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26 mai 2012 6 26 /05 /mai /2012 17:41

THE MARK OF CAIN de Marc Munden

Channel 4 Television Corporation / Red Production Company, 2007

 

 

Baa Baa : l'agneau du sacrifice

 

mark of cain 5La bataille de Bassora est un titre d’exploitation qui trompe le spectateur et dessert le film en créant un horizon d’attente très éloigné de ce qu’est vraiment le long-métrage de Marc Munden. Loin de conter une bataille, The Mark of Cain (le titre original) raconte le parcours moral et émotionnel de deux jeunes recrues de l’armée britannique lors de leur unique « tour » en Irak. Shane et Mark sont tout juste sortis de l’adolescence. Ils se retrouvent affrontés à la réalité de la guerre mais aussi à la dureté de la vie en communauté militaire. Au début du film, on entend le discours du colonel Tim Collins exhortant les soldats à traiter les Irakiens avec humanité, leur fixant comme objectif de laisser le pays meilleur qu’il n’est à leur arrivée. Il évoque la « marque de Caïn », épisode biblique qui rappelle le meurtre d’Abel par son frère Caïn, lequel fut alors stigmatisé par Dieu et condamné à une errance tourmentée. Cette « marque de Caïn » est celle que les deux jeunes gens vont ramener avec eux au pays, le symbole de la culpabilité qui détruira leurs vies à cause de ce qu’ils auront commis « là-bas ».

La partie irakienne du film a pour volonté de montrer l’absurdité de la mission des soldats en soulignant leur inadéquation à l’environnement dans lequel cette mission est censée être exercée. Pas seulement celle des deux jeunes gens mais celle de l’ensemble des soldats. On retient par exemple une scène où ces derniers patrouillent dans une rue ; soudain, l’un d’eux crie « canette de coca ! » et tous se mettent aux abris. Suit le spectacle de soldats harnachés et lourdement armés guettant avec terreur la canette dans une rue déserte. La menace n’est pas ridicule : un objet aussi anodin qu’une canette peut cacher un engin explosif. Formés à s’en méfier, les soldats appliquent simplement une « règle d’engagement » élémentaire. L’officier, trouvant le courage de s’approcher, découvre ensuite qu’il s’agit d’une simple canette. Plus de peur que de mal, mais le sentiment demeure : la mort attend les soldats à n’importe quel moment, de la façon la plus inattendue.

 

mark of cain 1

 

Si cette scène paraît anecdotique, les interventions des soldats suivent cependant une gradation évidente. Après les avoir vus reculer devant une foule en colère dans une station essence, puis mettre la foule en déroute en menaçant de mettre le feu au carburant répandu sur le sol, on les retrouve autour d’une autre station essence, cette fois pour mettre fin à un lynchage en règle : une foule de plus en plus nombreuse veut battre à mort un homme accusé de faire le trafic du carburant. Les soldats veulent laisser partir l’homme, mais leur interprète leur explique que la foule ne l’acceptera pas ; ils veulent sa mort, ce qui correspond dans leur esprit à un acte de justice. Craignant la colère de la foule, les Britanniques emmènent alors le « prisonnier » à l’arrière d’un camion et, l’un après l’autre, le passent à tabac. C’est le premier acte de la déchéance de Shane et Mark. Un peu plus tard, l’un avoue n’avoir pas pu frapper l’homme, tandis que l’autre l’a fait. Ce n’est pas la peur de la foule qui est ici en jeu, et le fait que les soldats ont frappé un homme a priori innocent – en tout cas dans le cadre de leur mission. C’est le choix moral accompli au sein du groupe lui-même : les militaires se montrent solidaires de la décision de leur officier supérieur, et chacun participe au lynchage « alternatif », prenant sa part de la culpabilité induite par ce geste.

Lorsque, plus tard, un officier apprécié des soldats perd la vie au cours d’une attaque orchestrée par des insurgés dans une rue de la ville, consumé dans une explosion avec une jeune recrue qu’il essayait de sauver, le groupe se retrouve bientôt affronté à un choix du même ordre, mais dont la gravité et les conséquences seront bien supérieures. Choqués par la mort de leurs deux compagnons d’armes, incapables de retrouver les coupables, les soldats vont retourner leur colère contre les prisonniers qu’ils ont sous la main. On assiste à l’arrestation de deux hommes, que les soldats surnomment Heckle et Jeckel en s’amusant à les prendre en photo dans des postures ridicules, durant le transport vers le camp. Coupables ? Innocents ? Il est impossible de le savoir. Des armes ont été trouvées mais rien ne permet d’affirmer que les deux hommes sont des insurgés. Mêlés aux autres prisonniers dans le camp de détention, leur seule présence excite la rage des soldats, qui viennent de renvoyer au pays un cercueil ne contenant aucun corps, puisque leurs camarades ont été calcinés dans l’explosion. Un soir, le caporal Gant, que l’on percevait plutôt jusqu’alors comme un homme raisonnable, et qui avait exhorté ses hommes à garder leur calme, n’y tient plus : il entraîne les hommes de son unité dans le bloc de cellules, pour faire « justice », avec la bénédiction tacite de l’officier supérieur, qui ferme les yeux. Shane et Mark doivent faire un choix. Suivre, ou se distinguer. Ils suivent.

 

mark of cain 3

 

Les images des humiliations infligées aux prisonniers ne viendront que plus tard, lors de la cour martiale devant laquelle comparaîtra Shane. C’est l’onde de choc morale destructrice que filme Marc Munden, en raccompagnant les deux jeunes gens à leur retour au pays. Tandis que Mark éprouve les plus grandes difficultés à assumer la culpabilité, Shane s’y efforce en essayant d’en tirer gloire auprès des amis. Il veut faire rire en racontant ses exploits, et minimise les images qu’il montre à sa petite amie. Les images des humiliations, rapportées sur son portable. Rendues publiques à la suite d’une dénonciation, ces images font scandale et entraînent la convocation en cour martiale des deux jeunes recrues, lâchées par leur hiérarchie. Tandis que les deux jeunes gens sont sommés de s’offrir en victimes expiatoires, on assiste aux mensonges et aux contorsions du caporal Gant et du major Gilchrist pour minimiser leur propre implication. Munden filme les faits sans emphase mais sans laisser le moindre doute sur le point de vue moral qu’il porte sur l’armée. L’absurdité révoltante du « code d’honneur » du régiment est stigmatisée sans appel lorsque les deux « coupables » se débattent dans les affres éthiques sous le regard accusateur de leurs « compagnons d’armes ». L’un d’eux se suicide, l’autre se présente devant la cour martiale. Sous les yeux consternés des militaires, pour honorer la mémoire de son ami, il révèle ce qui s’est passé en Irak.

Le film se referme sur l’image de la victime expiatoire châtiée par ses « frères » d’armes : le visage en sang, tenant à peine debout, il est enfermé dans une cellule par ceux-là mêmes qui l’ont pressé de payer pour les autres en les épargnant, et lynché pour n’avoir pas tenu parole.

« Une des difficultés majeures lorsque l’on fait un film qui traite de problèmes en cours est la perspective d’être mis en porte-à-faux par les faits réels », disait le réalisateur, Marc Munden. « Avant que le film ne sorte, on craignait d’être accusé de ne pas représenter ou du moins d’exagérer la réalité. Au lieu de cela, la cour martiale, solidaire avec les civils irakiens torturés, a montré que notre film était une sous-représentation des atrocités qui ont eu lieu. » (1) Les images que s’autorise le film paraissent en effet bien « sages » comparées à celles qui ont depuis été révélées, tant en Grande-Bretagne qu’aux Etats-Unis.

The Mark of Cain a davantage l’allure d’un téléfilm que d’un film. C’est une illustration somme toute académique d’un fait de société devenu depuis une navrante évidence, qui vaut non seulement pour l’Irak mais pour les autres guerres, présentes, passées et à venir. Plus que la barbarie commise en temps de guerre, cependant, c’est l’intimidation et la brutalité au sein de l’armée que Marc Munden a voulu dénoncer, à travers un scénario construit autour du conflit entre courage et loyauté. En se confiant à sa mère, le jeune Mark parle du « courage moral », celui qui consiste à dire non aux pressions venues de son propre régiment. The Mark of Cain conte les dégâts de la guerre, pas tant celle des combats que celle du fonctionnement de l’armée elle-même. Et démontre que l’atrocité n’est pas seulement dans le déroulement de la guerre, elle est aussi, d’abord, dans le comportement des hommes, quel que soit le côté où ils se tiennent.

 Thierry LE PEUT

 

(1) 3 questions à Marc Munden sur le site Cinéma Tout Ecran.

 

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23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 10:36

BATTLE FOR HADITHA, de Nick Broomfield

Film4, Channel 4 Film, HanWay Films, Lafayette Films, 2007

 

Tuons les innocents

haditha 6Le 19 novembre 2005, un Marine américain est tué dans l’explosion d’une bombe lors du passage d’un convoi. Les autres Marines réagissent en exécutant vingt-quatre civils dans les alentours immédiats de l’explosion. L’incident se déroule à Haditha, un village d’Irak.

Nick Broomfield, documentariste, met en scène dans Bataille pour Haditha les vingt-quatre heures qui ont mené à l’incident. Il choisit un triple point de vue : celui des Marines, celui des terroristes poseurs de la bombe et celui des civils de Haditha. Il s’efforce de ne pas fournir d’explications ni de jugement, suivant chaque entité en alternance. Les explications sont celles que fournissent les personnages eux-mêmes dans leurs dialogues souvent banals : ainsi les deux poseurs de bombe, Ahmad et Jafar, parlent-ils des « fous » d’Al Qaida et plaisantent-ils après avoir franchi un check point américain qui n’a pas mis au jour la bombe cachée dans leur camion ; les soldats, eux, sont filmés dans leur vie quotidienne, souvent comme des gamins lourdement armés lâchés en plein désert, livrés à eux-mêmes sous le commandement du très jeune caporal Ramirez ; quant aux civils, dont on sait bien en les voyant qu’une partie d’entre eux est condamnée, ils sont saisis en pleine liesse familiale, lors d’une cérémonie de circoncision, et dans l’intimité de leurs maisons. Chaque trajectoire suit son propre mouvement, la bombe opérant comme le point d’ancrage de ce triangle narratif.

S’il évite de formuler un jugement, le film possède tout de même un fort caractère démonstratif. Les images liminaires du caporal Ramirez s’adressant à la caméra, comme filmé pour un documentaire, et expliquant que pour lui Haditha est comme un trou du cul où les Marines représentent l’étron et les insurgés des petites crottes collées autour du trou, prêtes à tirer, mettent en exergue la peur et l’incompréhension qui caractérisent le quotidien du soldat. Il s’attend à être pris pour cible à tout moment, sans bien comprendre pourquoi il est là ni pourquoi il est l’objet d’une haine meurtrière ; sans le comprendre, mais le comprenant pourtant, car il sait qu’il représente l’envahisseur, même si sa mission est de maintenir l’ordre. Plus qu’une incompréhension, c’est là une simple difficulté à assumer le double rôle que l’on doit jouer, et pour l’exercice duquel on cherche à se convaincre qu’on est du « bon » côté, le corollaire étant que « l’autre » représente forcément le « méchant », et qu’en le tuant on ne fait que répondre à son agression, d’autant plus révoltante qu’on est là « pour l’aider ».

haditha 2Démonstration aussi dans la distribution des rôles du côté irakien. Si le jeune Jafar ne semble pas avoir grand chose à dire, peut-être parce qu’il ne théorise pas son action, Ahmad, ancien soldat de Saddam, est plus bavard. Il n’admire pas les jihadistes, il les sait capables de tout, capables surtout de tuer n’importe quel innocent du côté irakien, comme ce professeur d’anglais qu’il a vu baignant dans son sang avant de se rendre au rendez-vous des terroristes. « Le jihad est bon pour les musulmans », répètent les jihadistes en rappelant à Ahmad et Jafar comment les bons musulmans doivent se comporter dans la vie quotidienne, tout en chargeant la bombe artisanale à l’arrière du camion qui transportera Ahmad et Jafar jusqu’à Haditha. Son salaire en poche, Ahmad accomplit sa mission sans état d’âme, semble-t-il, mais tandis qu’il attend, des heures durant, avec Jafar, le passage du convoi américain, le portable à portée de main pour provoquer l’explosion en « appelant » l’autre portable fixé à la bombe, Ahmad évoque le passé. Son devoir de policier accompli non pour Saddam mais pour son pays ; l’insulte que représenta pour tous les policiers leur renvoi à la vie civile assorti d’un misérable salaire « de compensation » par les Américains. Après l’explosion, les deux insurgés quittent les lieux en tirant au hasard, non sur les soldats, mais sur rien, puis retrouvent leur vie de civils ordinaires. Ahmad serre sa petite fille dans ses bras et Jafar retourne au magasin où, avec son oncle, il vend aux Américains ce qu’ils demandent.

Le cheik représente la jonction entre ces insurgés et les civils innocents promis à la mort. C’est à ses côtés qu’Ahmad et Jafar, avant de quitter les lieux de l’attentat, filment les représailles des Américains pour ensuite les utiliser à des fins de propagande anti-occidentale. Et tandis qu’Ahmad se sent coupable des morts innocentes, arguant qu’il pensait que les Américains allaient tirer en l’air et non sur les gens, le cheik le sermonne, l’exhorte à être fier de ce qu’il a fait, car ces gens ne sont pas des victimes mais des martyrs, morts pour la cause juste du jihad. C’est le cheik lui-même qui, plus tard, commentera les images devant les fidèles pour les exhorter à l’insurrection. Mais c’est aussi au cheik que les civils, avant l’explosion, demandent conseil. Voyant les insurgés enterrer la bombe au bord de la route où passent chaque jour les convois américains, ils s’émeuvent, s’inquiètent, consultent le cheik. Les voilà pris entre les deux feux. Dénonçant les insurgés, ils risquent la mort. Ne disant rien, comme les y exhorte le cheik, ils savent qu’ils risquent d’être emmenés par les Américains. S’enfuir est inutile, le même choix leur sera donné partout. Un choix qui se réduit à une totale impuissance. Les civils sont les véritables victimes de la guerre ; n’étant d’aucun côté, ils essuient les coups portés par les uns et par les autres. Parmi eux, plusieurs enfants, une jeune femme enceinte, Hiba, et son mari, leurs parents âgés. Autant de victimes désignées, qui pour les spectateurs attendent la mort.

  

haditha 4

 

L’incident lui-même n’occupe que quelques minutes du film. De longues minutes, au cours desquelles les Marines sous le choc ripostent sans réfléchir. C’est la colère générée par l’impuissance et l’état de choc qui les pousse à exécuter froidement cinq hommes innocents dont le seul tort est d’être passés en voiture au moment de l’explosion. Stoppés, alignés sur le bord de la route, ils sont abattus. Un membre de leur famille, témoin de la scène, fait feu depuis sa maison sur les soldats, qui ripostent. Convaincus d’être pris pour cibles par les assiégés, alors que ceux-ci ont déjà quitté les alentours de l’attentat, ils contactent leur état-major, reçoivent l’ordre de fouiller les maisons, enfoncent les portes, lancent des grenades, ouvrent le feu sans prendre le temps de distinguer leurs cibles. Vieillards, femmes, enfants sont tués sans distinction. Le mari d’Hiba, dont les parents ont été tués, court désespéré à la recherche de son épouse ; pris pour un fugitif, il est abattu par un soldat. Rires, congratulations. Hiba, le découvrant, pleure. Et le caporal Ramirez, s’approchant d’elle, réalise, soudain, alors que la pression commence à retomber, l’ampleur de ce qui vient d’arriver. Alors qu’elle vient de le frapper, en larmes, il lui tend la main…

haditha 7Les événements que reconstitue Broomfield sont le reflet, dans leur crudité, d’une réalité que font connaître par ailleurs livres, journaux et documentaires. Le film ne révèle rien qu’on ne sache déjà, qui n’ait été montré au sujet de la guerre d’Irak, de celle d’Afghanistan mais aussi du Viêtrnam. Recommandé pour une médaille de bronze pour sa gestion exemplaire de l’incident et ses capacités de commandement, le caporal Ramirez sera ensuite jugé pour meurtres. Broomfield le fait alors convoquer et accuser par l’officier même qui, dans le confort de son état-major, a approuvé son action au moment des faits. Comme la figure du cheik, comme celles des insurgés, la figure de cet officier rappelle que Bataille pour Haditha est une fiction re-créant l’événement, non un documentaire. Broomfield montre, mais aussi démontre. S’il n’énonce pas de jugement, la mise en scène est évidemment un parti pris éthique.

De la fin du film on retient aussi les larmes du caporal Ramirez. Après l’incident, il accuse le choc. Il a conscience de ce qu’il a commis, conscience aussi de la responsabilité des officiers, des « décideurs », de tous ceux qui ne tuent pas directement mais qui l’envoient, lui, accomplir la besogne dont ils se lavent les mains ensuite. La scène se passe d’ailleurs au-dessus des lavabos. Dans la pièce à côté, un autre soldat se refait une beauté. Il n’a pas les états d’âme de Ramirez. Et les larmes de ce dernier émeuvent d’autant plus, peut-être, quand on sait que le comédien Elliot Ruiz est lui-même un « vétéran » de cette guerre ; que, peut-être, il puise dans ses propres souvenirs pour donner corps à la détresse de son personnage. Ainsi l’a voulu Nick Broomfield, par souci de « réalisme », en engageant plusieurs anciens Marines.

haditha 9S’il s’agissait de dénoncer l’absurdité de la guerre, Bataille pour Haditha n’apporterait rien qui n’ait déjà été dit. Le film agit plutôt comme un rappel de ce qu’est réellement la guerre, du prix qu’elle exige en vies humaines, des dégâts qu’elle fait bien au-delà des « pertes humaines ». On ne dira pas, comme un journaliste du Financial Times, qu’« Il n’y aura jamais de meilleur film de guerre », mais on ne peut lui dénier son efficacité et son intérêt. Dans toute guerre, à défaut d’attraper les criminels, on tue les innocents.

Thierry LE PEUT

 

 

 

 

haditha 3

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11 avril 2010 7 11 /04 /avril /2010 10:11

MR. QUIGLEY L'AUSTRALIEN (QUIGLEY DOWN UNDER), par Simon Wincer

MGM, 1990

 

L'Ouest encore plus lointain

Quigley 2En 1990, Simon Wincer vient de réaliser pour la télévision Lonesome Dove, mini-série adaptant le roman de Larry McMurtry, avec Robert Duvall et Tommy Lee Jones en cow-boys crépusculaires convoyant du bétail depuis le fin fond du Texas. Cet excellent western valut à Wincer un Emmy Award, entre autres récompenses venues consacrer sa réussite globale. En s’adressant de nouveau à Basil Poledouris pour signer la musique de Quigley Down Under, Wincer invite lui-même à faire le lien entre la télévision et le cinéma, nonobstant la présence de Tom Selleck, star télé, dans le rôle principal. De fait, Quigley n’est pas sans rappeler Lonesome Dove, ne serait-ce que dans la manière dont Wincer aborde le western, en y mêlant un héroïsme assumé et une violence crue, sans aller jusqu’aux « excès » (ce n’est pas péjoratif) du western italien.

 

Tom Selleck incarne un cow-boy américain qui embarque pour l’Australie après avoir été engagé par petite annonce pour prêter sa grande compétence de tireur à un propriétaire terrien. En arrivant sur place, Quigley (Selleck) découvre qu’on ne l’a pas engagé pour abattre les dingos qui pullulent dans la région mais… les aborigènes dont Marston (Alan Rickman) ne parvient pas à venir à bout. Le sort des aborigènes fait l’objet dans le film de plusieurs scènes d’une grande violence, qui tranchent avec la représentation délibérément too much de Quigley, dépositaire d’une imagerie importée d’Amérique. Ce qui n’implique pas que la culture aborigène soit elle-même développée : le peu de temps que Quigley passe en leur compagnie, après qu’ils l’ont recueilli et soigné, est filmé comme un passage obligé où les aborigènes ont sensiblement le même rôle que… les Ewoks dans Le retour du Jedi. A la fin du film, leur apparition en deus ex machina entraîne le film vers un fantastique bon teint qui doit beaucoup à la ficelle de scénario et peu à la culture aborigène. Les aborigènes sont en fait, dans le film, l’instrument de l’initiation de Quigley : c’est le serviteur aborigène de Marston qui, contre toute attente, assomme Quigley et permet aux hommes de Marston de le passer à tabac avant de l’abandonner dans le désert ; il reparaît à la fin du film pour consacrer l’évolution du personnage, que sa traversée du désert aura transformé en défenseur des aborigènes, en justicier d’essence quasi divine.

 

Quigley 1L’intérêt du film – outre d’apporter un divertissement agréable et inoffensif, filmé dans des paysages arides où l’on voit s’égailler des kangourous au lieu de coyotes – réside dans la confrontation de Tom Selleck (il sort tout juste de huit années de Magnum qui ont fait de lui une star internationale mais l’ont aussi éloigné des plateaux de cinéma, l’obligeant en premier lieu à refuser l’offre de Spielberg d’incarner l’aventurier Indiana Jones) et d’Alan Rickman. Habitué aux rôles de méchants intégraux, ce dernier n’a pas grand effort à faire pour incarner Marston, le propriétaire terrien, tyran, assassin et maniaque, dont l’arrogance précipite la chute. Mais cet affrontement duel est aussi la limite du film : car il ne comporte rien de surprenant et conserve à Selleck un rôle de héros bigger than life, que les supplices qu’il subit rendent christique à la manière d’un McClane (Bruce Willis dans Piège de cristal, 1988, où Rickman était aussi le méchant) ou plus tard d’un Jack Bauer (24).

 

Quigley 3L’autre personnage intéressant du film est celui de Crazy Cora – Cora la folle – incarnée par Laura San Giacomo. En faisant de l’héroïne une femme dont la santé mentale est sujette à caution – elle se comporte en sauvageonne, rit à gorge déployée, s’obstine à donner au héros le nom de son mari perdu -, Wincer (et John Hill, le scénariste) prend à contrepied l’image traditionnelle de l’héroïne sage et policée dont le destin est d’attendre que le héros soit prêt à la prendre dans ses bras à la fin du film. On laissera à chacun le soin de découvrir dans quelle mesure elle est réellement folle et si les bras du héros s’ouvrent pour elle à la fin de Quigley Down Under, mais on se souviendra en tout cas de ce rôle insolite qui introduit à la fois de l’humour et de la gravité dans le film.

Thierry LE PEUT

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8 mars 2010 1 08 /03 /mars /2010 19:23
28 JOURS PLUS TARD de Danny Boyle
DNA Films / 20th Century Fox, 2002
28 SEMAINES PLUS TARD de Juan Carlos Fresnadillo
Fox Atomic / DNA Films, 2007

La faim du monde

28 days 128 Jours plus tard commence par des images de violence : des hommes tuant d’autres hommes dans des conflits armés ou civils un peu partout dans le monde. Ces images sont projetées à un chimpanzé immobilisé devant une poignée d’écrans. La scène rappelle évidemment Orange mécanique. La violence des hommes contre les hommes est aussi importante ici que la violence des hommes envers les animaux. Puis des activistes pénètrent dans le laboratoire dans le but de libérer les animaux : mais ceux-ci tournent contre les hommes la violence apprise de ces derniers. Contaminés à des fins d’expériences, ils contaminent à leur tour les humains qui les ont violentés. La boucle est bouclée. Plus tard dans le film, lorsque le trio de rescapés formé par Jim, Selena et Hannah est accueilli par une poignée de militaires retranchés dans un château, le chef de la petite troupe déclare que la situation qu’il connaît depuis la propagation du virus est la même que celle qu’il connaissait auparavant : des hommes tuant d’autres hommes. Danny Boyle montre ainsi que le postulat de son film ne nous conduit pas dans une réalité déconnectée de la nôtre mais bien à une réflexion sur notre monde. La violence qu’il met en scène est une exacerbation de celle de nos sociétés.

Lorsqu’il sort du coma et se retrouve seul dans un Londres apparemment désert, Jim ne comprend pas ce qui se passe. Tenant à la main un sac plastique contenant des sucreries prises dans un distributeur éventré, il déambule dans la ville, à la recherche de ses repères perdus. Peut-être croit-il les trouver à l’intérieur d’une église : mais il n’y trouve qu’un monceau de cadavres et s’y fait attaquer par un prêtre au visage dément. Voilà pour les repères. Il ne doit sa survie qu’à deux survivants encore sains, Selena et Mark, avec lesquels il se réfugie dans une boutique transformée en camp retranché. Dès lors, le film épouse le seul mouvement qui puisse garantir la survie des rescapés : la fuite en avant. La rencontre d’un père et de sa fille les mène à la recherche de militaires dont ils ont capté le message d’espoir envoyé sur les ondes. Les ayant trouvés, ils découvrent le prix à payer pour la « sécurité » que leur offre l’armée, en fait un groupuscule d’assassins qui tire sa force d’un armement pléthorique.

28 days 2

Point de sécurité donc, ni dans la religion ni dans l’armée. L’humanité est ici ramenée à la nécessité de survivre et à des instincts primaires : si les contaminés ont l’excuse de la maladie, les autres ne s’en comportent pas moins comme des brutes sanguinaires, prêts à tourner contre eux-mêmes la violence qu’ils administrent au nom de leur survie. Ce n’est d’ailleurs qu’en se transformant lui-même en assassin bestial que Jim parvient à libérer ses amies.

La conclusion du film nous ramène à la morale du Candide de Voltaire : un cottage isolé dans la verdure anglaise, où les trois rescapés s’occupent à leur propre jardin en attendant d’être sauvés.

28 days 4L’efficacité du film de Danny Boyle, indépendamment de l’histoire elle-même, réside dans la mise en scène où l’hystérie de la violence est tempérée par la beauté des images et les fenêtres que des séquences plus calmes ouvrent sur une autre voie possible que la violence. La relation de Jim avec Selena illustre cette autre voie, fondée sur l’entraide, la confiance et peut-être l’amour, pour peu qu’on s’y ouvre. Au désespoir lapidaire de Selena s’oppose le désir d’y croire de Jim, et les lendemains dont Hannah, adolescente, est la promesse. La découverte que la contamination n’est pas mondiale participe de cette ouverture : le reste du monde existe encore, comme s’en rend compte Jim en apercevant dans le ciel le sillage d’un avion à réaction. L’échappée des rescapés hors de Londres, en taxi, propose aussi une alternative à la maladie et à la mort, un moment quasi bucolique interrompu par la parenthèse militaire. L’armée représente ainsi une fausse promesse de sécurité, tandis que la communauté formée par Jim, Selena et Hannah représente le véritable salut.

28 semaines 128 semaines plus tard, tourné cinq ans après, s’ouvre sur une séquence d’une grande efficacité qui établit le personnage de Don (joué par Robert Carlyle)  tout en rendant hommage à La nuit des morts vivants de Romero. L’action se situe au plus fort de la contamination, puis se transporte 28 semaines plus tard, lorsque le virus est – apparemment – éradiqué, les contaminés étant tous morts de faim. Le réalisateur Juan Carlos Fresnadillo reprend l’hystérie des plans montrant les contaminés et opte pour une surenchère dans la violence. La scène du meurtre d’Alice par Don est un moment de torture insupportable qui achève de mettre à mal les bons sentiments déjà échaudés par la séquence d’ouverture. Hélas, si le film fait preuve d’une efficacité indéniable, il échoue à recréer des personnages véritablement attachants autant qu’à développer un récit cohérent. Il se présente plutôt comme un jeu video construit sur l’idée d’une recrudescence du virus et la succession de scènes de massacre visuellement réussies, soit, mais assez vaines sur le fond. Sa conclusion persiste et signe dans la volonté de « voir plus grand » sans ajouter quoi que ce soit au propos du film originel ; de quoi attendre 28 mois plus tard, annoncé pour 2011…
Thierry LE PEUT

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24 octobre 2009 6 24 /10 /octobre /2009 11:05

LE RUBAN BLANC, de Michael Haneke
Les Films du Losange, 2009

 

Sous la surface 

Palme d’or au Festival de Cannes, Le ruban blanc a été salué par la critique comme une réussite esthétique, couronnant selon certains la filmographie de son réalisateur Michael Haneke. Celui-ci, après avoir tourné en anglais (Funny Games U.S.) et en français (Le temps du loup, La Pianiste, Caché), revient à la langue allemande avec ce film qui se déroule dans un village d’Allemagne du Nord à la veille de la Première Guerre mondiale. L’histoire, racontée en voix off par l’instituteur du village, devenu vieux – une voix traînante, qui exprime la maturité et la distance, comme celles de Les âmes grises et Le Nom de la rose -, surgit de l’obscurité et y retourne in extremis, comme d’ailleurs d’autres films de Haneke (Le Temps du loup). Une obscurité ici magnifiée par le noir et blanc, comme d’ailleurs la blancheur éclatante des paysages couverts de neige et des champs de blé balayés par le vent lors du ballet des saisons que déroule le film, et qui est autant symbolique que narrative.

 

Le médecin du village, rentrant d’une promenade à cheval, fait une chute brutale lorsque l’animal se heurte à un câble tendu entre deux arbres. Il passe deux mois à l’hôpital, laissant ses deux enfants – une adolescente de quatorze ans et un petit garçon – à la charge de sa voisine la sage-femme, mère d’un petit garçon trisomique. C’est le premier incident – qui restera inexpliqué – d’une série de drames marquant bientôt le village : une paysanne meurt en accomplissant un travail pour le régisseur du baron, dont le petit garçon Sigi est retrouvé ligoté et fouetté jusqu’au sang, peu après que ses choux ont été « décapités ». Ces incidents s’inscrivent comme autant d’anomalies agressives sur la vie ordinaire et naturelle du village, qui s’en trouve bouleversé, voire traumatisé. Ils génèrent des conséquences qui amplifient ce traumatisme et révèlent la violence cachée de toute l’architecture sociale sur laquelle repose le village, ses brutalités, ses haines, ses jalousies et ses vengeances perverses, comme les dénoncera plus tard la baronne : le malheur qui frappe la famille paysanne, l’angoisse et le dépit de la baronne, le rigorisme moral du pasteur, les violences secrètes que dissimule la maison du médecin.

 

En nous faisant entrer dans chacune des maisons qui représentent cette architecture – le manoir du baron, la résidence du médecin et celle de la sage-femme, la maison du pasteur et celle du régisseur -, Haneke révèle la vie intime de leurs habitants. C’est à une véritable étude sociologique qu’il se livre car tous ces gens sont liés par des rapports de classe et soumis à la même violence, autant socialoe que morale. Une violence qui ne s’exprime que par des moyens détournés : des incidents qui se produisent on ne connaîtra jamais le fin mot, à quelques exceptions près. Pourtant Haneke oriente le spectateur vers une explication, que formule finalement l’instituteur ; mais il s’interdit de donner à cette explication la force de la certitude. Plusieurs scènes y invitent : celle de la mise à mort d’un petit oiseau sorti de sa cage est la plus évidente mais d’autres y concourent, à chaque fois que Haneke laisse sa caméra en présence des enfants, ayant congédié tous les adultes. Car ce sont eux, les enfants, que le soupçon désigne comme les auteurs des incidents ; apparaissant souvent en groupe, se dissimulant à peine derrière les portes et les fenêtres, toujours à l’écoute, comme s’ils craignaient de voir leurs secrets dénoncés, ils semblent parfois former une entité inquiétante, parfois n’être qu’un amas d’individualités d’autant plus inquiétant, finalement, que leurs accès de violence ne sont pas concertés.



Le ruban blanc

 

Les enfants forment une société à part. Soumis à l’autorité des adultes, qui est représentée par des rôles clairement définis – le pasteur, l’instituteur, le baron, le régisseur, les policiers -, ils n’ont aucune possibilité de révolte ; mais Haneke impose l’idée qu’une marge existe, à l’intérieur de laquelle ils ont une existence que les adultes ignorent – et qu’ils refusent simplement d’admettre. Ainsi du pasteur qui punit son fils et sa fille aînés de dix coups de verge chacun après qu’ils ont disparu plusieurs heures sans explication – précisément le jour de l’accident du médecin. Le lien n’est pas fait entre les deux incidents – du moins explicitement. Mais le propos du film est bien dans la mise en cause de l’« innocence et de la pureté » supposées des enfants ; et le pasteur, qui n’a de cesse de se désoler devant les preuves que cette innocence est illusoire ou feinte, est aussi celui qui refusera avec le plus de véhémence de reconnaître la possible culpabilité de ses enfants. Une telle possibilité est inacceptable car elle apporte la preuve que l’autorité des adultes, le contrôle absolu qu’ils exercent sur leur monde, est une illusion. La preuve qu’il existe, en deçà des certitudes inébranlables, reconduites dans tous les milieux du village, une zone de violence échappant à l’autorité.

 

Le ruban blanc est le symbole de l’innocence et de la pureté autant que celui de leur illusion. C’est ce ruban que le pasteur oblige ses enfants à porter après leur escapade, et qu’il leur retire au moment de la nouvelle année, en signe de confiance retrouvée. Mais il se passe peu de temps avant qu’un nouvel incident ne ruine cette confiance, démontrant la vanité du symbole. Le ruban comme la foi en la célébration du nouvel an, où le pasteur veut voir un gage de renouveau, sont les instruments factices et ingénus sur lesquels repose l’éducation donnée par le pasteur. Celui-ci veut croire que les enfants partagent la foi en ces signes dérisoires, au point de s’aveugler lui-même : au moment de donner la confirmation à sa fille Klara, il hésite, ayant découvert que l’innocence et la pureté de son enfant étaient davantage un vœu pieux qu’une réalité – mais il choisit finalement de mener jusqu’au bout le simulacre. C’est que l’adulte, garant des valeurs et de l’autorité, ne peut admettre la réalité qui lui échappe qu’en reconnaissant son échec, et donc en remettant lui-même en cause le modèle qu’il représente. Mieux vaut par conséquent nier la réalité afin de préserver l’illusion de l’ordre. C’est ce qu’il fera de nouveau devant les doutes de l’instituteur, l’accusant d’immoralité lorsqu’il accusera les enfants d’être les criminels recherchés en vain depuis des mois.



Inquiétants enfants

 

La façon dont Haneke filme les enfants évoque forcément Le village des damnés de Wolf Rilla. Dans ce film, les enfants ont une apparence humaine mais sont dénués d’émotion. Ils représentent l’avant-garde d’une inhumanité venue d’« ailleurs » et dont le dessein est de remplacer l’humanité promise à l’extinction. Les enfants de Le ruban blanc ont cette même dimension inquiétante ; ils représentent l’humanité future parvenant à maturité et révélant brutalement – bien que Haneke filme ce processus en évitant justement toute brutalité – une inhumanité terrifiante. Mais le réalisateur refuse d’introduire le fantastique dans son récit. Il reste au plus près de la réalité, filmant le passage du temps, au gré des saisons, et la vie du village avec une simplicité et une composition hiératiques. La caméra est statique, elle capte les faits et les soumet à l’interprétation du spectateur, sans prendre parti elle-même par des cadrages ou des mouvements prêtant eux-mêmes à interprétation. Haneke privilégie les plans longs qui sont autant de tableaux à l’intérieur desquels les personnages se meuvent lentement. Cette immobilité permet de faire ressortir, par contraste, les quelques scènes où le mouvement trahit un désordre contenu : c’est le cas du chahut des enfants dans la salle de classe, prélude à un sermon du pasteur dont la fonction est précisément de contenir la violence qu’il réprouve. La tension qui demeure, bien que niée par le statisme de la caméra et la rigoureuse composition du cadre, est trahie par l’évanouissement de la fille du pasteur à l’issue de la prière imposée aux enfants.

 

Ce contraste exprime la tension permanente du film, une tension que le spectateur ressent précisément parce qu’elle est niée par les apparences. Haneke refuse autant le secours de la musique que celui de la technique pour amplifier l’action ; il la veut réduite à elle-même, contrainte par la rigueur du « filmage ». Ainsi, à mesure que le temps passe, les explosions répétées – de plus en plus difficilement contenues – trahissent la montée de la tension et font craindre un dénouement où la violence ne sera plus maîtrisée. C’est le « meurtre » de l’oiseau, déposé un ciseau dans la gorge sur le bureau du pasteur, les ailes dépliées, semblable à une croix chrétienne. C’est le fils du régisseur se jetant sur celui du baron pour le jeter à l’eau, et plus tard le régisseur battant son fils avec rage. Ces explosions attestent la violence et, toujours, contrastent avec la stricte ordonnance des lieux. Mais elles ne sont pas uniquement le fait des enfants : bien plus tôt dans le film, le châtiment corporel infligé par le pasteur à ses enfants apparaissait comme une déchirure dans le décor strictement ordonnancé de la maison.

 

La violence des enfants n’est pas, comme dans Le village des damnés, la manifestation d’une inhumanité extrinsèque. Elle est rattachée à celle des adultes. Pour écrire Le ruban blanc, Haneke a lu une trentaine d’ouvrages sur l’éducation. C’est là le cœur du film. La manière dont une éducation rigoriste, fondée sur des principes religieux, ayant pour principe la négation et la coercition, peut conduire à la violence. A une violence d’autant plus insaisissable qu’elle s’exprime « en marge », se déployant sournoisement sans remettre directement en question le cadre contraignant qui la produit. La violence du film est en quelque sorte une violence de réaction : réaction contre les « nantis », les mieux-nés, les plus doués – le médecin, le fils du baron – mais aussi contre la différence et l’infirmité – Karli, le fils trisomique de la sage-femme.


 

L’innocence menacée

 

L’ambiguïté semble toucher essentiellement les adolescents. Les plus jeunes sont, eux, épargnés par le « mal » qui s’empare de leurs aînés. Chez eux l’innocence n’est pas feinte, la spontanéité et la naïveté n’ont pas encore disparu derrière la dissimulation et le désarroi. Cette pureté, Haneke la préserve en consacrant plusieurs scènes à ses plus jeunes acteurs, au cours desquelles il ne filme qu’eux, leur accordant toute son attention. La scène où les deux enfants du médecin parlent de la mort dans la cuisine est l’un de ces moments de grâce qui donnent droit de cité à une innocence préservée. Le visage du petit garçon, filmé en gros plan, est exempt d’artifice. Mais, déjà, il est filmé en plongée, comme vu par l’aînée qui le regarde ; et la scène se termine par un geste de violence, infime sans doute en comparaison des « crimes » commis au village, mais de violence tout de même : l’enfant, qui vient d’apprendre par sa sœur que tout le monde doit mourir un jour, comme est morte sa mère – « elle n’est pas en voyage, elle est morte », comprend l’enfant au cours de la conversation -, jette son assiette par terre, incapable d’assumer autrement la réalité dont il vient de prendre conscience.

 

Cette scène est importante aussi du point de vue de la sœur aînée. Car celle-ci, qui n’a que quatorze ans, se retrouve sommée de répondre aux interrogations de l’enfant sans y être préparée. Haneke filme son embarras, et ce moment où, par honnêteté, peut-être parce qu’elle ne sait pas mentir, parce qu’elle n’a pas appris à contourner ou à différer ce genre de confrontation, elle décide de dire simplement la vérité. L’absence du père, encore hospitalisée, rend possible cette scène. Son retour, bientôt, achève de faire entrer la jeune fille dans l’univers des adultes, en levant le voile sur la violence exercée par ceux-ci : par petites touches – d’abord, le père qui ne sait plus, ou feint de ne plus savoir, quel âge a sa fille, ensuite sa maîtresse l’accusant de « tripoter » l’enfant -, Haneke révèle la véritable nature des relations du médecin avec sa fille, avant de filmer la scène qui ne permet plus aucun doute. Et cette seule scène à la fois consacre l’innocence volée de la jeune fille et annonce la corruption qui attend son petit frère tout comme elle : lorsque le petit garçon, qui ne peut pas dormir, pousse la porte derrière laquelle se joue l’inceste, il ne comprend pas ce qu’il voit mais le spectateur n’a, lui, aucun doute. Et la jeune fille, en inventant un mensonge et en se forçant à sourire tout en essuyant ses larmes, apprend l’hypocrisie qu’elle ignorait dans la cuisine. Involontairement, elle devient complice du crime de son père, et bascule dans le monde des adultes.


 

L’instituteur et la jeune Eva – il a trente-et-un ans, elle dix-sept – représentent eux aussi cette innocence véritable, mais à un âge avancé. Ils sont pour cette raison synonymes d’espoir : la preuve que tout ce qui est adulte n’est pas corrompu par le mensonge, le vice, l’hypocrisie. L’un comme l’autre sont toutefois soumis à la violence de leur environnement. L’instituteur, lorsqu’il « dénonce » aux policiers sceptiques et brutaux la jeune Erna qui l’a prévenu que quelque chose allait arriver au petit Karli, se fait malgré lui le complice de la brutalité. Mais ses « armes » sont la bonne foi et l’honnêteté et il est incapable in extremis d’obtenir la vérité sur les crimes commis au village, tout comme il est incapable de s’opposer à l’autorité du pasteur qui lui ordonne de garder le silence. Eva, quant à elle, apparaît dans sa juvénile sincérité tout aussi incapable de résister à la pression de l’environnement social : elle s’effondre en larmes quand le baron la renvoie injustement, elle se plie docilement aux volontés d’un père autoritaire, répond timidement aux avances de l’instituteur. La scène la plus significative est cependant celle de la promenade avec l’instituteur. Lorsque celui-ci propose de s’éloigner de la route pour un pique-nique impromptu, elle s’affole, terrifiée par cet « écart » et le danger qu’il représente ; il a beau affirmer l’honorabilité de ses intentions, rien n’y fait. Pour Eva, la seule route à suivre est la route autorisée, balisée.

 

Il reste un espoir au sein des enfants. Le plus jeune fils du pasteur, dont Haneke fait le « héros » de deux scènes, deux moments de grâce au cœur du film. La première est celle où l’enfant, tout intimidé d’entrer dans le bureau de son père, le saint des saints de la maison, sollicite l’autorisation de garder et de soigner un oisillon blessé. La seconde est celle où il apporte cet oiseau à son père, peiné par le chagrin de ce dernier après le « meurtre » de son propre colibri. L’innocence et la pureté tant recherchées par le pasteur chez ses aînés irradient du petit garçon dans ces deux scènes, contrastant avec celles où le pasteur s’adresse à ses autres enfants.


 

Conclusion

 

Le ruban blanc, pour Michael Haneke, met en scène la violence qui, si elle n’est pas bridée, peut conduire au fascisme. C’est évidemment au nazisme que l’on songe, mais c’est à tous les fascismes que renvoie le film. La haine du nanti et de l’inférieur annonce ce que sera plus tard la culture du nazisme – comme d’ailleurs l’apparence physique de plusieurs des enfants du village -, mais elle renvoie aussi à toutes les pulsions de haine qui, laissées libres d’agir, font le lit du fascisme. En les filmant dans un décor ordinaire, figé par la répétition, Haneke les met en scène à l’intérieur d’un cadre faussement rassurant, séduisant même. En choisissant le noir et blanc, les plans longs et statiques, il ancre son film dans l’Histoire, filmant nombre de séquences comme des photographies à peine animées (la scène de la toilette de la morte, chez le paysan, celle du cortège funèbre qui s’arrête au pied de la façade massive de la ferme, lézardée par de profondes fissures), donnant au métrage la patine d’un document historique mais aussi l’aspect hiératique d’un état immuable, pourtant en passe d’être ébranlé par la guerre. Il fait de son film un objet esthétique, enjoignant le spectateur à lire dans l’image figée la respiration « souterraine », la tension cachée sous les lignes « pures ».

Thierry LE PEUT (samedi 24 - lundi 26 octobre 2009)

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20 octobre 2009 2 20 /10 /octobre /2009 22:57
DON'T LOOK NOW, de Nicolas Roeg
Eldorado Films, 1973

 

Un giallo anglais 

Dès les premières images du film, la mise en scène impose une distance qui invite à saisir les images comme des signes précurseurs. Le montage parallèle qui suit la petite fille en rouge se promenant près d’un étang, le petit garçon à vélo et les parents occupés à l’intérieur de leur maison suscite immédiatement l’attente d’un drame, que l’on n’identifie pas forcément si l’on découvre le film sans connaissance préalable ou de son synopsis ou de l’affiche montrant Donald Sutherland tenant dans ses bras le petit corps sans vie. Le drame, en effet, peut choisir comme victime l’un ou l’autre des enfants, et l’idée peut naître que l’un d’eux sera non la victime mais l’auteur du drame. Cette séquence d’ouverture porte en fait en abyme l’ensemble du film, où une multitude de signes annonce la fin, peu à peu explicitée. Lorsque celle-ci survient, le réalisateur rappelle ces signes en les reparcourant à grande vitesse, sous forme de flashs, invitant à une nouvelle vision, cette fois informée. Nicolas Roeg impose de la sorte à l’esprit du spectateur la construction de son scénario, tendu vers son dénouement, alors même que l’action du film donnera bientôt l’impression de traîner en longueur, tardant à révéler un enjeu clairement identifié.

 

On hésite en effet à déceler l’enjeu du récit. La séquence liminaire, par son montage et ses effets, tant visuels que sonores (mise en valeur de certains sons, déformation de l’image et du son par le ralenti), s’offre comme une scène revécue, comme si le propos de Nicolas Roeg n’était pas de raconter le drame mais d’abord de le mettre en scène comme un moment fondateur, tel qu’il sera ou a été ensuite revécu des centaines de fois dans l’esprit des parents. La scène est ainsi restituée à travers un prisme déformant qui peut être celui de la mémoire des parents, protagonistes du film. Son impact ne sera pas développé de manière diégétique, une ellipse importante séparant la séquence liminaire de la suite du film, où l’on retrouve les parents à Venise, bien après le drame ; il sera suggéré par le dialogue, qui mettra l’accent sur la culpabilité du père, à partir de laquelle toute la séquence du drame peut être lue.

 

Le caractère inéluctable du drame apparaît ainsi non seulement comme un travail de mise en scène mais comme le résultat du travail de mémoire du père. Le pressentiment qu’il a du drame, en observant un détail d’une diapositive qu’il est en train de manipuler, peut ainsi être lu comme une reconstruction a posteriori : non pas un pressentiment réellement survenu avant le drame mais la traduction du sentiment de culpabilité du père, qui pense qu’il aurait dû anticiper ce qui allait se produire.

 

Cette tension entre mise en scène – c’est le réalisateur qui nous manipule – et narration subjective – nous sommes en fait dans la tête du père – est constante dans le film. Au point qu’on soupçonne plus tard le père de n’être pas aussi innocent qu’il le paraît, de dissimuler une part d’ombre, peut-être une double personnalité. Et que l’on soupçonne, aussi, le film de nous avoir entraîné sur de fausses pistes en nous faisant partager l’illusion de Sutherland plutôt que la réalité. Ce sentiment s’affirme avec la scène du bateau mortuaire sur lequel Sutherland voit sa femme pourtant partie le matin même de Venise vers l’Angleterre. Brusquement ce que l’on prenait pour la réalité est mis en doute, et l’on se demande si le récit n’a pas été manipulé ou déformé par Sutherland. Qu’il ne comprenne pas lui-même ne fait qu’imposer l’idée qu’il puisse être lui-même victime de l’illusion, que sa personnalité soit double.

 

Par la juxtaposition d’images « bizarres », qui semblent suggérer une vérité cachée, comme celle des deux sœurs anglaises riant aux éclats devant un miroir et une galerie de photographies, Roeg entretient les fausses pistes, maintient son récit dans une incertitude qui suscite l’inquiétude du spectateur, l’empêchant de savoir à quoi s’attendre. L’enjeu du récit est-il de montrer les conséquences du drame liminaire sur les parents ? Ou s’agit-il d’un récit fantastique, dont la voyance et le contact avec l’au-delà seront l’argument principal ? Ou cette dimension fantastique n’est-elle qu’un leurre, le centre du récit étant en fait l’imposture, c’est-à-dire la manipulation ? Roeg maintient longtemps cette incertitude en ouvrant les différentes pistes et en déroulant lentement son récit, sans l’engager explicitement dans l’une ou l’autre piste. Cette fois, la séquence qui porte en abyme cette incertitude est celle du couple Sutherland – Christie errant dans les rues sombres de Venise sans parvenir à trouver leur chemin, pour finalement revenir à leur point de départ. L’errance elle-même les aura entretemps mis au contact de sensations étranges, aura fait naître chez le spectateur la (fausse) prescience d’un drame. L’« apparition » de la forme rouge, évoquant la petite fille – toujours dans l’esprit du père, qui est seul à la « voir » -, se révélera elle-même, dans le finale, comme une fausse piste, mais une fausse piste fondée sur l’obsession du père et conduisant à un nouveau drame bien réel. L’image « réelle » de la forme rouge dans le dénouement ne sera ainsi que la vision déformée de ce que traquait Sutherland, une vision horrible déjouant in extremis l’attente suscitée dans l’esprit du père mais aussi dans celui du spectateur. Parvenu à la fin du film, on se convainc que ce n’est pas seulement la séquence liminaire du drame mais le film tout entier qui est une recréation a posteriori issue de l’esprit du père, ce que suggère une fois encore la série de flashs par lesquels Sutherland revoit en accéléré les événements qui ont conduit au dénouement.

 

Rares sont les personnages du film qui échappent à l’ambiguïté. Les deux sœurs anglaises, bien sûr, dont les deux gérantes de l’hôtel semblent les reflets, portant des lunettes noires qui évoquent la cécité de l’une des Anglaises. Mais le cardinal, aussi, qui porte sur les gens et les événements un regard étrangement « conscient », comme s’il voyait au-delà des apparences, et en particulier sur Donald Sutherland. Le commissaire de police, filmé en contre-plongée, à la fois présent et curieusement absent, comme s’il connaissait la vérité que Sutherland ignore, qu’il n’était pas dupe du récit de ce dernier. Le directeur de l’internat anglais et sa femme, dont le comportement suggère, là encore, une connaissance ou une motivation secrète. Toujours, ces personnages apparaissent non pas de manière réaliste, objective, mais à travers le prisme du soupçon qui déforme toutes les images du film. Ils sont aussi étranges et inquiétants que les statues qui peuplent le décor du film, à l’instar du Saint Nicolas (?) que Sutherland remet en place sur la façade de l’église qu’il restaure, et qu’on s’attendrait à voir s’animer. Ils expriment tous une duplicité qui imprègne l’ensemble du métrage, dont on ne parvient jamais à se défaire. A travers eux, Roeg s’ingénie à créer des attentes qu’il trompe ensuite : artifice de mise en scène ou traduction de la vision du monde du personnage incarné par Sutherland ?

 

Le décor n’est pas moins essentiel que les personnages. Il est souvent, d’ailleurs, curieusement désert. C’est la Venise de la fin de la saison touristique, alors que les hôtels ferment. Une Venise qui se vide et qu’il faut restaurer, tant elle court le risque d’être engloutie par les eaux sur lesquelles elle repose. Une Venise de carte postale, sans doute, mais qui recèle un dédale de ruelles à la destination incertaine, et où l’errance de Sutherland s’achèvera dans une sorte d’enfer, au-delà de la « porte du Diable ».

 

L’esthétique du film évoque le giallo, ne serait-ce que par son rythme lent traversé de fulgurances chromatiques. Le rouge, présent du début à la fin du métrage, domine ces fulgurances et se résout finalement dans l’écoulement d’un sang épais, d’un rouge peu réaliste, dont la forme épouse parfaitement l’écoulement « fantastique » apparu sur la diapositive de la séquence liminaire. La musique de Pino Donaggio achève de tisser un lien puissant entre l’Angleterre où commence le film et l’Italie où il se referme. TLP

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11 juin 2009 4 11 /06 /juin /2009 21:30
Au sujet de LA CHAIR ET LE SANG, de Paul Verhoeven
Impala / Riverside Pictures / Orion / 20th Century Fox, 1985

Une question non d'époque mais de nature
D'aucuns disent que c'est le chef d'oeuvre de son réalisateur Paul Verhoeven. Je ne m'y connais pas assez pour le savoir mais la jaquette du DVD ment quelque peu en prétendant que c'est là le film le plus violent jamais tourné. Verhoeven lui-même a filmé des scènes de violence au moins aussi éprouvantes que celles que l'on voit ici.

Verhoeven est un réalisateur captivant, au sens premier du terme : il nous prend littéralement à la gorge. Je n'ai pas vu tous ses films mais je reste marqué (à vie ?) par Robocop et, dans une moindre mesure, Basic Instinct. Le second peut-être parce qu'il est sorti un 8 mai (1991 ?)... jour de mon anniversaire. Le narcissisme s'exerce partout (lol) ! Mais le premier pour une scène en particulier, d'une violence, précisément, qui dépasse à mes yeux celle que Verhoeven expose dans La Chair et le Sang. C'est la scène où Peter Weller, qui joue un policier coincé par la bande de psychopathes de Kurtwood Smith dans un entrepôt abandonné dont elle a fait son repaire, est criblé de balles à bout portant par les malfrats. Smith plaque au sol le bras de Weller à l'aide de son pied et tire sur sa main... qui explose littéralement. Je ne devais pas être très vieux quand j'ai vu ce film pour la première fois et cette scène m'a profondément marqué. Elle représente pour moi comme une cristallisation de la violence qui nous guette au coin de la rue (et dont l'actuel procès des meurtriers d' Ilan Halimi, le tristement fameux "gang des barbares", est la preuve la plus terrifiante).

Tous les films de Verhoeven ont cette violence, comme ils ont la nudité en ligne de mire. Violence bestiale et violence du sexe sont conjuguées dans ses films, et s'y ajoute dans La Chair et le Sang une violente diatribe contre la religion. Le Moyen-Age paraît être évidemment un terrain de jeu particulièrement adapté à la violence graphique du réalisateur, mais celle-ci s'accommode tout aussi bien d'une planète lointaine (Starship Troopers, où la barbarie transportée dans un futur aux faux airs aseptisés témoigne d'une vision pour le moins pessimiste de l'homme) ou d'une mégalopole moderne (Basic Instinct, où le soufre sexuel exacerbe la violence toujours primitive). En se situant également dans le futur et en choisissant aussi pour cadre une mégalopole, Robocop se situe bien sûr au confluent de ces deux terrains de jeu ; la distance avec notre société actuelle n'y est pas si grande : le désordre y est simplement exacerbé et la violence n'en est que plus terrible. Au contraire d'un Terminator qui stylise la violence en en faisant une "affaire privée" opposant quelques happy few, Robocop s'appuie sur une violence globale, qui affecte les gens ordinaires et n'épargne personne. L'opportunisme et la corruption des "exécutifs" s'y nourrissent en parasites de cette insécurité "ordinaire" dont nos hommes politiques font aujourd'hui leurs choux gras.   TLP
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10 juin 2009 3 10 /06 /juin /2009 16:40

LOOKING FOR ERIC, de Ken Loach
en salles depuis le 27 mai 2009

Surprenant et réjouissant
N'étant pas fana de foot et n'ayant par conséquent aucun attachement particulier à la figure d'Eric Cantona, je craignais - comme d'autres - que le film de Ken Loach ne soit organisé tout entier autour d'une personnalité médiatique à laquelle j'étais indifférent. La bande-annonce faisant la part belle au footballeur, cette crainte paraissait raisonnée. De là une certaine perplexité lorsque, ayant malgré tout accepté de suivre quelques amis dans la salle, je m'assis devant l'écran. Ken Loach, d'accord ; Cantona, ... à voir.

Or, le film de Loach se révèle parfaitement équilibré... autour du personnage du père que les difficultés de sa vie quotidienne poussent à rechercher la compréhension et l'attention qui lui manquent auprès du poster grandeur nature de Cantona plutôt qu'auprès de ses proches bien réels. Cantona apparaît en définitive assez tard, une fois posée la situation du père ; et il ne prend jamais le pas sur ce dernier, auquel le réalisateur conserve toute son attention.

Voilà pour la crainte initiale, aisément balayée par les premières minutes du métrage. Il est aisé de s'intéresser au personnage du père, saisi in medias res en pleine crise d'alcoolisme dépressif avant d'être accompagné chez lui, où la caméra le suit de pièce en pièce, révélant d'abord son environnement et, progressivement, les personnes qui l'occupent. Ainsi se dessine, en deux séquences, la situation du père, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas reluisante. Un postier déprimé, ancien prodige des salles de danse qui n'a jamais digéré la séparation d'avec la femme de sa vie - qu'il a pourtant quittée, et non l'inverse -, vivant avec deux fils d'un second mariage et gardant de temps en temps le bébé de sa fille du premier lit, le tout sur fond de petite maison-duplex encombrée d'objets hétéroclites - et parfois associés à un trafic pas très net des amis du fils aîné. Pas de doute, on est dans une Angleterre à la Ken Loach : les écrans de télé ont beau envahir les lieux, présents dans presque toutes les pièces (et du beau matériel), l'ensemble n'est quand même pas jojo et les deux séquences mettent en corrélation la grisaille intérieure du personnage principal et celle de son environnement.

Le père s'appelle Eric, comme le footballeur. Et c'est justement là que Ken Loach attend son public : évidemment, tout le monde pense à Cantona. Or, l'Eric du film, c'est l'autre, le père paumé qui cherche à se retrouver, et qui reçoit pour y arriver une aide "providentielle" : celle d'Eric Cantona, apparu un beau soir dans sa chambre, alors qu'il parle à son poster. Un Cantona philosophe, qui parle un anglais méridional et délivre des sentences tantôt en anglais tantôt en français, avec ou sans traduction. "I'm not a man. I'm Cantona." Cette sentence, délivrée dans la bande-annonce, avait de quoi faire frémir. Remise en contexte, elle remet Cantona à sa juste place : celle du petit démon qui vient en aide à son homonyme, qui lui insuffle l'envie de se reprendre et de se battre, le tout sans se prendre lui-même au sérieux, en appliquant au contraire son sens de la dérision à son propre personnage d'idole des gradins. Ce n'est pas l'homme Cantona qui importe : c'est son impact sur l'autre Eric.

Looking for Eric déroule dès lors une intrigue de comédie dramatique, où la dureté du drame (les trafics sont réels mais la situation du fils est plus dramatique encore qu'on ne s'y attend) est tempérée par la force comique des péripéties qui permettent d'en sortir et par le caractère de "conte interrompu" que revêt la relation entre Eric et l'ex-femme de sa vie, dont on n'a pas de mal à comprendre qu'il l'a toujours dans la peau... et réciproquement. La fin est alors attendue et sans véritable surprise, à ceci près que l'on n'est pas certain que le happy end ne le cèdera pas à un dénouement dramatique. La présence de Cantona - pas l'idole mais son esprit, rappelons-le - est là pour nous rassurer.

Les rôles secondaires, et particulièrement les amis postiers d'Eric, réussissent à provoquer l'hilarité par leurs querelles de bistrot d'abord, par leur gaie aptitude, ensuite, à sortir leur copain de la panade. Et on n'est pas près d'oublier la réplique que lance leur "porte-parole" au "gangster" dont la joyeuse troupe saccage la belle maison : "Où que tu ailles, je te retrouverai. Et tu sais pourquoi ? Parce que je suis postier !" Tonnerre d'applaudissements des copains, dont on ne décrira pas l'allure pour ne pas déflorer l'un des gags ultimes du film.

Looking for Eric ? Un film familial, finalement, avec de bons sentiments et des moments de grâce. Bref, tout pour ne pas regretter d'avoir cédé à la curiosité !  TLP

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