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24 février 2023 5 24 /02 /février /2023 10:28

L’ANGE SCELLE

Nikolaï Leskov

1873

(édition Sillage, 2022, traduction de Denis Roche 1906)

 

Dans cette nouvelle de l’auteur russe Nikolaï Leskov, republiée en 2022 par les éditions Sillage dans une traduction de Denis Roche publiée en 1906 chez Perrin, le lecteur est transporté dans l’Ukraine et la Russie des années 1870. Il y passe quelques chapitres au sein d’une artèle, un groupement de travailleurs, chargé de la construction d’un pont de pierre sur le Dniepr pour le compte de constructeurs dont l’un est un Anglais, Iakov Iakovlévitch. Ces travailleurs sont des raskolniks, c’est-à-dire des dissidents religieux, des vieux-croyants, séparés de l’Eglise orthodoxe russe depuis le milieu du XVIIe siècle et en butte depuis à des brimades et des persécutions qui dureront jusqu’aux édits de tolérance de Nicolas II en 1905. Ces vieux-croyants pratiquent leur foi de façon humble et autonome, en se regroupant autour du chef de l’artèle, Louka Kirilov. Ils transportent avec eux, dans tous leurs déplacements, une collection d’icônes qui constituent pour eux un véritable trésor et au sommet de laquelle se détache un Ange que Louka Kirilov porte lui-même contre son cœur, et auquel ces fidèles attribuent une grande valeur religieuse. C’est une œuvre d’une grande finesse, qui a pour eux un pouvoir d’apaisement tel qu’ils en sont venus à lui prêter une importance particulière, même si aux yeux de toute personne étrangère à l’artèle elle n’est qu’une icône parmi d’autres.

Leskov choisit un dispositif littéraire simple, qui permet de confier le récit central à un narrateur qui fut membre de cette artèle et qui raconte aux voyageurs entassés dans une auberge, par une nuit glaciale de veille du premier de l’an, l’aventure qui arriva un jour à son groupe, en rapport avec cette icône sacrée. Les premier et dernier chapitres encadrent le récit du narrateur, Marc, invitant le lecteur à se laisser porter comme les auditeurs de Marc puis proposant une forme d’interprétation du récit dans les dernières pages. Le récit enchâssé est découpé en deux parties distinctes par le narrateur lui-même (II à IX puis X à XV).

La fable contée par Marc est une histoire à vocation édifiante. Elle raconte comment, par un enchaînement de circonstances qui mettent en scène des défauts et des caractères très humains, la communauté de vieux-croyants de Louka Kirilov fut amenée à revoir son rapport à la foi et à rejoindre finalement l’Eglise orthodoxe, après ce qui lui apparut comme l’intervention d’un Ange. L’Ange de l’icône devient au terme du récit un Ange véritable qui indique à Kirilov la voie à suivre.

Les personnages qui rendent possible ce dénouement apparaissent ainsi, pour leur part, comme les instruments de la volonté divine. Deux d’entre eux, le forgeron Maroï et le commis Pimène Ivanov, sont désignés par Marc comme les deux « vases élus », « dans lesquels se mit à fermenter l’âpre breuvage que nous aurions à boire tout entier » (p. 34). L’expression renvoie aux Evangiles, notamment aux Romains de saint Paul, qui parle de « vase de colère » et de « vase de miséricorde », façonnés par Dieu pour réaliser Ses desseins. En l’espèce, Maroï est un homme fruste dont la simplicité inébranlable permet in fine au dénouement d’advenir, tandis que Pimène est « un poseur », brave homme mais fanfaron, dont les vantardises irréfléchies mettent en branle l’enchaînement de circonstances qui conduit à la révélation finale.

En prêtant en effet à l’Ange de l’artèle des pouvoirs réels, que la prière suffit à mettre en œuvre, Pimène attire l’attention de la femme d’un barine (un seigneur) qui commence à recourir à la prière (non la sienne mais celle des travailleurs, par délégation dont Pimène est l’instrument, à l’insu de ses camarades) pour obtenir des faveurs. Elle paye Pimène, qui conserve l’argent en prétendant que les prières de ses compagnons sont bel et bien responsables de la réalisation des vœux de la femme du barine. Le hasard encourage Pimène en faisant advenir les « faveurs » demandées par la femme. Jusqu’au jour où l’affaire tourne mal. Le barine, se trouvant dans une situation délicate, se fâche lorsque les travailleurs refusent de lui prêter un argent dont il a grand besoin et qu’il est persuadé, à tort, que possèdent les travailleurs. Devant leur refus, il confisque les seuls biens qu’ils possèdent en réalité : les icônes. L’Ange est emporté avec les autres icônes et souillé d’un sceau que lui apposent les gens du barine.

Le récit conte alors comment Marc et son jeune compagnon Léonti quittent la communauté pour se lancer sur les routes, à la recherche d’un isographe capable de réaliser une copie de l’Ange, indispensable pour la mise en œuvre d’un plan destiné à rendre à l’artèle l’icône confisquée. Un isographe authentique, formé à l’art ancien, non l’un de ces artisans modernes qui ont oublié les savoir-faire de jadis et dont les productions manquent de la foi sincère qui anime les travailleurs de Kirilov. Le voyage de Marc et Léonti se fait très vite épreuve initiatique, agrémentée de péripéties dans lesquelles le narrateur voit le doigt de Dieu et qui mènent, par un autre enchaînement de circonstances, à l’accomplissement de la conversion évoquée plus haut.

Récit édifiant fondé sur la foi, L’Ange scellé séduit par l’évidence de sa narration et la sympathie inspirée par ces travailleurs honnêtes et animés d’une foi sincère, en butte à une injustice suscitée par l’un des leurs, dont la vantardise intéressée relève davantage du péché mignon que de la méchanceté réelle. Comme les voyageurs réunis dans l’auberge en cette nuit de Nouvel An, très vite emportés par le récit de Marc, le lecteur est aisément emporté par un narrateur qui sait l’intéresser au sort de cette communauté de vieux-croyants et qui, aujourd’hui, propose en outre un voyage dans le temps et dans l’espace bien plus dépaysant qu’à l’époque de la publication (puisque les événements sont contemporains de la publication initiale, en 1873).

TLP

Au lecteur intéressé par les icônes, on peut conseiller aussi la lecture du roman de Metin Arditi, L’Homme qui peignait les âmes.

Autres lectures : Narcisse et Goldmund de Herman Hesse, où un sculpteur questionne la notion de « beau » dans l’Allemagne du Moyen Age, d’une façon dont on trouve des réminiscences dans le beau roman d’Anne Guglielmetti, Les pierres vives.

 

 

 

 

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