant à une violence exacerbée, dessinent progressivement une critique de cet islam qui interdit à Martin toute satisfaction sexuelle, dans un contexte où se révèle aussi la vie intime de l’écrivain suisse, faite de dégoût de soi et de haine de l’autre, nourris par une vie entière de solitude et de misère sentimentale et sexuelle. Martin a une tête de grenouille et un comportement invasif et cynique qui ne favorisent pas la réalisation de ses désirs. C’est une victime qui dissimule sa souffrance derrière une attitude volontiers provocatrice et désinvolte.

La peinture de la misère affective est ici d’une acuité presque dérangeante. Mathilde, comme Martin, n’a ni le physique ni l’assurance qui facilitent les rencontres et l’épanouissement sentimental. Leurs portraits, constitués au fil des péripéties, touchent, voire blessent. Dans la logique du pire, le narrateur finit par tenter de les rapprocher, ce qui plaide pour une ghettoïsation sexuelle : les jeunes beaux affirmés ensemble, les moches complexés ensemble. Mais Martin n’éprouve aucun intérêt pour Mathilde, qui ne l’apprécie pas davantage. Chacun reste donc dans sa solitude tandis que le narrateur, qui ne demande rien, se retrouve l’objet du désir de Lamia, au grand dam des autres jeunes gens qui, eux, n’attendent que cela.

Plus que le marivaudage, cependant, c’est le motif de la manipulation qui se dégage peu à peu de cette répartition des rôles. Martin manipule-t-il le narrateur, et peut-être d’autres personnages ? Que cherche-t-il vraiment, et pourquoi ?

Ce motif de la manipulation prend toute son ampleur dans la fin du roman et finit par envelopper le roman lui-même. N’avons-nous pas, nous lecteurs, été manipulés depuis le début ? L’avertissement liminaire nous mettait en garde : « Ce livre est une fiction : la plupart de ce qui y est dit est faux ; le reste, par définition, ne l’est pas non plus. » Sibyllin, assurément. De retour du Caire, le narrateur reprend la vie qu’il a a laissée en France. Un jour, il reçoit un livre adressé par Martin : sous le titre La fascination du pire, c’est le récit de leur odyssée cairote, transformée par le point de vue et les visées de son auteur. L’ouvrage est une attaque en règle de cet islam auquel Martin a réservé, lors du séjour, certaines de ses piques. Une attaque telle qu’elle suscite immédiatement des réactions violentes, d’autant plus vives que le livre a été publié sous un pseudonyme derrière lequel on croit bientôt découvrir le nom de Martin, sans que ce dernier le confirme jamais. Il s’exprime sur le contenu de l’ouvrage mais prétend toujours n’en être pas l’auteur, alors que le narrateur nous dit, lui, qu’il l’est bel et bien. L’occasion de peindre non plus l’islam mais la France littéraire, politique et sociale, dans des pages au vitriol qui démasquent les (im)postures. Zeller délivre ainsi des réflexions sur l’islam dont il laisse la responsabilité à ses personnages. Au lecteur de décider, s’il le souhaite, ce qu’il pense lui-même des points de vue exprimés dans le roman. L’intérêt, ici, est la description terriblement lucide de l’agitation suscitée par La fascination du pire. Autant le roman du pseudo-Martin est le reflet du livre que nous lisons, autant le sort qui lui est réservé pourrait être celui du livre de Zeller. Et de citer Montaigne, Pascal, Voltaire, Rushdie, Houellebecq, d’affronter les contempteurs de l’islamophobie et les ultimes défenseurs de ce qui subsiste des Lumières à travers le récit de la querelle suscitée par La fascination du pire. Et si, là comme dans l’imbroglio sexué du Caire, il était encore question de manipulation ? Et si Martin n’était pas vraiment l’auteur de La fascination du pire mais le bouc émissaire idéal, d’autant plus approprié qu’il joue lui-même de l’ambiguïté ?

Quoi qu’il en soit (parce qu’on ne va pas non plus tout dire, surtout si rien n’est sûr), La fascination du pire (celui de Zeller) annonce, au lendemain du 11 septembre 2001 et une dizaine d’années avant le Soumission de Houellebecq, les tristes débats actuels sur l’islam et l’islamisme, avec leur lot d’amalgames anti-amalgames qui rendent difficile l’expression d’une pensée libre, ce que dénonce justement le roman de Zeller en proposant, sous l’égide de Milan Kundera, une lecture du roman européen et de son rejet par la culture de l’islam, en mode choc de civilisations. Pour citer le texte :

« ceux qui s’appliquent aujourd’hui à étouffer de leurs bons sentiments la liberté de la création, et qui sont malheureusement de plus en plus entendus, rejoignent par leurs préoccupations l’obscurantisme d’avant le triomphe de la raison. Pour Kundera, le roman est par essence l’œuvre de l’Europe. Encore une fois, quand il dit « roman européen », il ne parle pas de ce qui a été créé en Europe par des Européens, mais de ce qui fait littérairement partie d’une histoire qui a commencé à l’aube des Temps modernes en Europe. Or il se trouve que cet art européen est par définition incompatible avec tout esprit religieux : car il est profanation par essence. Le roman est ce qui rend insaisissable tout ce qu’il touche et qui renvoie ainsi à l’ambiguïté morale de l’homme et à la relativité fondamentale des choses. Ceux qui pensent détenir la vérité et n’admettent pas la contestation sont donc directement menacés par l’art du roman. Aussi ont-ils cruellement intérêt à le détruire. » (J’ai Lu, p. 155)

Tout cela, donc, sur fond d’ambiguïté : car les réflexions du narrateur portent sur La fascination du pire du pseudo-Martin Millet, dont il écrit :

« Personnellement, je n’aimais pas beaucoup ce livre, mais j’étais forcé d’admettre que toutes les critiques qu’on lui faisait n’étaient pas recevables et témoignaient sans doute, oui, d’une rage de ne pas lire ce qui était vraiment écrit. Le débat e perdait dans la plus grande confusion. Dans le vacarme, on commençait à comprendre qu’un romancier ne pouvait plus aborder le sujet si sensible de l’islam sans prendre des précautions insensées. Il fallait ménager les susceptibilités. Se censurer gentiment pour ne pas se voir accusé des choses les plus grotesques. Tout cela annonçait, d’une certaine façon, la mort de la fiction. En d’autres lieux, cela se serait tout simplement appelé : l’exercice d’une terreur. » (p. 151)

Ces précautions, Zeller les prend en choisissant un dispositif littéraire qui brouille les cartes et ne permet plus d’attribuer à l’auteur (lequel ?) les propos contenus dans le livre. Si l’on ne sait pas qui parle, qui attaquera-t-on ? Il reste à saluer la talent de Florian Zeller qui sait, lui, appâter, tenir et intriguer son lecteur en le faisant réfléchir sur l’une des thématiques les plus sensibles et effrayantes d’un XXIe siècle qui ne s’annonce pas moins terrible que le précédent.

TLP

 

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5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 10:46

 

 

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5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 10:26

 

 

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2 janvier 2023 1 02 /01 /janvier /2023 18:57

Emilienne Malfatto

Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad, 2020)

Les serpents viendront pour toi (Les Arènes, 2021)

Le colonel ne dort pas (Seuil, Ed. du sous-sol, 2022)

 

 

 

 

 

Trois ans, trois éditeurs, trois titres à retenir. Photojournaliste, Emilienne Malfatto fut remarquée en 2021 quand Que sur toi se lamente le Tigre lui valut le Goncourt du premier roman. Ce texte court, qui fait déjà l’objet d’une édition à destination du public scolaire chez Flammarion (collection Etonnants classiques), superpose la Mésopotamie ancienne, celle de l’Assyrie et de Sumer, à la Mésopotamie actuelle, celle de l’Irak, pour faire entendre plusieurs voix dont celle du Tigre, l’un des deux fleuves qui délimitent ce territoire. La Mésopotamie, c’est, étymologiquement, la terre au milieu des fleuves. Dans cette terre baignée d’Histoire, qui nourrit très tôt des rêves de conquête (Alexandre le Grand y conduira son armée), Emilienne Malfatto fait agir, et surtout parler, plusieurs personnages qui sont les acteurs d’un drame contemporain. La voix du Tigre et des extraits de l’épopée de Gilgamesh encadrent et ponctuent le drame, qui se tisse en quelques chapitres répartis entre les personnages. Chacun aura voix au chapitre, composant une toile au centre de laquelle se joue le sort de la narratrice, une jeune fille irakienne enceinte de son petit ami Mohammed et qui sait, en sentant la vie se développer en elle, que c’est la mort qui l’attend. Le drame est en effet la chronique d’une mort annoncée : la narratrice sait qu’elle sera tuée par son propre frère, Amir, quand son déshonneur sera connu. Tous le savent : la mère, qui ne fera rien, l’épouse d’Amir, qui accepte sa condition et laissera faire, le petit frère, qui n’aura pas le courage de s’opposer à Amir. En l’absence du père, tué dans un attentat à Bagdad, Amir représente l’honneur de la famille, qu’il assume avec fierté et brutalité. La guerre est présente en toile de fond : c’est elle qui a emporté Mohammed, que la narratrice devait épouser, raison pour laquelle elle n’a pas osé se refuser à lui avant qu’il ne reparte au combat. Il est mort, elle porte seule la faute dont elle connaît et attend le châtiment. C’est dans cette certitude, qui pèse comme un destin inéluctable, que se développe le récit en forme d’hymne à la vie, étouffé par l’implacable. Le Tigre et l’épopée de Gilgamesh pourraient réduire le drame à un incident dérisoire, au regard de millénaires d’Histoire, mais ils en exacerbent au contraire le caractère insupportable. C’est dans cette terre de culture et d’Histoire qu’une jeune fille, au XXIe siècle, attend la mort parce qu’elle porte la vie.

 

Les serpents viendront pour toi est un récit en forme d’enquête. Il ne s’agit plus de laisser parler plusieurs voix, encore que : en cherchant à savoir qui était Maritza, mère de six enfants, et pourquoi elle a été assassinée dans sa ferme isolée d’une région de Colombie où sévissent des groupes armés sur fond de narcotrafic, l’auteure interroge les vivants et reconstitue à partir de leurs témoignages – volontaires ou contraints, fiables ou biaisés – la figure centrale du récit. Maritza a-t-elle été punie pour des prises de position « politiques », dans un pays où syndicalistes et responsables associatifs sont assassinés sans que rien ne soit fait pour punir les meurtriers ? Ou a-t-elle été une victime « collatérale » de rivalités de territoire impliquant les groupes armés ? Ou, plus prosaïquement, d’une dénonciation intéressée motivée par la vengeance, ou l’envie ? L’enquête est un hommage à la figure de cette femme autant que le constat d’une situation qui, à côté des déclarations politiques et des discours officiels, fait chaque année des victimes en nombre dans un pays en proie à une violence hors de contrôle. Le sort de Maritza n’intéresse pas l’Histoire, il est de l’ordre du fait divers, aussi l’enquête que mène l’auteure se déroule-t-elle à l’écart des grands sentiers, dans les profondeurs d’une jungle opaque où la violence s’exerce sans contre-pouvoir. Si l’enquêtrice elle-même disparaissait au cours de son enquête, s’en émouvrait-on ? L’enquête se déroule à la hauteur des êtres réels que la journaliste interroge, les traquant parfois pour recueillir leur part de vérité, dans le souci de rendre une forme de justice à Maritza, non pas la justice des tribunaux mais simplement celle de la vérité, pour que sa mort échappe, au moins le temps d’un livre, à une « banalité » entretenue par l’impunité. L’auteure livre une vérité, qu’elle n’a pas les moyens de vérifier et qui ne changera rien à cette impunité. Mais la justice que rend son récit est celle, élémentaire même si dérisoire, qui rend la lumière à une victime, par la force des mots.

 

Le colonel ne dort pas a, comme Que sur toi se lamente le Tigre, toute l’apparence d’un classique. Un récit à la troisième personne entremêlé d’une sorte de plainte à la première personne, présentée comme un poème, par laquelle le personnage principal du récit, « le colonel », parle aux morts qui le tourmentent. Ceux qu’il a tués lui-même dans l’exercice de son métier, après les avoir longuement et méthodiquement torturés. Car c’est le métier du colonel. C’est « un spécialiste ». C’est même le spécialiste. Au début du récit, il se présente devant « le général », dans un ancien Palais, alors qu’au loin tonnent les canons. Une guerre se déroule. Proche, et lointaine. Irréelle, mais indispensable. On ne sait pas très bien qui se bat contre qui, ni où en est la situation, si le camp du colonel et du général est en train de gagner, ou de perdre. Eux-mêmes ne le savent pas et cela n’a guère d’importance. On est ici dans un monde étrange, caractérisé non tant par une attente que par une latence. Un effet de stase. Hors du temps. Le colonel ne dort pas met en scène des personnages auxquels suffisent une étiquette – « le colonel », « le général », « l’ordonnance » - et un contexte vague. C’est la nature même du colonel qui importe, mais il ne s’agit pas de décrire l’exercice de son travail, plutôt de décrire l’effet que celui-ci produit sur l’homme. Car le colonel, au moment où le récit le cueille à son arrivée au Palais, en est à un stade avancé de cet « effet ». Déjà, il s’adresse à « ses » morts avec une familiarité qui, au lieu de les opposer, les réunit au contraire dans une douleur partagée. Son sort semble déjà scellé. Il ne pourra pas continuer ainsi longtemps. Il faut bien que cela s’arrête. Qu’il s’arrête. L’ordonnance, qui se tient près de lui dans la chambre de torture, en a conscience également. Tout comme le général, dont le comportement montre bientôt qu’il a lui aussi « décroché » de la réalité, qu’il évolue dans un monde privé de sens, un monde de théâtre qui a perdu son ancrage dans une réalité logique et cohérente. Les trois figures principales du récit ont déjà fait, quand s’ouvre le récit, un « pas de côté » et le récit ne fait qu’en prendre acte, recueillant les actes et les réflexions de ces trois personnages en quête de sens. Livre étrange, donc, par un décalage plus radical que celui du Désert des Tartares auquel fait référence le rabat de la quatrième de couverture. Livre résolument poétique, par cet effet de décalage et par son style, sobre, détaché lui aussi, à l’opposé du pathos, on pourrait dire « chirurgical » si le mot n’avait pas été si galvaudé. Disons que les mots tranchent, ici, comme les outils d’un anatomiste dans une séance de dissection. Ce qu’il ressort de la lecture de ce récit « étrange, donc », c’est l’absurde de la guerre, de cette folie particulière aux hommes qui les pousse à s’entretuer et à se faire du mal sans même savoir pourquoi, quitte à s’annihiler eux-mêmes dans un processus dont le sens échappe. Un livre saisissant, fascinant, qui se lit d’une traite et entre en résonance avec la triste actualité du monde.

Thierry LE PEUT

 

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15 août 2022 1 15 /08 /août /2022 15:51

UNE IMMENSE SENSATION DE CALME

LE SANCTUAIRE

Laurine Roux

2018 et 2020 (Folio, 2020 et 2021)

 

 

Les deux premiers romans de Laurine Roux. Une immense sensation de calme, publié aux Editions du Sonneur en 2018, et Le Sanctuaire, chez le même éditeur en 2020, imposent un style naturel et maîtrisé, que l’on a envie de qualifier déjà de classique, agrémenté d’une touche de mystère. Une immense sensation de calme se déroule en un temps indéterminé ; on se croirait volontiers en un siècle passé, dans une région reculée de la Russie (les prénoms : Igor, Grisha, Pavel…), mais il est bientôt question de Grand Oubli consécutif à une guerre au cours de laquelle des bombardiers ont déversé des bombes sur la terre. Même atmosphère de fin du monde au début de Le Sanctuaire, qui suit une famille de rescapés vivant, apparemment seuls, dans les montagnes ; le père part pour des expéditions dont il ramène des objets trouvés dans les vestiges d’un monde apparemment ravagé par un virus, il élève ses deux filles dans la peur des oiseaux, identifiés comme les porteurs du virus. On peut donc dire que, dans les deux romans, la civilisation que nous connaissons a globalement disparu, dans des circonstances non explicitées. Le mystère joue un rôle central dans Le Sanctuaire, roman à twist final, il est plus diffus dans Une immense sensation de calme, où il imprègne l’ensemble du récit qui se lit comme un conte, avec des personnages et des situations qui sont à la fois d’une grande simplicité et énigmatiques, baignant dans un rapport particulier à la nature.

Igor, le personnage central d’Une immense sensation de solitude, « n’est pas un homme. Il répond à des instincts. De même qu’on ne demande pas à un renard pourquoi il creuse un terrier, on ne peut exiger d’Igor qu’il explique pourquoi courir dans cette direction plutôt qu’une autre. Il en est incapable. C’est un animal. » (Folio, p. 11-12) Plus loin : « Il y a des gens qui sont bâtis pour exister toujours, leur corps éblouissant érigé pour résister aux assauts du temps, de la maladie et de la mort. Des anatomies de soleil et d’éclat. Igor était de ceux-là. » (Folio, p. 47) On songe à une figure totalement intégrée à la nature, en marge des hommes, comme le personnage principal de Un mâle de Camille Lemonnier (1881), mais c’est autre chose. Igor est en effet « une force », un être, plus que, simplement, un homme. C’est de ce mystère de l’être, communiqué à l’ensemble du récit, que procède le caractère de conte du roman, et la révélation de la « vraie nature » d’Igor accomplit ce mystère et achève de nous faire entrer dans le conte.

Le roman est pris en charge par une narratrice qui, du jour où elle rencontre Igor, est liée à lui par un désir brut, qui n’a pas besoin d’explication. Il existe, il s’impose à tous et la narratrice, dès lors, suit Igor quand il repart dans la nature. A sa suite, elle rencontre d’autres personnages qui composent une galerie réduite dont chaque figure, peu à peu, prend sa place dans un tableau d’ensemble dont le lecteur ne prend conscience qu’en avançant dans le roman. Des éléments du passé sont rapportés, une logique s’inscrit dans la trame du récit et prend sens à mesure qu’il touche à sa fin. Cette logique à base de conte et de mystère participe de la dimension envoûtante du roman qui, par sa brièveté (environ 120 pages en édition Folio), invite à une expérience de lecture unique, d’un seul trait, pour mieux se laisser pénétrer par une atmosphère et ne rien perdre de la logique du récit. L’auteure nous entraîne dans une aventure littéraire qui se découvre comme un tableau, d’un détail à l’autre jusqu’à l’appréciation de l’œuvre globale. Le détail de Saint Serge le Bâtisseur de Nicolas Roerich est une illustration appropriée de l’univers à la fois naïf et harmonieux que Laurine Roux parvient à imposer dès les premiers mots du roman.

Le Sanctuaire, qui conserve la brièveté du premier roman, est d’une autre nature. On n’en dira pas trop pour ne pas le déflorer, même si l’envie nous titille de citer au moins une référence cinématographique. La majuscule du mot Sanctuaire souligne le caractère exceptionnel du lieu où se déroule le roman et renvoie à ces terres promises, dernier asile des rescapés, dont regorgent les histoires d’apocalypse. Laurine Roux garde le mystère sur les circonstances du cataclysme qui ont amené la famille de son héroïne à vivre dans les montagnes, se protégeant encore d’un virus véhiculé par les oiseaux et qui semble avoir décimé la population. Le père se détache comme la figure centrale d’une famille constituée, autour de lui, de trois femmes : la mère et deux filles, Gemma (la narratrice) et June. La seconde a connu le monde d’avant et elle souffre de l’isolement, d’un retour à la nature forcé qui la prive de tout ce dont elle a profité avant. La première, en revanche, est née après la pandémie, elle ne connaît que le Sanctuaire, dont le père a désigné très clairement les limites. Elle a intégré le danger que représentent les oiseaux, immédiatement tués et brûlés quand ils se manifestent, et le monde extérieur, quel qu’il soit.

Très vite, cependant, cette image si nette, si simple parce que rattachée à un genre prolifique, les récits de fin du monde, révèle ses angles morts, ses mystères. La soumission de la mère aux volontés du père, la dureté de celui-ci envers ses filles, qui apparaissent d’abord comme la conséquence obligée de la survie en milieu hostile, laissent deviner une réalité plus complexe. La révéler est l’objet du roman, qui choisit de suivre pour cela le parcours de Gemma, à mesure qu’elle découvre que le monde n’est peut-être pas ce qu’elle a toujours cru qu’il était. Un vieil homme (un fantôme ?) et un aigle sont les vecteurs du dévoilement, qui se fait par un durcissement progressif de l’image trop simple du début, à mesure que Gemma est affrontée à une nature plus sauvage, insidieuse et brutale que celle qui l’entoure : la nature humaine.

Si le style de Le Sanctuaire est moins envoûtant que celui d’Une immense sensation de calme, car les univers sont différents, l’efficacité du récit en revanche demeure et confirme la maîtrise qu’attestait le premier roman. Les deux livres offrent au lecteur une expérience littéraire qui s’apprécie mieux si on les lit d’une traite, sans s’en laisser distraire. Depuis, elle s’est enrichie d’un troisième opus, L’autre moitié du monde, à découvrir d’urgence.

Thierry LE PEUT

lundi 15 août 2022, 15 h – 15 h 50

 

Nicolas RoerichSaint Serge le Bâtisseur, 1925

 

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3 août 2022 3 03 /08 /août /2022 17:30

LE SYNDROME DU SCAPHANDRIER

Serge Brussolo

1991

 

Dans Le syndrome du scaphandrier, la plongée dans le rêve est comme une plongée en eaux profondes. Certains individus, les chasseurs de rêves, ont la capacité d’effectuer cette plongée et d’en ramener un objet, matérialisé durant leur plongée. Certains de ces objets se vendent à prix d’or, artefacts d’un nouvel art qui repose non seulement sur la contemplation mais également sur l’influence réelle de l’objet. C’est ainsi que le fameux grand rêve de Soler Mahus a mis fin à une guerre, en amenant les deux armées qui l’ont contemplé à déposer les armes, après quoi on a exposé l’artefact sur la Béatitudeplatz, où il continue d’exercer une influence bénéfique sur les locataires alentours, dans des appartements vendus à prix d’or. Rien de tel pour David : les objets qu’il rapporte, lui, sont rachitiques et ne se vendent que comme des bibelots, que les acquéreurs exposent sur le manteau de la cheminée. Antonine, la boulangère aux formes généreuses, s’est entichée de ces petits objets et les collectionne – elle s’est entichée aussi de l’artiste, qui lui achète son pain et passe des heures sensuelles dans son lit, quand il n’est pas en plongée.

Le syndrome du scaphandrier s’ouvre en pleine « mission » : comme ses confrères rêveurs, David nourrit ses rêves de son imaginaire, lequel s’est construit dans la fréquentation de livres d’aventures. Il retrouve donc dans chacune de ses plongées un monde sans cesse plus étendu où il s’est ménagé deux complices : la sexy Nadia et Jorgo, l’as de la moto. Chacun des objets qu’il rapporte est, dans le rêve, le butin d’un casse, arraché de haute lutte à un coffre-fort muni de défenses qui rendent la mission délicate. Mais ces missions sont de plus en plus difficiles à réussir, contrariées par les cauchemars qui altèrent la « réalité » du rêve et menacent de renvoyer David à la surface avant qu’il n’ait pu mettre la main sur son butin. Le dernier rapporté ne survit pas à la batterie d’examens et de « vaccins » que doit subir tout artefact ramené du rêve, et David se voit bientôt menacé d’être classé avec les rêveurs peu fiables, ceux dont les objets ne sont pas viables et qui coûtent plus cher qu’ils ne rapportent. Car le marché des objets est très encadré, comme l’est l’activité des chasseurs de rêves. Pour exercer, David n’a pas le choix, il doit se soumettre aux règles, que lui rappelle l’infirmière Marianne, une femme sèche qui s’installe dans son appartement pendant qu’il plonge, afin de maintenir son corps en vie car la plongée peut durer plusieurs jours et, en cas d’accident, le rêveur peut tomber dans le coma.

Le roman suit David pas à pas, de son rêve initial jusqu’à l’ultime plongée. Peu à peu se dessine la personnalité de ce rêveur atypique, et se constitue autour de lui la galerie de personnages qui compose son environnement quotidien. La vie réelle de David n’a rien de romanesque, elle est même ennuyeuse, mais le récit, en dévoilant d’un chapitre à l’autre le monde du rêveur et une part d’enfance qui permet de mieux le connaître, sait, lui, maintenir l’intérêt du lecteur. Le destin qui menace David est celui des rêveurs que leurs plongées ont fini par dévorer et qui, un jour, ne sont plus capables de plonger. Le cerveau changé en porcelaine (dont il sera peut-être possible d’extraire des miniatures à l’image des créatures de leurs rêves, collectionnées par les connaisseurs), le corps peu à peu privé de vie, ils meurent dans l’indifférence ou sur un lit d’hôpital. Même le grand Soler Mahus en est réduit à soliloquer sur un lit, contant comme s’il les avait réellement vécues les aventures qu’il a rêvées, à chaque visite de David.

Quand, se révoltant contre l’interdiction de plonger dont le menace Marianne, David brave les règles et plonge à nouveau, au risque de mourir, il se retrouve dans une situation peut-être moins enviable encore que celle de Mahus : arraché à son rêve par Marianne qui prétend l’avoir sauvé du coma, incapable de bouger et de parler, il doit supporter auprès de lui la présence de l’infirmière qui profite de son inertie pour faire de lui sa créature en le soignant secrètement. David parviendra-t-il à plonger de nouveau ? Découvrira-t-il enfin si le monde qu’il rêve possède une existence propre ou s’il est conditionné à la survie de son corps réel ? Une chose est sûre : quand il est absent du rêve, le monde qu’il a créé se désagrège et est menacé de destruction. Mais Marianne fera son possible pour l’empêcher de jamais replonger…

Roman d’aventure insolite dont certaines scènes évoquent Matrix (avant l’heure) ou Misery, Le syndrome du scaphandrier ouvre une fenêtre sur un futur pas forcément désirable qui évoque, aussi, Les Crimes du futur de Cronenberg. Là, la génération de tumeurs physiques devient prétexte à une nouvelle forme d’art, comme ici les objets rapportés du rêve, et Brussolo comme plus tard Cronenberg démasque les travers de notre monde en narrant la vie de son héros.

Thierry LE PEUT
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3 août 2022 3 03 /08 /août /2022 14:09

LES JARDINS STATUAIRES

Jacques Abeille

1982, Flammarion

réédition 2016, Le Tripode

 

« Est-on jamais assez attentif ? Quand un grand arbre noirci d’hiver se dresse soudain de front et qu’on se détourne de crainte du présage, ne convient-il pas plutôt de s’arrêter et de suivre une à une ses ramures distendues qui déchirent l’horizon et tracent mille directions contre le vide du ciel ? Ne faut-il pas s’attacher aux jonchées blanchâtres du roc nu qui perce une terre âpre ? Etre attentif aussi aux pliures friables des schistes ? Et s’interroger longuement devant une poutre rongée qu’on a descendue du toit et jetée parmi les ronces, s’interroger sur le cheminement des insectes mangeurs de bois qui suivent d’imperceptibles veines et dessinent comme l’envers d’un corps inconnu dans la masse opaque ?

C’est le vide de toute part qui tâche et joue à se circonvenir et creuse lentement les lignes de la main de la terre. Les réseaux se nouent, se superposent, s’effacent. Les signes pullulent. Il faut que le regard s’abîme.

Pourtant d’autres contrées sont à venir. Il y aura des pays. »

 

C’est sur ces lignes que s’ouvre Les Jardins statuaires de Jacques Abeille. A quoi invitent-elles le lecteur ? A ne pas détourner le regard, peut-être. A le plonger, au contraire, dans la réalité des phénomènes qui travaillent la terre, la roche, le bois et qui, insensiblement, mais profondément, modifient la nature même de la terre sur laquelle nous prospérons, grignotant les structures mêmes que nous érigeons sur elle, en elle. Le monde change tandis que l’homme s’y affaire et, s’il n’y prend garde, peut-être, demain, sera-t-il surpris de le voir si changé, et de découvrir si fragiles les ouvrages qu’il y a érigés. La dernière ligne commence par une opposition, une invitation, encore, à élargir le point de vue et à prendre en compte un changement non anticipé. Avec en ligne de perspective les temps « à venir », et les frontières.

Ces lignes sont un exergue. On ignore qui y parle, s’il s’agit du narrateur qui, dès la page suivante, prend en charge le récit en disant « Je », ou s’il s’agit d’une autre voix, inconnue, celle de l’auteur peut-être, ou celle d’un autre personnage qui ne serait jamais nommé, ni même, apparemment, évoqué. Quand s’ouvre le récit qui occupera les cinq cents pages du roman, l’identité et la provenance du narrateur sont de même nimbées de mystère. On ne sait pas d’où il vient. En quelques lignes, il entre « dans la province des jardins statuaires », où se déroulera l’ensemble du récit, à une échappée près.

« Je vis de grands champs d’hiver couverts d’oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l’infini d’indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit.

J’étais entré dans la province des jardins statuaires. »

Commence alors une description minutieuse de cette province, des domaines qui la constituent, entre lesquels les relations sont limitées et codifiées. Pas un pays à proprement parler : si les usages sont communs, nul gouvernement, nulle entité fédératrice ne surplombe les domaines. Le voyageur – rare – y est accueilli, hébergé, invité à découvrir les activités du domaine, il peut circuler librement sur les routes avec la garantie d’un accueil identique derrière chaque porte qui annonce l’entrée d’un nouveau domaine, ceint comme le précédent d’une muraille qui ne laisse rien deviner de ce qu’il abrite, ni de la superficie qu’il occupe. Très vite, on apprend que l’activité principale de ces domaines est la culture des statues, d’où leur nom de jardins statuaires. Ici, les statues poussent dans le sol, leur croissance, naturelle, est accompagnée par la main de l’homme à chaque stade de la croissance, jusqu’à la révélation de la forme définitive que prend la statue.

Le narrateur sait où il arrive. Il est venu pour s’informer de cette activité, pour en découvrir les conditions et se familiariser avec les spécificités de chaque domaine. Le lecteur est donc amené à voir ce qu’il voit, entendre ce qu’il entend, sans que la nature même de cette culture insolite ne soit mise en question. Il entre de plain-pied, en quelques lignes seulement, dans cet univers.

Pourquoi l’hiver ? Pourquoi ces oiseaux morts dont le narrateur note la présence, à l’exclusion de toute autre indication ? Pourquoi, soudain, la nuit, avant l’entrée dans la province des jardins statuaires ? C’est au lecteur de répondre à ces questions, au fur et à mesure que le récit prend de l’ampleur, gonfle comme les statues elles-mêmes, d’abord minuscules « champignons », puis formes changeantes dont les excroissances doivent être taillées ou laissées par les jardiniers pour qu’enfin la statue, au fil de multiples changements, parvienne à la maturité d’une forme fixe. D’un domaine à l’autre, la taille des statues, leur thème varient mais dans tous les domaines la vie s’ordonne selon les mêmes principes et le même emploi du temps.

A mesure qu’il se familiarise avec cet ordonnancement, à la faveur des explications riches qui lui sont prodiguées volontiers, le narrateur prend conscience, cependant, de ce qui n’est pas dit. Non que l’on veuille dissimuler quoi que ce soit, simplement certains aspects de la vie des domaines sont laissés dans l’ombre, par une forme de secret ou de pudeur que le narrateur, bientôt, décide de cerner, et de comprendre. En particulier, où sont les femmes ? Invisibles, elles ne participent pas aux cultures, qui sont l’unique activité des domaines, pourtant leur existence est indéniable et nécessaire. Autour du guide, aussi, qui s’offre spontanément à introduire le narrateur dans un premier domaine, et de l’aubergiste au visage fermé qui lui sert ses repas – préparés par qui, puisque ce n’est pas une activité qui regarde les hommes ? – et qui semble personnellement intéressé au tour que prendra son voyage, se dessinent des zones d’ombre(s) qui sont autant de questions et de mystères auxquels le narrateur entend trouver les réponses. Ainsi la trame descriptive s’enrichit-elle, ou se double-t-elle, à tout le moins, d’une autre trame, plus secrète, qui conduit le narrateur à pénétrer l’organisation intime des domaines. A mesure qu’il comprend les tenants et les aboutissants de la culture des statues, il en vient aussi à une connaissance approfondie de la société des jardiniers. Et le lecteur avec lui.

Le charme du récit, déroulé sans chapitres, continûment, tient à cette construction en élargissement continu, qui fait écho à la croissance des statues mais qui comporte aussi un risque oedématique. Le risque est un gonflement que rien n’arrêterait car la curiosité du narrateur est aussi inépuisable que les découvertes qu’il fait sur les jardins statuaires. Ce risque est matérialisé par un domaine auquel parvient finalement le voyageur, où la croissance des statues a échappé à tout contrôle à la suite de dérèglements qui sont contés au narrateur, qui à son tour les met en récit. Livrées à elles-mêmes, sans intervention humaine, les statues ont fini par constituer une formidable boursouflure qui n’en finit plus de s’étendre, menaçant d’engloutir ce qui reste du domaine. Et au-delà ? On l’ignore, mais le narrateur, en pénétrant à l’intérieur de cet ultime domaine, y découvre aussi des réponses aux questions qu’il s’est posées jusqu’alors. La boursouflure est à la fois une résolution et une nouvelle découverte, la conséquence d’un dérèglement et le point de départ d’un destin qui, désormais, va s’imposer au voyageur. Celui-ci garde le contrôle des décisions qu’il prend mais, à un moment, une décision s’impose à lui qui change le cours de sa vie.

En explorant les confins de la province des jardins statuaires, le voyageur en atteint les limites. Au-delà s’étend… quoi donc ? Non un pays mais une steppe. Dans cette steppe, on dit que s’est constitué un peuple sous l’autorité d’un ancien jardinier, d’un enfant venu de la province des jardins statuaires. Légende ou réalité ? Le voyageur cherche la réponse, et la trouve. Il découvre, du même coup, ce que nul dans les domaines ne veut voir, en dépit des signes. Là-bas, aux confins, le contrôle des jardiniers a commencé de prendre fin. Dans la steppe se prépare une horde conquérante. Danger réel ou fantasme de la décadence ?

L’odyssée du voyageur, en attendant, a introduit les germes du changement. Ses voyages dans les confins ont donné forme, déjà, à une sorte de légende à l’intérieur même de la province. Ce qu’il a découvert, et fait, dans le domaine devenu fou, porte atteinte à l’ordre jusqu’alors immuable sur lequel reposent les domaines. En revenant là où tout a commencé, dans l’auberge dont les secrets ont depuis été révélés, et en ne revenant pas seul, le voyageur provoque à son corps défendant une série d’événements qui entérinent le changement. Quel destin s’ouvre alors aux jardins statuaires ? Accepter l’inéluctable, ou entrer en résistance ?

On laissera le lecteur appréhender lui-même ces enjeux et, surtout, s’immerger dans le récit qui les dessine. Si la construction des Jardins statuaires est l’un de ses charmes, ceux-ci s’enracinent également dans la langue parfaitement maîtrisée de Jacques Abeille, qui compose avec une précision remarquable une vaste fresque dans laquelle chaque détail trouve sa place et qui gagne progressivement en épaisseur, s’étendant par les côtés mais également en profondeur. Un livre-univers, patient, minutieux, gagné bientôt par un sens de l’épique et le sentiment de l’inexorable. Certains parlent de livre culte et l’on comprend pourquoi. D’autres soulignent un paradis littéraire, quelque chose de rare.

Il n’y a qu’un moyen de vous faire une idée : lisez-le !

Thierry LE PEUT

L’univers des Contrées, inauguré par Les Jardins statuaires, est exploré dans plusieurs romans de Jacques Abeille, aujourd’hui réunis sous le titre générique de Cycle des Contrées.

 

 

 

 

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