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25 juillet 2011 1 25 /07 /juillet /2011 11:40

L'AGNEAU CHASTE, par Franck Varjac

Minos - La Différence, 2000

 

Un sujet délicat traité avec justesse 

VARJAC - l'agneau chaste« Accueilli par le silence d’une presse tétanisée par le sujet », prévient la quatrième de couverture, le premier roman de Franck Varjac fut tout de même chroniqué par Josyane Savigneau pour Le Monde : « Il fallait sans doute du courage pour choisir comme sujet d’un premier roman une histoire d’amour entre un jeune garçon et un adulte en un temps où la juste dénonciation de la pédophilie, des contraintes inadmissibles imposées par des adultes à des enfants, a tout recouvert, y compris les ambiguïtés de l’adolescence et le mystère de certaines rencontres improbables, de certaines initiations désirées et inoubliables. Il fallait aussi du talent pour réussir, à son coup d’essai, un récit sur ce thème. Franck Varjac possède ce courage et ce talent. On est comme happé par son texte et on le lit sans pouvoir s’arrêter. » (Je reproduis ici le texte imprimé en quatrième de couverture du roman.)

 

L’éditeur annonce donc la couleur. Depuis, Franck Varjac a publié un second livre, L’œuf et le roc, recueil de nouvelles dont les sujets, sans être aussi délicats, démontrent la volonté de l’écrivain de donner la parole à des personnages inhabituels. Né en 1960, Varjac avait quarante ans lorsque fut publié L’agneau chaste. Sensiblement l’âge de son narrateur dans le prologue et l’épilogue du roman, qui encadrent le récit fait par l’auteur mûr de l’amour « improbable » vécu l’année de ses treize ans.

 

David, qui fête ses treize ans cette année-là, rencontre Fabrice, un homme de trente-deux ans, marié et père d’un enfant. Entre l’adulte et le jeune garçon, la rencontre est inattendue, troublante et troublée. Varjac raconte ce trouble, la curiosité, le désir, la honte, l’attraction combattue et finalement consentie. Le sujet est délicat, certes, mais traité ici avec justesse et sensibilité. En donnant la parole au jeune garçon et en racontant au présent, Varjac met son lecteur directement au contact de la sensibilité du personnage. Il contourne le « scandale » en faisant entendre l’émoi de l’adolescent et non le désir de l’adulte. De Fabrice, on saura peu de choses, juste ce qu’il dit lui-même. De David, en revanche, on connaît tout : la peur, l’angoisse, l’insomnie, la honte – et surtout ce sentiment d’être brutalement coupé de son entourage, scolaire et familial, d’être devenu un étranger dans sa propre maison, étranger à sa propre vie, à cause d’un amour interdit. L’adolescent, qui au début du roman évoque son corps encore « enfantin », tout juste au seuil des changements de l’adolescence, fait l’expérience d’un amour qui ne demande pas à être compris mais qui le met de fait au ban de la société : autour de lui, ce n’est, il le sent, il le sait, qu’incompréhension et intolérance. Impossibilité de partager, donc obligation du secret, qui rend le mélange de désir et de honte difficile à gérer pour un jeune garçon qui ne connaît ni l’amour ni le monde.

 

C’est cet état transitoire et incertain que Varjac parvient à décrire avec justesse, sans forcer le ton. David fait certes l’expérience du sexe mais aussi celle de la vie : l’expérience du mensonge, de l’ostracisme, de la violence que provoquent l’incompréhension et l’intolérance. L’écrivain opte pour une approche quasi documentaire, en ce sens qu’il ne cherche pas à susciter le mélodrame ; le drame est bien suffisant, mais il est vécu à travers les émotions et les réflexions du jeune garçon, dans le refus de l’emphase. Varjac ne commente rien ; il montre, il écoute. Des autres personnages, comme de Fabrice (le père, la mère, le frère et la sœur, les grands-parents de David), on n’a que les actes, livrés tels quels. Et le lecteur, jamais, n’est sollicité autrement que comme témoin.

 

Le choix de la narration n’est évidemment pas anodin. En encadrant le récit du jeune garçon par deux textes qu’énonce le narrateur adulte, Varjac impose une grille de lecture. Il prend d’emblée le contre-pied de la critique en donnant la parole à son « héros » devenu adulte, qui ne ressent ni honte ni culpabilité, ni haine surtout envers l’adulte qui l’aima enfant, mais au contraire joie d’un amour présenté comme pur : « je sais, aujourd’hui, que j’ai vécu des moments de bonheur infini, et rien, ni l’exil, ni l’oubli assassin de mes proches, rien ne me fera regretter ces moments d’amour pur ». Le voile est levé d’entrée sur la conclusion du roman, le texte présenté dans sa dimension dramatique, implacable, comme s’il n’y avait de toute façon qu’une conclusion possible (acceptable ?) à un tel amour ; mais la pureté du sentiment est ce que l’écrivain affirme dès ce prologue, en donnant voix à celui qui, entre tous, a droit de juger. Pas de victimisation donc. Pas d’accusation non plus. Juste une histoire d’amour – improbable, « scandaleuse », mais pure. Pas de prétention analytique, non plus : « Pourquoi un garçon de treize ans s’abandonna-t-il si facilement entre les bras d’un homme de trente-deux ? Je l’ignore. » Le propos du roman n’est pas de juger mais de raconter. « Que connaît-on de la pureté ? Il faut avoir treize ans pour le comprendre. » Passé ces quelques lignes, l’auteur laisse la parole à l’adolescent. Retour à l’été de ses treize ans. Le récit se fait au présent.

 

Le récit lui-même pourrait au fond, nonobstant son sujet délicat, être une histoire adolescente somme toute assez banale. L’été, la plage, le passage de l’enfance à l’adolescence par la découverte brutale du monde des adultes (et notamment du mensonge), les grands-parents sympathiques… Varjac reprend des éléments qui constituent les passages obligés des récits d’adolescence. La première « rencontre » entre le jeune garçon et l’adulte, puis les rencontres secrètes du mercredi, ont quelque chose de très attendu. Le dénouement, ensuite, est vite « expédié ». L’important, ici, n’est pas tant dans l’événement que dans l’étude de la « psyché » adolescente. L’agneau chaste est un document sur la découverte de l’amour et le trouble qui ébranle les fondations de l’enfance lorsque cet amour est marqué du sceau de l’infamie. Dénué de jugement moral explicite, le roman n’en propose pas moins un instantané sans complaisance sur l’intolérance « ordinaire ». Une manière de noter que l’évolution des mentalités, dont on parle beaucoup, n’atténue pas forcément la brutalité des histoires particulières.

 Thierry LE PEUT

 

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4 juillet 2011 1 04 /07 /juillet /2011 11:02

LA MORT DU ROI TSONGOR, par Laurent Gaudé

Actes Sud, 2002

 

Le texte qui suit est une "note de lecture" personnelle. Il contient, au-delà des quatre premiers paragraphes, des révélations que vous ne voulez peut-être pas lire avant d'avoir découvert vous-même le livre !

 

Gaudé - tsongorLe cri pathétique de l'humaine condition

Dans une Afrique antique et fantasmée, le roi Tsongor est sur le point de marier sa fille Samilia avec le prince des terres du sel, Kouame. Mais, la veille de la grande cérémonie des offrandes, un second prétendant se présente au palais : Sango Kerim, qui vécut jadis au palais comme l’un des fils du roi, et qui réclame Samilia au nom d’un serment qu’elle lui fit enfant. La force du serment contre la promesse faite à Kouame. Tsongor, incapable de choisir, se donne la mort dans l’espoir que le deuil empêchera la guerre. Las ! la guerre éclate malgré tout, au-dessus de la dépouille du roi, dont l’âme en peine voit se présenter aux portes de la Mort les légions de victimes.

 

La mort du roi Tsongor retrouve l’héroïque guerrier des épopées antiques. La guerre de Troie, comme celle de Thèbes, s’imposent à l’esprit. Samilia est l’Hélène au nom de laquelle les hommes se font la guerre – l’oubliée, déchirée entre ses désirs et ses devoirs contradictoires, prétexte à la guerre que les combattants finalement oublient, emportés par leur folie assassine. Les fils du roi Tsongor sont ceux d’Œdipe qui se disputent la ville de Thèbes par dessus l’absence laissée par le départ de leur père. Gaudé, comme ses illustres prédécesseurs, dessine une galerie de portraits héroïques et pathétiques, mettant en scène l’apparition de chacun des protagonistes, la naissance des haines, le choc des devoirs et des orgueils. Il bâtit son roman en six tableaux, de la mort du roi à sa dernière demeure, balayant l’ensemble d’une guerre dont la durée se perd dans la furie des scènes de combat et le calme trompeur des moments d’accalmie.

 

Gaudé a le talent des figures : ses protagonistes se détachent en effet sur la toile de fond des combats, chacun dévoilant à travers quelques scènes une épaisseur héroïque qui nous renvoie, effectivement, aux épopées antiques. Le portrait de Kouame montre le souci d’universalité de Gaudé, dont les personnages doivent s’imposer comme des « types » : « Kouame était un bel homme. Les yeux bleu sombre. La tenue altière. Le visage franc. Il était grand et puissant. Sa présence dégageait quelque chose de calme et d’attentionné. » Des notations générales, séparées, utilisant la phrase nominale ou l’attribut du sujet. Quelques touches qui suffisent à dessiner une forme que le lecteur est invité à remplir de ses propres représentations, mais déjà l’évidence d’une personnalité à l’intérieur de cette forme générale. Ce calme et cette attention qui apparaissent d’emblée rendent Kouame disponible à l’amour. Ce sera le drame de Samilia : au-delà d’une promesse et d’un serment, il y aura le conflit des sentiments, chacun des prétendants exerçant une attraction sincère sur la fille du roi. Comme le lecteur, celle-ci a d’abord perçu Kouame à travers une représentation, n’ayant de lui qu’une description générale ; puis elle l’a rencontré, et a perçu chez lui l’homme au-delà de la représentation. On peut approcher de la même manière les différents protagonistes du roman.

 

Le roi Tsongor appartient à la lignée des souverains pathétiques, des hommes marqués à la fois par la guerre et un destin implacable. Une figure tragique qui, croyant échapper à son destin, ne fait que le réaliser. Sa présence dans l’ensemble du roman se manifeste par son ombre errante, qu’il a lui-même condamnée à ne pas trouver le repos, et donc à voir passer devant elle les âmes des victimes de la guerre : une guerre qu’il a échoué à empêcher et à laquelle sa mort l’empêche de participer. Gaudé puise, ici, à la source des auteurs antiques qui a nourri Shakespeare ou Kurosawa.

 

La guerre, dans La mort du roi Tsongor, n’épargne – du moins dans son corps – qu’un personnage. Celui-ci traverse l’ensemble du roman en suivant une quête qui l’éloigne des combats et en fait l’instrument privilégié du romancier pour, dans son dernier tableau, mettre en perspective la guerre qu’il a contée. Souba, le plus jeune fils du roi Tsongor, reçoit de ce dernier une mission avant le suicide du roi : il devra parcourir son immense empire orphelin à la recherche de lieux où bâtir sept tombeaux à l’image du défunt. Chaque lieu, chaque tombeau doivent rendre hommage à un aspect différent de la figure royale ; ils devront témoigner de ce que fut Tsongor. Un récit initiatique traverse ainsi l’épopée guerrière, traçant une autre voie. Au terme de son périple, Souba aura découvert non seulement ce que fut son père mais ce qu’il est lui-même ; il aura trouvé non seulement les sept lieux exigés par son père, construit les sept tombeaux dont le dernier accueillera la dépouille du roi, offrant à son âme errante le repos jusqu’alors refusé, mais aussi le lieu de sa propre sépulture.

 

En chemin, Souba aura aussi fait l’apprentissage de la honte. Il aura ainsi accompli la destinée des Tsongor. Car le récit de guerre est dominé par les sentiments de vanité, et finalement de honte, qui s’emparent des protagonistes : chacun découvre qu’il n’a, au nom d’un « noble » combat, finalement que donné à la mort un vaste champ où se déployer, détruisant en définitive tout ce qu’il avait jadis aimé, désiré, admiré. Les légions entières de combattants valeureux, jusqu’alors invaincus et redoutables, décimées. Les femmes, les enfants, les vieillards auxquels le palais du roi Tsongor offrait un asile inviolable, exterminés. Le palais lui-même, la magnifique Massaba, ville glorieuse célébrant les conquêtes passées du roi, centre de son empire immense, anéanti. Les remparts effondrés, les maisons réduites en cendres sont finalement balayées, dans une scène saisissante des dernières pages, que par le cri des singes hurleurs : « Leurs plaintes aiguës était le seul son qui s’élevait maintenant de la ville. Une plainte animale. Inarticulée. Ils hurlaient ainsi des nuits entières parfois. Dans un concert déchiré qui faisait frémir les murs du palais. »

 

Cette plainte qui referme sur la guerre un couvercle de dérision reçoit dans l’œuvre de Gaudé un écho permanent : ce sont les cris des soldats et de la terre déchirée dans Cris, son premier roman, et les hurlements déments de l’homme-cochon qui parcourt les champs jonchés de cadavres de la guerre de 14. Ce sont les cris qui s’emparent de Saint-Malo dans « Sang négrier », la longue et terrifiante plainte animale des hommes. Dans La mort du roi Tsongor, ces plaintes font écho, aussi, au rire du père : le jeune Tsongor, autrefois, quitta le palais de son père pour réaliser un empire capable d’effacer la gloire du père ; il le fit pour échapper au rire de ce dernier, un rire humiliant, méprisant. « Je voulais bâtir un empire qui ferait oublier le sien. Pour effacer le rire. Tout ce que j’ai fait depuis ce jour, les campagnes, les marches forcées, les conquêtes, les villes construites, tout cela, je l’ai fait pour me tenir loin du rire de mon père. » En vain. Car le rire revient, désormais, alors que l’âme sans paix du roi contemple les esprits tristes des morts de « sa » guerre. La conclusion pathétique d’une vie de conquêtes.

 

Le roman de Gaudé est ainsi un roman de la vanité, un roman de l’orgueil, un roman de la tristesse. Le cri qui le traverse est celui que l’on entend à la lecture des autres textes de l’écrivain ; le cri déchirant, cruel et pathétique, de l’humaine condition.

Thierry LE PEUT

 

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3 juillet 2011 7 03 /07 /juillet /2011 18:13

NUIT ET BROUILLARD, suivi de DE LA MORT A LA VIE, par Jean Cayrol

Mille et une nuits, 2010

 

Nuit et brouillard est le texte écrit par le poète Jean Cayrol pour accompagner les images du document d'Alain Resnais sorti en 1956.

 

 

CAYROL - nuit et brouillardSe souvenir du passé et observer le présent

 

Nuit et brouillard

 

Fruit d’une commande passée par le Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale en 1954, Nuit et brouillard, le document d’Alain Resnais, a traversé les décennies en s’imposant comme un document majeur sur les camps de concentration. Scénarisé par Resnais et Olga Wormser, il fut monté et ensuite montré au poète Jean Cayrol, lui-même rescapé du camp de Mauthausen, qui en fut si affecté qu’il rédigea d’abord un commentaire loin de la salle de montage. Ce commentaire fut retravaillé par Chris Marker, puis Cayrol trouva la force de revenir à la salle de montage. Alors s’engagea un travail avec Alain Resnais, travail de précision destiné à accorder l’image et le texte.

 

Le texte de Jean Cayrol n’avait pas été publié jusqu’en 2010. Dans cette édition des Mille et Une Nuits, il se donne à lire indépendamment des images d’Alain Resnais. Il apparaît alors dans sa saisissante vérité, comme un témoignage en soi. On ne peut s’empêcher, si l’on a vu Nuit et brouillard, de revoir les images ; mais le lecteur « innocent », qui lit ce texte sans le secours des images, y découvre des images qui se passent d’écran.

 

C’est l’essence même de l’expérience concentrationnaire qui se trouve ici invoquée. Le texte est présenté sous forme de paragraphes, descriptions ou commentaires très courts sur les camps : leur histoire, leur conception, leur population, la vie telle qu’elle s’y déroulait. La peur ininterrompue. Passé et présent alternent, car le film retourne sur les lieux et affronte ce qui reste des camps à ce qui s’y est déroulé durant la guerre. Ainsi le spectateur – lecteur est-il lui-même impliqué dans ce voyage, interpellé parfois, notamment à la fin : car l’expérience concentrationnaire n’est pas un souvenir, une réalité morte, elle appartient au présent et nécessite la vigilance de tous pour que de telles horreurs ne se reproduisent pas.

 

Les images qu’invoque le texte de Cayrol sont en effet celles que la littérature, de fiction comme de témoignage, et le cinéma n’ont eu de cesse de reprendre depuis soixante ans, et dès 1947 avec la sortie de Si c’est un homme de Primo Levi. Les corps décharnés, les châlits accueillant plusieurs prisonniers, les kapos, les chiens, l’arrivée des déportés, les cuillères (Primo Levi leur accorde une place importante, Art Spiegelman aussi dans Maus), les chambres à gaz, les fours… Il est donc essentiel, au terme de cette évocation, d’apostropher le témoin d’aujourd’hui, en ne le laissant pas croire que l’horreur concentrationnaire appartient au passé. « La guerre s’est assoupie, un œil toujours ouvert », écrit Cayrol. Les derniers mots sont donc une exhortation à veiller et à garder les yeux ouverts sur le monde actuel, où nous « n’entendons pas qu’on crie sans fin ».

 

 

De la mort à la vie

 

Ce texte fut d’abord intitulé « Pour un romanesque lazaréen » et publié en 1950 ; il reprenait un article paru dans la revue Esprit en septembre 1949 (n°159). Jean Cayrol y dessine les traits d’une littérature nouvelle, qui rend compte de l’expérience concentrationnaire mais ne raconte pas les camps eux-mêmes. C’est une vision du monde, un type de personnage que cette littérature invente ; un art lazaréen dont la peinture et les autres formes d’expression peuvent elles aussi rendre compte.

 

Qu’est-ce que cette littérature lazaréenne ? Qu’est-ce qu’un personnage lazaréen ? C’est à ces questions que répond Jean Cayrol. Le personnage lazaréen serait un personnage incapable de vivre, enfermé dans une solitude dont Cayrol fait un vêtement, que l’on revêt pour se protéger du monde environnant. Insaisissable, apparemment indifférent, le personnage lazaréen assiste à ce qui se passe devant lui mais n’y prend part que de manière indirecte ; il demeure immobile, comme attendant la mort. Dans cette attente, toutes les personnes qu’il rencontre sont suspectes : elles peuvent d’un instant à l’autre se révéler bourreaux. De là une vision du monde comme réalité sans cesse changeante, où le personnage lazaréen est incapable de saisir une forme délimitée par des lignes. Ainsi les gens qu’il rencontre n’ont-ils pas, eux non plus, de visage précis ; ils représentent plus qu’ils ne sont : « C’est toujours une foule que le personnage lazaréen a devant ses yeux, même dans le plus simple visage. »

 

De même, le personnage lazaréen ne peut réaliser son « destin » jusqu’au bout. Toujours il échappe à cette « complétude ». Ne percevant le monde que de façon indirecte et incomplète, il est incapable de « réaliser » son existence. Un roman lazaréen sera donc un roman sans intrigue maîtrisée.

 

Ce personnage se caractérise par son incapacité à aimer ; ou il n’aime que de manière « parasite », en confiant à d’autres le soin de réaliser l’amour, dont il ne sera, lui, que le spectateur. C’est un personnage traumatisé qui ne vit que par procuration. Qui a grand besoin d’amour, pourtant, « un besoin fou d’amour, inimaginable, désespéré ». « Cet homme déraciné, en proie à l’inlassable indigence qui hante le monde, ne peut vivre que par les autres », tant lui-même est fuyant, apeuré, sans désir. C’est un homme qui ne s’attache pas, qui ne s’inscrit pas dans la durée mais constamment ailleurs, « évadé », « déconnecté ».

 

Par ce texte, Jean Cayrol tente de saisir l’insaisissable. La description qu’il fait du personnage lazaréen est celle d’un homme traumatisé, qui, revenu vivant d’une expérience de mort anticipée, ne peut comprendre pourquoi il est resté en vie – alors que d’autres sont morts – et ne peut reprendre la vie. C’est un mort en sursis. Un homme incapable de résilience, pour emprunter la notion sur laquelle travaillera plus tard Boris Cyrulnik, justement à partir de l’expérience des camps de concentration. Cayrol était lui-même un rescapé du camp de Mauthausen.

Thierry LE PEUT 

 

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2 juillet 2011 6 02 /07 /juillet /2011 18:07

CRIS, par Laurent Gaudé

Actes Sud, 2001 - Le Livre de Poche, 2005

 

 

Gaudé - crisL'absurde surdité des hommes

« C’est une vague immense que rien ne peut endiguer. » Ainsi la voix de Jules, à la fin du roman, décrit-elle les voix qui le hantent et qu’il ne parvient à apaiser qu’en construisant à chacune d’elles une statue de boue, sorte de mémorial façonné à l’orée des villages indifférents par le soldat déserteur que la guerre a rendu sourd et qui marche, poursuivi par les voix qui crient à l’intérieur de lui. Durant tout le roman, Jules marche ; il est celui qui a quitté le front des combats, le permissionnaire qui, ne parvenant pas à « reprendre » une vie normale au milieu d’une société indifférente à la guerre, sourde comme lui, mais de n’entendre pas, finit par se jeter d’un train comme on se jette hors de l’Histoire. Pour s’arracher au cours de sa propre vie. S’arracher au flux des événements, seul moyen d’essayer enfin de faire entendre les voix des morts, que tous préfèrent ignorer.

 

Cris est le roman de ces voix. Tandis qu’elles résonnent dans la tête de Jules, elles s’élèvent aussi des pages du roman, où Gaudé ne délègue qu’à elles le soin de raconter la guerre. Point de narrateur : Gaudé fait entendre les voix des soldats prisonniers des tranchées, avançant et reculant au rythme des conquêtes et des retraites, dans un mouvement incontrôlable et implacable de marée. Les personnages de Cris ne contrôlent rien en effet. Ils sont livrés à l’horreur de la guerre, déjà à moitié disparus dans la terre sillonnée de tranchées qui finira par les ensevelir. Inexorable est la marée, montante et descendante, qui emporte et malmène ces hommes abandonnés à l’absurdité des combats. Parfois une voix s’éteint, au milieu d’une phrase : celui qui parlait vient d’être fauché par la mort. Les autres alors continuent l’histoire, d’autres voix prennent le relais. L’une d’elles, celle du médecin, semble s’efforcer de donner un semblant de cohérence à l’absurde boucherie qui sectionne les corps et torture la terre.

 

Le cri immense que porte la plume de Gaudé est aussi celui de la terre, qui hurle sa douleur d’être ainsi creusée, remuée, violentée. Et les cris des hommes comme celui de la terre expriment le mouvement d’une Histoire abandonnée à la folie meurtrière, une Histoire en train elle-même de changer de « peau ». Un siècle s’achève, un monde meurt, un autre commence, dans la douleur. Celui qui s’ouvre sera un siècle de mort, le siècle de la boucherie réitérée devenue expression même de la civilisation en marche. Un siècle de barbarie, comme on l’a souvent écrit depuis.

 

Gaudé compose ainsi, à travers ces voix qui s’entrecroisent, s’opposent, se répondent, une symphonie terrible et pathétique dont le symbole devient un « homme-cochon », auteur du cri primaire qui déchire le silence assourdissant du champ de bataille. Un « homme-cochon » insaisissable qui parcourt la terre éventrée en hurlant sur les cadavres des hommes, dont lui-même semble ne plus faire partie. Son cri insinue la terreur dans l’esprit des soldats tapis dans les tranchées, à donner et attendre la mort. On le poursuit, on croit le saisir, mais il hurle à nouveau, inlassablement. C’est le cri de la guerre, celui de la terre, celui de la folie tout ensemble mélangées.

 

On pourrait redouter un roman cacophonique ; au contraire, Gaudé tisse une œuvre parfaitement maîtrisée, dont on ne souhaite retirer aucun mot. Les voix et les événements qu'elles portent épousent la forme du flux et du reflux, de cette répétition inlassable d'une existence vouée à mourir et à crier. Loin du champ de bataille, la destinée de Jules, première et dernière voix du roman, cherche à donner sens à l’indicible, en offrant à ces voix inaudibles un symbole digne d’elles. Le mythe du Golem s’empare ainsi des dernières pages, statues de boue façonnées par le déserteur que l’on fait fuir des places de villages à coups de pierres, car les voix qui le hantent, nul ne veut les entendre. Alors il faut ces statues de boue pour imposer aux hommes, malgré eux, l’horreur qu’ils cautionnent. Gaudé achève ainsi son grand cri sur une note d’espoir, de victoire, alors même que sa symphonie baroque impose au lecteur l’image d’une humanité indifférente à sa propre cruauté.

Thierry LE PEUT

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2 juillet 2011 6 02 /07 /juillet /2011 17:24

 

 

SANG NEGRIER, par Laurent Gaudé

nouvelle publiée dans le recueil Dans la nuit Mozambique, Actes Sud, 2007

 

Gaudé - nuit mozambiqueSang négrier rappelle certaines nouvelles de Maupassant, ou les textes de Lovecraft. Le dispositif choisi par Laurent Gaudé est le même que celui que ces deux écrivains mettent en œuvre souvent : celui d’un narrateur à la première personne profondément marqué par les événements qu’il raconte après coup. Un sentiment de catastrophe, de déchéance irrémédiable s’empare ainsi du lecteur dès les premiers mots, pour ne plus l’abandonner ensuite.

 

Avec Sang négrier, Gaudé voulait parler de l’esclavage. Le thème, dit-il, a été à l’origine de l’écriture. Une manière, pour l’écrivain, de s’acquitter d’une sorte de « dette » que la France aurait, par son Histoire, contractée à l’égard de l’Afrique. Les personnages de la nouvelle sont donc des marchands d’esclaves et le « bois d’ébène » qu’ils transportent. On est loin cependant du Tamango de Mérimée : toute la nouvelle de Gaudé est portée par une voix, celle d’un homme déchu, brûlé de l’intérieur, terrifié. Un homme marqué, dont on sent qu’il n’a plus longtemps à vivre, et que le récit qu’il fait est comme un testament, une dernière chance d’être entendu et – peut-être - racheté.

 

« Commandant, il en manque cinq… »

 

C’est cette phrase qui lance l’action. « En », ce sont les esclaves échappés d’un négrier durant une escale à Saint-Malo. Une escale d’emblée marquée par une sorte de malédiction, car elle constitue en soi une « déviance », une entorse au cours normal de l’histoire : après la mort du commandant, rongé par la fièvre contractée sur les côtes de l’Afrique, où il a acheté son « bois d’ébène », le second, lui succédant, a décidé de remonter jusqu’à Saint-Malo au lieu de prendre la route des Amériques pour y vendre sa cargaison. Là, il entend rendre à sa famille le corps du commandant, quand bien même celui-ci, à l’arrivée en France, est déjà décomposé. Mais les esclaves essaient de s’échapper. Cinq d’entre eux y parviennent. Dès lors, la terreur s’empare de Saint-Malo, et la vie du nouveau commandant bascule dans l’horreur et la peur. Une fois entrée en lui, celle-ci ne le quittera plus. Elle sera la compagne d’une vie brisée, la promesse d’une mort solitaire et implacable.

 

Incapable de garder le contrôle de la situation, le commandant assiste au spectacle de la cruauté des hommes. Les habitants de Saint-Malo, police comme paysans, se livrent à une véritable chasse à l’homme dans laquelle le narrateur ne voit pas seulement la réponse à la peur mais l’occasion de s’abandonner, le temps d’un événement, au désir de mort, à une cruauté profondément tapie dans le cœur de l’homme. Les esclaves échappés, ou se tuent pour n’être pas repris, ou sont mis en pièces par les chasseurs. Sauf un. Un homme introuvable, que la ville elle-même semble dissimuler dans son ombre, comme pour narguer les hommes. Un homme dont les doigts sont bientôt retrouvés, l’un après l’autre, cloués sur les portes, en différents endroits de la ville. Chaque doigt étant le prélude à un malheur.

 

Saint-Malo, et le narrateur, vivent au rythme de cette mutilation impensable et des morts qu’elle annonce. Jusqu’au moment où le dixième doigt, enfin, est retrouvé… puis un onzième.

 

On a écrit que Sang négrier était une nouvelle fantastique. Mais tout l’œuvre de Gaudé l’est en réalité. Si la découverte du onzième doigt peut être perçue comme le moment où le récit bascule dans le fantastique, toute l’atmosphère de la nouvelle – la voix du narrateur « brûlé », la folie meurtrière des hommes, l’ambiance de catastrophe irréversible – baigne le récit dans un fantastique qui n’est pas tant l’intervention de l’irrationnel que l’essence même de la vie. Les personnages sont le jouet de forces qui les dépassent mais dont l’origine se trouve en eux. Ce ne sont pas des divinités invisibles et cruelles qui tirent ici les ficelles mais cette cruauté et cette folie que Gaudé place en l’homme, et que l’on retrouve dans ses romans comme dans ses autres nouvelles.

 

La lecture de Sang négrier est alors une immersion dans l’univers de l’écrivain, une rencontre violente et illuminée avec la nature humaine. Rencontre pleine de cris, comme l’ensemble de l’œuvre de Gaudé.

Thierry LE PEUT

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18 juin 2011 6 18 /06 /juin /2011 11:43

La Citadelle des Neiges, par Matthieu RICARD

NIL éditions, Paris, 2005 - Pocket, n°13100, 2007

 

Merci à Brigitte et à Ron de m’avoir porté vers cet auteur.

 

 

Ouverture au bouddhisme par le conte 

Matthieu Ricard - citadelle des neigesLa Citadelle des Neiges se présente comme un conte. Mais, écrit par Matthieu Ricard, fils du philosophe Jean-François Revel, biologiste devenu moine bouddhiste et interprète du Dalaï-Lama dans ses déplacements à l’étranger, il est nourri par une vie consacrée au bouddhisme. Il s’agit donc d’un conte ardu pour les enfants, et qui s’adresse plutôt aux adultes. Le conte accompagne le cheminement initiatique de ses héros ; celui-ci ne déroge pas à la règle. Il suit le parcours d’un jeune garçon, Détchèn, « un enfant bon et compatissant » (quatrième de couverture de l’édition Pocket) qui un jour suit un ermite dans la montagne, et bénéficie des leçons du maître Tokdèn Rinpotché, consacrant dès lors sa vie à la méditation, se mettant ensuite au service des autres. En contant son histoire, c’est au lecteur que Matthieu Ricard propose une initiation à la sagesse bouddhiste.

 

Le récit est rigoureusement découpé en neuf chapitres, de l’enfance de Détchèn dans son village, où il prend conscience de sa compassion envers les hommes et envers les animaux, et de sa communion avec l’ensemble du vivant. Détchèn souffre avec les bêtes que l’on fait travailler dans les champs, et un sourire, une parole généreuse, sont pour lui comme une inspiration d’air pur. Sa nature compatissante trouve un point d’ancrage en la personne de son oncle Jamyang, auquel un jour le confient ses parents, tristes de se séparer de lui mais heureux de lui offrir une vie de contemplation, car ils sont conscients que c’est ce qu’il recherche. Du voyage de Détchèn dans la forêt, où il reçoit les premiers enseignements de son oncle Jamyang et tire de l’observation du monde des leçons tout aussi importantes, à l’arrivée à la Citadelle, « un immense cirque de parois rocheuses surmontées de crêtes aux neiges éternelles, qui formait un cercle presque parfait enserrant une plaine de bruyères et de forêts de sapins », le parcours de l’enfant invite le lecteur à s’ouvrir lui aussi au monde, à la nature, aux êtres, et le prépare à la rencontre avec le maître Tokdèn Rinpotché.

 

Matthieu Ricard s’est inspiré de personnes réelles : « Leur histoire est une mosaïque d’événements vécus dans un passé récent ou lointain par moi-même et par d’autres », explique-t-il à la fin du récit. Cela confère à La Citadelle des Neiges une authenticité et une sincérité qui en rendent la lecture captivante, autant qu’elle est rendue aisée par un style et un déroulement limpides. « La Citadelle des Neiges existe », ajoute l’auteur, « mais j’en tairai le nom. »

 

Elle existe en fait, d’abord, en chacun de nous. Le parcours personnel de Matthieu Ricard est celui d’un homme élevé dans une famille de libres-penseurs, formé aux méthodes scientifiques, et qui a ensuite décidé de chercher un sens à la vie dans la foi bouddhiste. Un parcours exceptionnel dont on sent la force à chaque page de La Citadelle des Neiges, dans les pas du héros empli de compassion, de dévotion et d’amour.

Thierry LE PEUT

 

Citations :

 

« Sans sagesse, tu perçois tout de travers, et sans compassion, ta sagesse ne vaut pas grand-chose. » (Jamyang à Détchèn)

 

« Chaque roc, chaque grotte, chaque rivière portaient une histoire. Ici un ermite avait médité, là un saint avait laissé l’empreinte de son pied dans le rocher, là encore résidait une divinité du lieu. La terre était sacrée, le ciel était sacré. » (Lors du « voyage dans la forêt », vers la Citadelle)

 

Le maître Tokdèn Rinpotché « était l’exemple vivant de ses enseignements. Sa bonté et sa douceur coulaient des profondeurs de son être. »

 

« Il ne doutait jamais du chemin, mais parfois de lui-même et de sa capacité à le suivre. » (De Détchèn, au cours de sa méditation)

 

et ma préférée peut-être :

 

« Au réveil, il s’asseyait le dos droit, car une posture corporelle équilibrée facilite la concentration et évite de succomber à la torpeur comme à l’excitation mentale, les deux défauts majeurs qui nuisent à la clarté et à la stabilité de la méditation. »

 

 

 

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2 novembre 2010 2 02 /11 /novembre /2010 16:02

TAMANGO, de Prosper Mérimée

1829

 

tamango 1  tamango 2  tamango 3

 

Structure de la nouvelle :

 

Présentation du Capitaine Ledoux et de ses idées pour « améliorer » le trafic des Nègres. – Départ de L’Espérance et tractations avec Tamango, vendeur d’esclaves, qui dans un moment de colère et d’ivresse donne l’une de ses femmes à Ledoux. – Réveil de Tamango qui nage jusqu’à L’Espérance et réclame son épouse ; il est maîtrisé et jeté à fond de cale, avec les esclaves. – Influence de Tamango sur sa femme Ayché et sur les esclaves ; Ayché lui procure une lime ; il organise la révolte. – La révolte. – Incapacité de Tamango à diriger le navire ; les mâts sont brisés, le navire dérive. – Tamango propose de regagner la terre sur une chaloupe et un canot. La chaloupe coule. Tamango et Ayché regagnent L’Espérance. - Ils dépérissent, Ayché meurt. – Tamango est recueilli par un navire anglais, La Bellone, et amené en Angleterre où, libéré, il travaille pour le gouvernement. Il meurt des suites de l’excès de rhum et de tafia (eau de vie de canne à sucre).

 

***

 

Réquisitoire ou récit d’aventure ? Mérimée ne met pas en accusation à travers cette nouvelle mais son ironie s’exerce incontestablement contre les Européens dont la civilisation est délestée de ses atours trompeurs par les coups de plume de l’auteur. Le sort de Tamango, l’esclave révolté ensuite « adopté » par l’Angleterre, est à lui seul suffisamment parlant : quelle meilleure illustration de l’européanisation du personnage que sa fin pitoyable sous l’effet du rhum et de l’eau de vie ? La nouvelle s’ouvre sur le portrait du capitaine Ledoux, dont le nom est formé par antiphrase, comme le sera celui de son navire négrier, L’Espérance. Mérimée n’en détaille pas moins les idées de ce capitaine pour humaniser, selon lui, tout en le rentabilisant, le transport des Nègres : ne pas se contenter d’aligner deux rangs d’esclaves contre les bords du navire mais remplir aussi l’allée centrale séparant ces deux rangs, en y couchant des esclaves perpendiculairement à leurs compagnons, non sans avoir fait réduire la hauteur de l’entrepont car, après tout, les esclaves n’ont pas besoin de se lever, voilà l’idée de génie de ce navigateur que la fin de la guerre a mis au « chômage technique » et qui s’est recyclé dans le trafic d’êtres humains. La fierté de lui-même est constamment sensible dans ce personnage qui se veut haut en couleurs, pratique volontiers le trait d’esprit et n’entend pas se laisser détrousser par les marchands d’esclaves de la côte africaine, aux prétentions commerciales démesurées. Mais l’est tout autant l’ironie sans appel avec laquelle Mérimée le regarde et qui juge d’un trait sévère l’ensemble des semblables de Ledoux. Ayant nommé son personnage par antiphrase, Mérimée pratique lui-même cette figure de style en décrivant l’attitude et les paroles de Ledoux, sans que le lecteur soit dupe un instant de l’apparente indifférence du narrateur.

Face à Ledoux se dresse Tamango, « guerrier fameux et vendeur d’hommes ». L’expression résume d’emblée le personnage, dont la puissance apparaît dans sa prodigieuse force physique autant que dans son influence sur les Africains, ceux qu’il gouverne dans son village comme ceux qu’il a vendus au négrier français, auxquels il se retrouve mêlé quand il est à son tour embarqué comme esclave, et qu’il pousse ensuite à la révolte avant de les conduire à la mort, sans jamais perdre la superbe majesté qui fait de lui un meneur d’hommes. Il faut le voir, après le massacre de tous les Blancs du navire, tendant négligemment la main à baiser à son épouse agenouillée, lui-même s’appuyant sur le sabre encore rouge du sang du capitaine. Mérimée décrit ainsi plusieurs scènes faites pour l’illustration et qui rendent hommage à la puissance de ce personnage dont le destin pourrait servir d’exemple à une théorie de la vanité du pouvoir.

Mérimée a beau faire de Tamango un personnage mémorable, il ne le glorifie pas pour autant. Bien que la nouvelle s’appuie sur les figures ennemies de Ledoux et de Tamango, mettant en scène avec un indéniable sens du drame leur affrontement ultime au corps à corps, Mérimée n’a pas le mauvais goût du manichéisme. Le capitaine du négrier n’est certes pas sympathique, et sa mort apparaît comme le juste châtiment de son « crime contre l’humanité », d’autant plus condamnable qu’il est commis avec une totale bonne conscience. Mais Tamango, si orgueilleux qu’il soit, n’en est pas pour autant un personnage entièrement noble. Guerrier certes, mais vendeur d’hommes avant toute chose. C’est dans cette fonction qu’il apparaît d’abord, et on le voit abattre sans façon un esclave pour persuader le capitaine Ledoux de lui prendre ceux qui lui restent sur les bras, qui plus est la mère de trois enfants que vient d’accepter le capitaine. Tamango sait être cruel et ne s’embarrasse pas d’humanité. Pourtant, on ne peut ignorer le sentiment qui le pousse ensuite à se jeter lui-même entre les mains des trafiquants d’hommes : le désir de reprendre son épouse, qu’il a cédée au capitaine dans un moment d’ivresse. Outre son attachement à sa femme Ayché, cet acte insensé, qui fait de lui un esclave, révèle le code d’honneur du guerrier, qui ne conçoit pas un instant l’absence d’honneur des Européens qu’il a en face de lui. Car Tamango se croit honnête et n’imagine pas que les Blancs puissent tirer profit d’une situation basée sur un malentendu. Se voyant comme leur égal, impliqué avec eux dans une relation commerciale, il n’envisage pas le danger qui pèse sur sa propre personne, que Mérimée a rendu limpide en revanche dans l’esprit de son lecteur, en faisant dire par Ledoux à son second, au moment de sa rencontre avec Tamango : « Voilà un gaillard que je vendrais au moins mille écus, rendu sain et sans avaries à La Martinique. »

Ledoux comme Tamango sont en accord avec eux-mêmes, sûrs de leur bon droit, en adéquation parfaite avec leur rôle. Chacun en découvre tour à tour les limites en se heurtant à la résistance – et, de son point de vue, à la félonie – de l’autre. Et de même que la mort sanctionne la vanité du capitaine blanc, de même la déchéance sanctionne celle du chef noir : ayant mené les esclaves à la révolte, Tamango sait bien qu’il n’a aucun moyen de les ramener au pays. Les superstitions naïves et l’ignorance des Africains sont alors mises en contraste avec la supériorité technique des Blancs civilisés. Une fois arrachés à leur terre, les Noirs sont perdus, la révolte conduit à la mort. Par ce constat, le récit s’élève au-dessus du sort des révoltés et révèle l’incommensurable tragédie que représente la traite négrière. Il dénonce aussi l’inhumanité des rapports entre les peuples, fussent-ils blancs et civilisés de la même manière : car la vie des négriers massacrés par les esclaves n’a pas davantage de prix aux yeux de leurs ennemis anglais que la vie des Nègres n’en avait aux yeux du capitaine Ledoux. Cette violence des hommes envers les hommes frappe les justes comme les coupables, tel cet interprète que Mérimée qualifie d’« homme humain » parce qu’il montre de la compassion envers les esclaves, mais qui n’en finit pas moins déchiqueté et jeté à la mer avec ses compagnons blancs lorsque la fureur de la révolte s’empare des malheureux prisonniers.

Tamango tire le meilleur parti d’un cadre restreint qui concentre l’action et accentue la force dramatique du récit. Si L’Espérance fait une escale sur les côtes d’Afrique et si Tamango achève sa vie sur le sol anglais, l’essentiel de la nouvelle se déroule néanmoins sur le navire lui-même, habitacle cerné par l’océan indifférent où s’expriment et s’affrontent les émotions des hommes. Si elle eut moins de succès en son temps que d’autres nouvelles de Mérimée, la faute sans doute à son sujet, Tamango s’est imposée depuis comme l’une des pièces maîtresses de l’œuvre de l’écrivain, construite avec rigueur, fondée sur des personnages forts et d’une portée morale exemplaire.

Thierry LE PEUT

 

 

tamango - négrier 1 

tamango - film de john berry-1958

Tamango fut adapté en film en 1958, par John Berry

en co-production franco-italienne avec Curd Jurgens et Dorothy Dandrige.

 

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1 novembre 2010 1 01 /11 /novembre /2010 17:29

LE VASE ETRUSQUE, de Prosper Mérimée

(diverses éditions)

 

mérimée - vase étrusqueStructure de la nouvelle :

 

I : Présentation d’Auguste Saint-Clair. Passant pour déplaisant et fat auprès de certaines personnes à qui il lui arriva de déplaire, c’est en réalité un jeune homme au cœur tendre et aimant qui se protège en se confiant peu et en restant sur son quant-à-soi. Il recherche davantage la compagnie des femmes que celle des hommes, et l’on soupçonne une inclination particulière pour la belle Mathilde de Coursy, jeune veuve.

 

II : [Un mois de juillet, à l’aube.] Auguste prend congé de sa bien-aimée. Il pense avoir trouvé enfin un cœur aimant auquel il puisse se confier sans crainte.

 

III : [Le lendemain.] Au cours d’une soirée entre garçons, arrosée et animée, Auguste entend que celle qu’il aime en secret fut la maîtresse de Massigny, un homme qu’il méprise, et qui est mort. Il n’y croit guère, puis songe au vase étrusque dans lequel la belle dépose les bouquets qu’il lui offre : ce vase lui vient de l’homme haï. Auguste conçoit alors une jalousie aussi extrême que ses précédents transports amoureux. La confiance trahie le pousse à maudire la belle, qui l’attend pourtant ce soir-là. Leur entrevue est assombrie par sa colère mais il n’ose ouvrir son cœur à Mathilde. Un présent de celle-ci, pourtant, achève de le convaincre qu’elle l’aime sincèrement.

 

IV : [Le lendemain.] En quittant sa bien-aimée, Auguste voit le démon s’abattre encore sur lui, lorsqu’il apprend que le petit portrait d’elle que Mathilde a fait mettre dans sa montre a été réalisée par un artiste que Massigny lui fit connaître. C’est dans un état de grande colère qu’il rencontre Thémines, à cheval comme lui. La colère d’Auguste se tourne contre ce compagnon importun, qui lui demande raison. Le duel aura lieu le lendemain. Auguste en conçoit du réconfort : puisqu’il mourra le lendemain, il n’aura pas à épouser Mathilde.

 

V : Auguste confie ses doutes à Mathilde ; elle lui conte alors l’histoire de Massigny, qui n’a jamais été son amant bien qu’il l’eût souhaité. Elle brise le vase étrusque pour prouver à Auguste combien peu il a de valeur à ses yeux. Honte et bonheur d’Auguste.

 

VI : Roquantin rencontre le colonel Beaujeu ; nouvelle de la mort d’Auguste, tué en duel par Thémines. Auguste voulait s’excuser auprès de son ami mais d’abord essuyer son feu ; il a laissé le premier coup à Thémines.

 

VII : Conclusion : la comtesse meurt après trois ans de solitude et de silence, s’étant laissée dépérir.

 

***

 

Il y a dans les nouvelles de Mérimée, comme de Maupassant (pour se limiter à deux spécialistes du même siècle), un côté « millimétré » qui ne laisse rien au hasard. Encore qu’ici le long discours de Théodore Neville sur son séjour en Egypte paraisse bien inutile : peut-être n’est-il là que pour laisser à Auguste le temps d’absorber la nouvelle de la trahison de sa bien-aimée, dont on a cherché à le convaincre – bien innocemment au demeurant puisqu’il garde le secret sur son amour pour la belle. Peut-être aussi pour étoffer, artificiellement certes, l’acte central de l’histoire, et placer en son centre l’évocation du vase étrusque, objet sur lequel se cristallise la trahison supposée.

On trouve pourtant quelque émotion à cette fable, dont les protagonistes sont jeunes et sympathiques. Mérimée évoque Roméo et Juliette au seuil du dénouement (IV) pour préparer le lecteur à la conclusion tragique de son histoire. Le tragique, en amour, a besoin précisément d’un amour véritable, d’un amour pur qui transcende les amours ordinaires. D’où la pureté de cœur des deux amants, que la crise du doute n’ébranle que pour mieux la réaffirmer. C’est le moment que choisit le destin pour abattre le couperet classique.

Le vase étrusque, qui donne son nom à la nouvelle, était « une pièce rare et inédite. On y voyait peint, avec trois couleurs, le combat d’un Lapithe contre un Centaure. » La phrase elle-même est d’un pur classicisme, en trois périodes. La destruction de cette belle œuvre prélude à celle de l’amour pur des deux amants, eux-mêmes d’une constitution rare et inédite, promis à l’amour et détruits de façon gratuite, absurde. Si la solitude finalement mortelle de la belle après la perte de son amant est marquée par la modernité, l’histoire, elle, est de toutes les époques. La dernière phrase, qui qualifie de « chagrins domestiques » (parole de médecin) la maladie qui emporte la comtesse, est cruelle en ceci qu’elle remet le tragique à la place qui lui revient dans l’histoire des hommes : il n’y a de tragique en effet que dans l’hyperbole, dans le secret des cœurs, où nous a conduits Mérimée en nous rendant témoins de l’amour d’Auguste Saint-Clair et Mathilde de Coursy. Sitôt sortis de cette intimité et de la proximité des sentiments, le tragique s’estompe et se perd dans l’Histoire. Reposent les morts, la vie continue.

Thierry LE PEUT

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1 novembre 2010 1 01 /11 /novembre /2010 14:08

TROIS FEMMES PUISSANTES, de Marie Ndiaye

NRF Gallimard, 2009

 

Conte(s) cruel(s)

trois-femmes-puissantes-L-1Les trois parties de ce roman paraissent distinctes mais se répondent par un effet d’échos, de reprises. Khady Demba, l’héroïne de la troisième partie, apparaît, fugace, dans la première partie, même s’il est difficile, en lisant le récit de sa vie, d’y replacer ce que nous apprenait cette première partie. De même, à mesure que le passé de Rudy Descas nous est révélé dans la deuxième partie, des lieux invitent à lier son histoire à celle que l’on a lue précédemment. Et cet oiseau en lequel Khady Demba semble finalement se métamorphoser répond à la buse menaçante qui poursuit Rudy Descas. Reprises, échos, liens ténus et jamais explicitement confirmés tissent donc entre les parties du roman un réseau de correspondances qui invite à l’appréhender comme un ensemble romanesque cohérent.

Les deux premières parties commencent par une longue phrase, très maîtrisée, qui fait entrer le lecteur dans le style de Marie Ndiaye. Un style fluide, élégant, on dira même classique, qui rend plus sensibles les écarts par lesquels le récit, parfois, est tout près de basculer. Car chacun de ces récits – ou chacune des parties de ce récit, puisqu’il s’offre comme un tout – conduit le lecteur au seuil d’un fantastique qui ne s’avoue pas forcément mais qui est bien là, insistant, d’autant plus inquiétant que le récit semble ne pas le désigner et continuer comme si rien d’étrange ne s’était passé. C’est le père de Norah perché dans son arbre, ce flamboyant que le narrateur mentionne constamment ; c’est la buse qui poursuit Rudy Descas où qu’il aille, ou même les anges dont l’existence est une certitude pour sa mère, ou encore cette scène pourtant si « réaliste » où Rudy contemple un artiste endormi et se rêve en train de l’assassiner, gratuitement ; c’est, enfin, l’oiseau qui clôt le roman, et qu’on est tenté, même si rien ne nous y invite, de rapprocher de celui qui refermait de façon funeste la deuxième partie. C’est, aussi, l’étrange malaise qui saisit le lecteur devant Norah qui urine sur elle-même, l’abandon du corps, son incontinence, créant une dissonance brutale dans le récit.

De fait, il est toujours question ici d’une perte de contrôle. Norah retrouve son père, affronte les sentiments contradictoires, pleins d’amertume, qui la lient à cet homme haï et pourtant si aimable, avec les autres ; elle est là pour réparer, résoudre ce qui a été fait avant son arrivée, mais on comprend vite qu’il y a bien plus à réparer, et surtout que Norah, l’avocate, dont le métier est de contrôler justement, ne contrôle rien, ni les événements qu’elle est censée redresser, ni son passé, ni même sa famille, dans laquelle elle a imprudemment laissé entrer un homme et une petite fille dont elle ne peut plus, aujourd’hui, se défaire et qui menacent de lui voler l’affection de sa propre fille. Cette idée de sécurité menacée, attaquée de l’intérieur, est aussi au cœur de l’histoire de Rudy Descas, qui un jour a perdu, lui aussi, le contrôle de sa vie, et qui depuis s’emploie à la détruire tout en rêvant de la corriger. Correction impossible car il ne maîtrise pas même ses émotions, débordé, submergé par la haine, l’envie, la rancœur. D’où vient cette malédiction qui condamne Rudy à l’amertume ? De son passé, là encore, un passé qui nous est dévoilé au fil de l’errance pathétique de Rudy, un passé ancré dans le même décor que celui de Norah, un passé marqué par la mort et la haine. Que dire enfin de Khady Demba ? Sa vie se déroule sous ses yeux sans qu’elle ait même le désir de la contrôler ; au contraire, elle s’abandonne à cet état de semi-conscience dans lequel elle a vécu et vit encore, se laissant emmener, voler, violer sans paraître comprendre, ou en comprenant que c’est son destin, et qu’il n’y a pas à le combattre.

Deux femmes encadrent un homme : le récit de la vie de Rudy Descas, de quelques heures dans la vie de Rudy Descas, est en effet encadré par l’aventure de Norah et celle de Khady Demba. Et sa vie même est placée tout entière sous l’influence de deux femmes, sa mère et sa femme. De l’une comme de l’autre le lecteur n’aura qu’un aperçu, le temps d’une rencontre ou de contacts désincarnés, par téléphone. Chacune de ces femmes, du coup, acquiert une présence quasi fantastique, et l’on voit bien qu’elles exercent plus de contrôle sur la vie de Rudy qu’il n’en possède lui-même. Car il faut bien déduire du titre du roman, et c’est ce qu’annonce d’ailleurs la quatrième de couverture, que Fanta est l’une des « trois femmes puissantes » que raconte Marie Ndiaye, alors même qu’elle n’apparaît pratiquement pas dans le roman.

Il est aussi toujours question d’enfants. C’est la fille de Norah et celle de son compagnon, c’est le fils de Rudy, l’enfant enfin que Khady Demba a attendu, autour duquel elle a conçu toute sa vie, pour son malheur, car elle n’a pas su profiter de son mari lorsqu’il était là, et a perdu avec lui tout soutien, tout allié. Plus tard, sur la route des migrations, elle espère, encore, la venue de l’enfant. La difficulté de communiquer avec ces enfants répond, autre écho, à l’impossible communication des parents avec leurs propres parents, comme s’il était impossible de surmonter cette incommunicabilité, qui s’exerce ici avec la puissance délétère d’une malédiction, impossible de ne pas la reproduire, de ne pas emmener ses propres enfants sur la voie des mêmes reproches, des mêmes souffrances, de la même insécurité.

On touche alors à la profonde douleur qui traverse ce roman. Sous le style élégant de l’écrivain serpente l’irrémissible souffrance des personnages, victimes de Parques implacables qui s’amusent à agiter et à couper les fils de leurs vies. Aussi Marie Ndiaye referme-t-elle chaque partie de son roman sur un « contrepoint » chargé d’espoir, d’un espoir doucement mélancolique, comme les impressions que l’on a au réveil, dans la brume d’un demi sommeil. Mais cela suffit-il à dissiper l’étrange oppression qui émane du roman ? Parce qu’ils ont la cruauté d’une réalité sans rédemption et l’apparente légèreté des contes, les récits de Marie Ndiaye méritent bien l’appellation de « contes cruels ».

Thierry LE PEUT

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31 octobre 2010 7 31 /10 /octobre /2010 16:04

L'ORAGE et autres textes, de Romain Gary

Livre de Poche, 2009

 

L'attente d'un drame

orageLa première nouvelle, « L’Orage », m’a rappelé Joseph Conrad. Le cadre exotique mais inquiétant, l’atmosphère un peu lourde, un peu humide, menaçante. Le cadre, ici, c’est une île, à deux jours de navigation d’une colonie pénitentiaire, à une centaine de milles de l’île Fuji ; là vit le docteur Partolle, avec sa femme, et un Chinois nommé Tsu Lang. Un jour, un bateau accoste ; l’homme, justement, en vient, de Fuji. Un homme nommé Pêche, au comportement étrange, qui, venu voir le docteur, agresse sa femme avant de s’en écarter brusquement, en proie à un tourment intérieur qui intrigue, inquiète, finit par émouvoir. Le tourment de cet homme est comme la tempête qui se prépare, à laquelle, d’abord, le docteur ne croit pas, mais qui devient une évidence à mesure que le ciel change, et l’air, et que la nouvelle progresse vers sa conclusion. Romain Gary respecte le principe de la nouvelle : la chute surprend, violente comme la tempête qui s’abat. On retient de ce texte court son climat pesant, le mystère qui préside au déroulement du récit, des personnages dont on ne sait pas grand chose mais dont l’écrivain crée en peu de mots la présence. On ne voit pas grand monde sur cette île ; aussi la venue d’un étranger est-elle source d’attente ; la femme du docteur, agressée d’abord, se lance ensuite à la suite de l’étranger, en dépit de la tempête, émue par sa détresse, par la brutalité dont elle a été la victime et qui, maintenant, l’intrigue et l’attire. Cela s’achève sur deux corps enlacés balayés par les vagues, sur une disparition, sur une tempête qui, attendue, déclenchée, finalement s’apaise et laisse les personnages devant ses conséquences. L’étranger est passé comme cette tempête, il est reparti, mais il laisse une réalité choquante, violente, qui bouleverse la femme quand son mari la lui révèle.

 

Le ton est différent dans la deuxième nouvelle, « A bout de souffle ». Le cadre aussi. Nous sommes aux Etats-Unis, dans un snack sur Sunset Strip, d’abord, puis dans un motel de La Cienega. A Los Angeles donc. Soleil, jeunesse américaine, ombre du Vietnam, insouciance, racisme aussi, et le narrateur qui s’arrête dans ce snack où une jeune fille tente de l’allumer sous les yeux de son mari, qu’elle a épousé sans l’aimer et qui regarde d’un sale œil le « vieux », le narrateur, qui s’est arrêté là pour s’imprégner de l’atmosphère, des gens, et qui ne veut pas répondre à la demande sexuelle explicite de cette jeunette. Impressions, réflexions, souvenirs se mêlent dans la première partie. Puis la seconde partie s’ouvre au motel. Le narrateur y est venu avec l’intention de mourir. Il a engagé un tueur pour cela ; un tueur dont il attend la venue, qui a ordre de l’exécuter sans douleur, sans même savoir que la victime est aussi le client. Il raconte comment il a engagé ce tueur, puis attend. Que faire quand on sait qu’on va mourir ? Lire des poèmes ? La Bible fournie par tous les motels américains ? Un livre de Pouchkine, son auteur favori ? Finalement, il choisit l’annuaire téléphonique. « N’avais-je pas, après tout, passé ma vie entière à chercher, à appeler de mes vœux, quelqu’un, je ne savais trop qui… » Et puis la porte s’ouvre. Et de nouveau Gary se souvient que la chute doit être surprenante…

L’intrigue n’a rien à voir avec celle de « L’Orage », pourtant il reste quelque chose qui lie ces deux textes, même s’ils n’ont pas été liés dans l’esprit de l’auteur (puisque les textes recueillis ici ont paru à différentes époques, dans différentes parutions). Cette attente de quelque chose, qui est à la fois tension vers l’avenir – même si le narrateur lui tourne le dos – et souvenir du passé. Le sentiment que les trois moments qui définissent la vie humaine, l’avant, le pendant, l’après sont tous trois invoqués en même temps, toujours, imbriqués, interpénétrés.

 

Les trois nouvelles qui suivent sont plus anecdotiques ; je dirais volontiers « textes », d’ailleurs, plutôt que nouvelles. On y évoque l’Afrique, les aventures vécues, la camaraderie des aviateurs durant la Guerre. Sous la forme d’une discussion, de souvenirs, à la manière de Maupassant, autour d’un incident infime, d’une carte.

 

« Une petite femme » nous ramène à l’atmosphère « à la Conrad », à « L’Orage » donc. Annam, cette fois, et sa forêt dense, à travers laquelle des ingénieurs et des ouvriers français creusent une route et construisent un pont. De l’autre côté du pont, les Moïs, des indigènes inquiétants. Et l’ingénieur Lacombe qui débarque, toujours heureux. Puis sa petite femme, un sacré numéro, une personnalité, avec son petit chien et son insatiable curiosité. Le narrateur est aux ordres de Lacombe, il dirige les travaux. Et voir débarquer cette petite femme l’intrigue, puis l’inquiète. C’est qu’elle a des idées bizarres, comme d’aller se promener toute seule dans la forêt (« Et elle s’en allait comme ça, dans la brousse, son pékinois sous le bras. »), d’organiser des petites sauteries le dimanche, d’écouter sans arrêt, tous les jours, à toute heure, de la musique sur son phono. De la musique dans la jungle ! Et des petites sauteries ! Mais l’histoire se corse à mesure que l’on approche de la rivière, du pont, des Moïs. D’abord, parce qu’à cause de la petite femme l’ingénieur n’arrive pas à travailler et que les travaux prennent du retard. Ensuite, parce qu’une fois le pont construit, la petite femme insiste pour accompagner le narrateur au village des Moïs. De la pure folie. Couverte pourtant par Lacombe, qui ne refuse rien à sa femme. Etonnement du narrateur lorsque rien n’arrive au cours de cette expédition. Rien ? En apparence. Car bientôt les conséquences de ce caprice fou apparaissent, dans un drame qui, à l’instar de l’orage de la première nouvelle, était attendu, mais reste surprenant. On songe aussi à Maupassant, au son de ces tambours lointains qui insinuaient la peur dans les cœurs et dans les âmes (dans « La peur »). Ici il est question de voix, et de silence, et de disparition encore. Le style est tantôt alerte, léger comme cette petite femme, tantôt lourd, pesant comme le drame final.

 

« Le Grec » devait être un roman, dont il ne reste que les deux premières parties. Elles forment un tout, cependant, même si le dernier segment crée l’attente d’une suite. Mais l’attente, justement, n’est-elle pas l’un des thèmes des autres textes de ce recueil ? Le personnage principal, cette fois, est un nageur, un ex-champion, un phénomène dans son pays, qui a dû renoncer à la compétition à cause d’une histoire de drogue. Il vit maintenant en Grèce, la Grèce des Colonels, ce qui bien sûr amène des réflexions sur la démocratie et sur l’Histoire de ce pays qui inventa les dieux. Evocation de la vie du nageur, de ses conversations avec Petro au bord de l’eau, des personnalités pittoresques qu’il rencontre, comme M. Nicholas Arthur Maldomour Dronner et sa femme. Tout cela paraît curieusement mêlé, mais on y suit finalement la « vague de pensée » du personnage, et tout ce qui est raconté et décrit converge vers ce cadavre découvert sous l’eau, et l’île-prison dont il s’est enfui, et cet énigmatique commanditaire qui veut que le nageur, Billy, s’y rende pour prendre des photographies. Personne n’est jamais revenu de cette île, des gardes armés y veillent. Et Billy, l’ex-champion qui continue de nager pour nager ou pour voler, ni vu ni connu, se retrouve embarqué dans une histoire dangereuse qui implique un gouvernement étranger et des résistants, dangereux, armés, déterminés. « Le Grec », c’est la Grèce des Colonels, celle des armateurs, celle de la liberté et du danger. On y croise des personnages insolites, du mystère, le sourire parfois, et la fin, même si ce n’est pas une nouvelle, se révèle toujours un peu surprenante.

Thierry LE PEUT

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