THE MARK OF CAIN de Marc Munden
Channel 4 Television Corporation / Red Production Company, 2007
Baa Baa : l'agneau du sacrifice
La bataille de Bassora est un titre d’exploitation qui trompe le spectateur et dessert le film en créant un horizon d’attente très éloigné de ce qu’est vraiment le long-métrage de Marc Munden. Loin de conter une bataille, The Mark of Cain (le titre original) raconte le parcours moral et émotionnel de deux jeunes recrues de l’armée britannique lors de leur unique « tour » en Irak. Shane et Mark sont tout juste sortis de l’adolescence. Ils se retrouvent affrontés à la réalité de la guerre mais aussi à la dureté de la vie en communauté militaire. Au début du film, on entend le discours du colonel Tim Collins exhortant les soldats à traiter les Irakiens avec humanité, leur fixant comme objectif de laisser le pays meilleur qu’il n’est à leur arrivée. Il évoque la « marque de Caïn », épisode biblique qui rappelle le meurtre d’Abel par son frère Caïn, lequel fut alors stigmatisé par Dieu et condamné à une errance tourmentée. Cette « marque de Caïn » est celle que les deux jeunes gens vont ramener avec eux au pays, le symbole de la culpabilité qui détruira leurs vies à cause de ce qu’ils auront commis « là-bas ».
La partie irakienne du film a pour volonté de montrer l’absurdité de la mission des soldats en soulignant leur inadéquation à l’environnement dans lequel cette mission est censée être exercée. Pas seulement celle des deux jeunes gens mais celle de l’ensemble des soldats. On retient par exemple une scène où ces derniers patrouillent dans une rue ; soudain, l’un d’eux crie « canette de coca ! » et tous se mettent aux abris. Suit le spectacle de soldats harnachés et lourdement armés guettant avec terreur la canette dans une rue déserte. La menace n’est pas ridicule : un objet aussi anodin qu’une canette peut cacher un engin explosif. Formés à s’en méfier, les soldats appliquent simplement une « règle d’engagement » élémentaire. L’officier, trouvant le courage de s’approcher, découvre ensuite qu’il s’agit d’une simple canette. Plus de peur que de mal, mais le sentiment demeure : la mort attend les soldats à n’importe quel moment, de la façon la plus inattendue.
Si cette scène paraît anecdotique, les interventions des soldats suivent cependant une gradation évidente. Après les avoir vus reculer devant une foule en colère dans une station essence, puis mettre la foule en déroute en menaçant de mettre le feu au carburant répandu sur le sol, on les retrouve autour d’une autre station essence, cette fois pour mettre fin à un lynchage en règle : une foule de plus en plus nombreuse veut battre à mort un homme accusé de faire le trafic du carburant. Les soldats veulent laisser partir l’homme, mais leur interprète leur explique que la foule ne l’acceptera pas ; ils veulent sa mort, ce qui correspond dans leur esprit à un acte de justice. Craignant la colère de la foule, les Britanniques emmènent alors le « prisonnier » à l’arrière d’un camion et, l’un après l’autre, le passent à tabac. C’est le premier acte de la déchéance de Shane et Mark. Un peu plus tard, l’un avoue n’avoir pas pu frapper l’homme, tandis que l’autre l’a fait. Ce n’est pas la peur de la foule qui est ici en jeu, et le fait que les soldats ont frappé un homme a priori innocent – en tout cas dans le cadre de leur mission. C’est le choix moral accompli au sein du groupe lui-même : les militaires se montrent solidaires de la décision de leur officier supérieur, et chacun participe au lynchage « alternatif », prenant sa part de la culpabilité induite par ce geste.
Lorsque, plus tard, un officier apprécié des soldats perd la vie au cours d’une attaque orchestrée par des insurgés dans une rue de la ville, consumé dans une explosion avec une jeune recrue qu’il essayait de sauver, le groupe se retrouve bientôt affronté à un choix du même ordre, mais dont la gravité et les conséquences seront bien supérieures. Choqués par la mort de leurs deux compagnons d’armes, incapables de retrouver les coupables, les soldats vont retourner leur colère contre les prisonniers qu’ils ont sous la main. On assiste à l’arrestation de deux hommes, que les soldats surnomment Heckle et Jeckel en s’amusant à les prendre en photo dans des postures ridicules, durant le transport vers le camp. Coupables ? Innocents ? Il est impossible de le savoir. Des armes ont été trouvées mais rien ne permet d’affirmer que les deux hommes sont des insurgés. Mêlés aux autres prisonniers dans le camp de détention, leur seule présence excite la rage des soldats, qui viennent de renvoyer au pays un cercueil ne contenant aucun corps, puisque leurs camarades ont été calcinés dans l’explosion. Un soir, le caporal Gant, que l’on percevait plutôt jusqu’alors comme un homme raisonnable, et qui avait exhorté ses hommes à garder leur calme, n’y tient plus : il entraîne les hommes de son unité dans le bloc de cellules, pour faire « justice », avec la bénédiction tacite de l’officier supérieur, qui ferme les yeux. Shane et Mark doivent faire un choix. Suivre, ou se distinguer. Ils suivent.
Les images des humiliations infligées aux prisonniers ne viendront que plus tard, lors de la cour martiale devant laquelle comparaîtra Shane. C’est l’onde de choc morale destructrice que filme Marc Munden, en raccompagnant les deux jeunes gens à leur retour au pays. Tandis que Mark éprouve les plus grandes difficultés à assumer la culpabilité, Shane s’y efforce en essayant d’en tirer gloire auprès des amis. Il veut faire rire en racontant ses exploits, et minimise les images qu’il montre à sa petite amie. Les images des humiliations, rapportées sur son portable. Rendues publiques à la suite d’une dénonciation, ces images font scandale et entraînent la convocation en cour martiale des deux jeunes recrues, lâchées par leur hiérarchie. Tandis que les deux jeunes gens sont sommés de s’offrir en victimes expiatoires, on assiste aux mensonges et aux contorsions du caporal Gant et du major Gilchrist pour minimiser leur propre implication. Munden filme les faits sans emphase mais sans laisser le moindre doute sur le point de vue moral qu’il porte sur l’armée. L’absurdité révoltante du « code d’honneur » du régiment est stigmatisée sans appel lorsque les deux « coupables » se débattent dans les affres éthiques sous le regard accusateur de leurs « compagnons d’armes ». L’un d’eux se suicide, l’autre se présente devant la cour martiale. Sous les yeux consternés des militaires, pour honorer la mémoire de son ami, il révèle ce qui s’est passé en Irak.
Le film se referme sur l’image de la victime expiatoire châtiée par ses « frères » d’armes : le visage en sang, tenant à peine debout, il est enfermé dans une cellule par ceux-là mêmes qui l’ont pressé de payer pour les autres en les épargnant, et lynché pour n’avoir pas tenu parole.
« Une des difficultés majeures lorsque l’on fait un film qui traite de problèmes en cours est la perspective d’être mis en porte-à-faux par les faits réels », disait le réalisateur, Marc Munden. « Avant que le film ne sorte, on craignait d’être accusé de ne pas représenter ou du moins d’exagérer la réalité. Au lieu de cela, la cour martiale, solidaire avec les civils irakiens torturés, a montré que notre film était une sous-représentation des atrocités qui ont eu lieu. » (1) Les images que s’autorise le film paraissent en effet bien « sages » comparées à celles qui ont depuis été révélées, tant en Grande-Bretagne qu’aux Etats-Unis.
The Mark of Cain a davantage l’allure d’un téléfilm que d’un film. C’est une illustration somme toute académique d’un fait de société devenu depuis une navrante évidence, qui vaut non seulement pour l’Irak mais pour les autres guerres, présentes, passées et à venir. Plus que la barbarie commise en temps de guerre, cependant, c’est l’intimidation et la brutalité au sein de l’armée que Marc Munden a voulu dénoncer, à travers un scénario construit autour du conflit entre courage et loyauté. En se confiant à sa mère, le jeune Mark parle du « courage moral », celui qui consiste à dire non aux pressions venues de son propre régiment. The Mark of Cain conte les dégâts de la guerre, pas tant celle des combats que celle du fonctionnement de l’armée elle-même. Et démontre que l’atrocité n’est pas seulement dans le déroulement de la guerre, elle est aussi, d’abord, dans le comportement des hommes, quel que soit le côté où ils se tiennent.
Thierry LE PEUT
(1) 3 questions à Marc Munden sur le site Cinéma Tout Ecran.