Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
2 janvier 2023 1 02 /01 /janvier /2023 18:57

Emilienne Malfatto

Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad, 2020)

Les serpents viendront pour toi (Les Arènes, 2021)

Le colonel ne dort pas (Seuil, Ed. du sous-sol, 2022)

 

 

 

 

 

Trois ans, trois éditeurs, trois titres à retenir. Photojournaliste, Emilienne Malfatto fut remarquée en 2021 quand Que sur toi se lamente le Tigre lui valut le Goncourt du premier roman. Ce texte court, qui fait déjà l’objet d’une édition à destination du public scolaire chez Flammarion (collection Etonnants classiques), superpose la Mésopotamie ancienne, celle de l’Assyrie et de Sumer, à la Mésopotamie actuelle, celle de l’Irak, pour faire entendre plusieurs voix dont celle du Tigre, l’un des deux fleuves qui délimitent ce territoire. La Mésopotamie, c’est, étymologiquement, la terre au milieu des fleuves. Dans cette terre baignée d’Histoire, qui nourrit très tôt des rêves de conquête (Alexandre le Grand y conduira son armée), Emilienne Malfatto fait agir, et surtout parler, plusieurs personnages qui sont les acteurs d’un drame contemporain. La voix du Tigre et des extraits de l’épopée de Gilgamesh encadrent et ponctuent le drame, qui se tisse en quelques chapitres répartis entre les personnages. Chacun aura voix au chapitre, composant une toile au centre de laquelle se joue le sort de la narratrice, une jeune fille irakienne enceinte de son petit ami Mohammed et qui sait, en sentant la vie se développer en elle, que c’est la mort qui l’attend. Le drame est en effet la chronique d’une mort annoncée : la narratrice sait qu’elle sera tuée par son propre frère, Amir, quand son déshonneur sera connu. Tous le savent : la mère, qui ne fera rien, l’épouse d’Amir, qui accepte sa condition et laissera faire, le petit frère, qui n’aura pas le courage de s’opposer à Amir. En l’absence du père, tué dans un attentat à Bagdad, Amir représente l’honneur de la famille, qu’il assume avec fierté et brutalité. La guerre est présente en toile de fond : c’est elle qui a emporté Mohammed, que la narratrice devait épouser, raison pour laquelle elle n’a pas osé se refuser à lui avant qu’il ne reparte au combat. Il est mort, elle porte seule la faute dont elle connaît et attend le châtiment. C’est dans cette certitude, qui pèse comme un destin inéluctable, que se développe le récit en forme d’hymne à la vie, étouffé par l’implacable. Le Tigre et l’épopée de Gilgamesh pourraient réduire le drame à un incident dérisoire, au regard de millénaires d’Histoire, mais ils en exacerbent au contraire le caractère insupportable. C’est dans cette terre de culture et d’Histoire qu’une jeune fille, au XXIe siècle, attend la mort parce qu’elle porte la vie.

 

Les serpents viendront pour toi est un récit en forme d’enquête. Il ne s’agit plus de laisser parler plusieurs voix, encore que : en cherchant à savoir qui était Maritza, mère de six enfants, et pourquoi elle a été assassinée dans sa ferme isolée d’une région de Colombie où sévissent des groupes armés sur fond de narcotrafic, l’auteure interroge les vivants et reconstitue à partir de leurs témoignages – volontaires ou contraints, fiables ou biaisés – la figure centrale du récit. Maritza a-t-elle été punie pour des prises de position « politiques », dans un pays où syndicalistes et responsables associatifs sont assassinés sans que rien ne soit fait pour punir les meurtriers ? Ou a-t-elle été une victime « collatérale » de rivalités de territoire impliquant les groupes armés ? Ou, plus prosaïquement, d’une dénonciation intéressée motivée par la vengeance, ou l’envie ? L’enquête est un hommage à la figure de cette femme autant que le constat d’une situation qui, à côté des déclarations politiques et des discours officiels, fait chaque année des victimes en nombre dans un pays en proie à une violence hors de contrôle. Le sort de Maritza n’intéresse pas l’Histoire, il est de l’ordre du fait divers, aussi l’enquête que mène l’auteure se déroule-t-elle à l’écart des grands sentiers, dans les profondeurs d’une jungle opaque où la violence s’exerce sans contre-pouvoir. Si l’enquêtrice elle-même disparaissait au cours de son enquête, s’en émouvrait-on ? L’enquête se déroule à la hauteur des êtres réels que la journaliste interroge, les traquant parfois pour recueillir leur part de vérité, dans le souci de rendre une forme de justice à Maritza, non pas la justice des tribunaux mais simplement celle de la vérité, pour que sa mort échappe, au moins le temps d’un livre, à une « banalité » entretenue par l’impunité. L’auteure livre une vérité, qu’elle n’a pas les moyens de vérifier et qui ne changera rien à cette impunité. Mais la justice que rend son récit est celle, élémentaire même si dérisoire, qui rend la lumière à une victime, par la force des mots.

 

Le colonel ne dort pas a, comme Que sur toi se lamente le Tigre, toute l’apparence d’un classique. Un récit à la troisième personne entremêlé d’une sorte de plainte à la première personne, présentée comme un poème, par laquelle le personnage principal du récit, « le colonel », parle aux morts qui le tourmentent. Ceux qu’il a tués lui-même dans l’exercice de son métier, après les avoir longuement et méthodiquement torturés. Car c’est le métier du colonel. C’est « un spécialiste ». C’est même le spécialiste. Au début du récit, il se présente devant « le général », dans un ancien Palais, alors qu’au loin tonnent les canons. Une guerre se déroule. Proche, et lointaine. Irréelle, mais indispensable. On ne sait pas très bien qui se bat contre qui, ni où en est la situation, si le camp du colonel et du général est en train de gagner, ou de perdre. Eux-mêmes ne le savent pas et cela n’a guère d’importance. On est ici dans un monde étrange, caractérisé non tant par une attente que par une latence. Un effet de stase. Hors du temps. Le colonel ne dort pas met en scène des personnages auxquels suffisent une étiquette – « le colonel », « le général », « l’ordonnance » - et un contexte vague. C’est la nature même du colonel qui importe, mais il ne s’agit pas de décrire l’exercice de son travail, plutôt de décrire l’effet que celui-ci produit sur l’homme. Car le colonel, au moment où le récit le cueille à son arrivée au Palais, en est à un stade avancé de cet « effet ». Déjà, il s’adresse à « ses » morts avec une familiarité qui, au lieu de les opposer, les réunit au contraire dans une douleur partagée. Son sort semble déjà scellé. Il ne pourra pas continuer ainsi longtemps. Il faut bien que cela s’arrête. Qu’il s’arrête. L’ordonnance, qui se tient près de lui dans la chambre de torture, en a conscience également. Tout comme le général, dont le comportement montre bientôt qu’il a lui aussi « décroché » de la réalité, qu’il évolue dans un monde privé de sens, un monde de théâtre qui a perdu son ancrage dans une réalité logique et cohérente. Les trois figures principales du récit ont déjà fait, quand s’ouvre le récit, un « pas de côté » et le récit ne fait qu’en prendre acte, recueillant les actes et les réflexions de ces trois personnages en quête de sens. Livre étrange, donc, par un décalage plus radical que celui du Désert des Tartares auquel fait référence le rabat de la quatrième de couverture. Livre résolument poétique, par cet effet de décalage et par son style, sobre, détaché lui aussi, à l’opposé du pathos, on pourrait dire « chirurgical » si le mot n’avait pas été si galvaudé. Disons que les mots tranchent, ici, comme les outils d’un anatomiste dans une séance de dissection. Ce qu’il ressort de la lecture de ce récit « étrange, donc », c’est l’absurde de la guerre, de cette folie particulière aux hommes qui les pousse à s’entretuer et à se faire du mal sans même savoir pourquoi, quitte à s’annihiler eux-mêmes dans un processus dont le sens échappe. Un livre saisissant, fascinant, qui se lit d’une traite et entre en résonance avec la triste actualité du monde.

Thierry LE PEUT

 

Partager cet article
Repost0

commentaires