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24 février 2023 5 24 /02 /février /2023 11:51

LE DEMON DE LA COLLINE AUX LOUPS

Dimitri Rouchon-Borie

2021, Le Tripode

 

1

 

Mon père disait ça se passe toujours comme ça à la Colline aux Loups et ça s’était passé comme ça pour lui et pour nous aussi. Maintenant je sais que ça s’est arrêté pour de bon. La Colline aux Loups c’est là que j’ai grandi et c’est ça que je vais vous raconter. Même si c’est pas une belle histoire c’est la mienne c’est comme ça.

La Colline aux Loups j’aime pas en parler d’habitude. Le Démon est né là et c’est là qu’il m’a pris. Mais si je devais taire tout ça à jamais j’aurais l’impression qu’il a volé mon âme pour de bon et bien plus encore mon histoire. J’espère que vous saurez vous montrer miséricordieux ou quelque chose comme ça parce que j’ai un parlement qui est à moi et pendant tout ce temps ces mots c’était ma façon d’être moi et pas un autre. Et comme j’ai pas fait l’école longtemps à cause du père, du Démon, de la mère et des autres, il manque des cases dans mon entendement des choses.

A qui j’écris ce journal alors je ne sais pas. Peut-être à moi-même et à celui que j’étais avant le Démon.

 

J’ai acheté Le Démon de la Colline aux Loups comme on achète un livre lorsque l’on déambule sans but précis entre les tables d’un libraire : parce que la couverture a retenu mon œil (couleurs sombres de Clara Audureau, comme un paysage où domineraient des nuages lourds et bas sur lesquels se détachent les lettres du titre, blanches sur fond noir, un titre chargé de mystère, inquiétant) et que la quatrième de couverture m’a suffisamment intrigué pour me donner envie d’emporter cet objet, alors que des amis m’attendaient déjà à la table d’un petit restaurant sympa à deux pas de la cathédrale de Rouen et qu’il était temps que je me sauve, malgré tous ces livres qui me titillaient la prunelle. Et puis les citations des critiques, bien sûr, faites pour m’appâter : « Un premier roman sidérant » (Léonard Billot, Les Inrocks), « Avec ce texte en fusion, on est au-delà du singulier » (Jérôme Garcin, L’Obs), « Noir, puissant, hypnotique » (Frédérique Roussel, Libération), « Une plume qui éclabousse de lumière les abysses de l’âme humaine » (Pauline Leduc, L’Express). Vous m’en direz tant. Mais ça a marché.

En consacrant un petit billet au roman sur ce blog, je n’ai pas envie d’en dire trop, pour que celui d’entre vous qui ne l’a pas lu puisse à son tour le découvrir comme je l’ai découvert : en n’en sachant que très peu de choses. On dira donc que le narrateur de ce roman, qui comme il le dit dans le premier chapitre (ci-dessus) a un « parlement » qui est à lui, est un jeune homme qui, depuis sa prison, écrit ce qui lui est arrivé. Disons qu’il essaie de mettre de l’ordre dans son histoire, pour en témoigner peut-être mais aussi pour la comprendre, pour se l’approprier, pour donner un sens. Une tentative de sortir des ténèbres et de retrouver la lumière ? Pourquoi pas. L’explication en vaut une autre.

En tout cas, vous êtes maintenant lecteurs de ce « journal » qu’il écrit. Il vous entraîne avec lui dans une enfance qu’on aimerait croire tout à fait fictive, extraite presque d’un univers parallèle au nôtre, mais pas tout à fait le nôtre. Il y a presque un côté Le Village (le film de M. Night Shyamalan) dans cette « Colline aux Loups » où nous attire le titre du roman, et dans laquelle nous plonge le récit à la première personne de son narrateur. Là-haut, ou là-bas, sur la Colline aux Loups, on vit dans un autre temps, coupé du monde assurément, en roue libre du point de vue de la morale, de la « civilisation ». Les enfants sont entassés comme des animaux dans un coin sombre, dans la terreur imposée par un père et une mère qui sont humains mais ont bien des traits, eux aussi, des bêtes. C’est là qu’est tapi le Démon. Un jour, le narrateur en fait l’expérience. Rien à voir avec le Démon de Socrate, mais pas non plus tout à fait avec les Démons de Lovecraft ou de Buffy contre les Vampires, encore qu’on s’en rapproche…

Cette ambivalence fantastique qu’entretiennent le titre et la couverture, à chaque lecteur d’en mesurer la nature en lisant lui-même le roman (« Il devait bien y avoir quelque chose de surnaturel », écrit à un moment l’auteur du journal). On y découvre que l’action se déroule bel et bien dans « notre monde » mais on reste tellement dépendant du point de vue du narrateur, de sa sensibilité particulière, que cela suffit à nous faire sentir en fait dans un autre monde, du début à la fin. C’est dans cette réalité alternative, celle de l’esprit du narrateur, que se déroulent les péripéties qui reconstituent chapitre après chapitre l’existence du narrateur, tourmenté par le Démon. L’humanité à laquelle nous affronte Le Démon de la Colline aux Loups est une humanité sur laquelle on aimerait fermer les yeux, même si elle se rappelle à nous par le truchement de faits divers glauques dont nous informent les journaux (et l'auteur, Dimitri Rouchon-Borie, est justement journaliste, tiens). Avec l’évocation d’Augustin, le roman prend des airs de Confessions qui s’accordent bien, il est vrai, au combat de la lumière et des ténèbres. Pour saint Augustin, la lumière a prévalu mais le souvenir des ténèbres antérieures reste vivace. De même pour le narrateur de ce Démon, dont la Colline n’est que le lieu symbolique où l’Homme est un loup pour l’Homme, et dont le journal représente un effort pour circonscrire le Démon et, peut-être, espérer le vaincre.

TLP

 

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