Histoire inachevée
Il y avait un village, dont aucune carte ne donnait l'emplacement ni la route y menant. Dans ce village, un jour, un homme s'installa. Nul ne savait d'où il venait, et nul ne le lui demanda.
En fait, j'ai menti : l'homme ne s'installa pas vraiment. Il passait tout son temps assis devant un arbre près duquel il s'était arrêté le jour de son arrivée. L'arbre surplombait le village, sur le haut d'un versant au pied duquel le village s'étendait. Chacun pouvait voir l'homme assis là, toujours immobile, de jour comme de nuit. La pleine lune arriva, et la forme de l'homme s'y découpa. Sa silhouette si nette et parfaite aurait pu paraître celle d'une statue, si l'on n'avait su, dans tout le village, que c'était un homme arrivé bien des jours plus tôt.
On finit par s'inquiéter. Si cet homme était posé là depuis son arrivée, nul ne l'ayant vu bouger, ni descendre, ni marcher, ni manger, que pouvait-il donc faire ? Les enfants, les premiers, sur le versant s'aventurèrent. Ils n'attendirent pas l'inquiétude des adultes ; ni leurs questions, leurs discours, leurs tergiversations. Ils voulurent voir de quoi, cet homme, il avait l'air. Etait-ce un homme vivant, fait de souffle et de chair ? Ou quelque esprit trompeur, apparu brusquement, n'ayant besoin ni de manger ni de boire, ni de bouger ni de se lever, ni d'un toit ni d'une compagnie ? Pas de chien, pas d'amis, rien de ce qui faisait qu'un être était vivant.
Ils s'approchèrent, tout en jouant, sans malice ni crainte. Ils s'approchèrent, et regardèrent.
L'homme était là, assis au pied de l'arbre, d'où il n'avait pas bougé, d'où du moins nul ne l'avait vu bouger, et où il se tenait, immobile tel une statue, depuis des jours et des jours. Il respirait, cela était certain, sa poitrine se soulevait comme celle d'un être humain. Et ses yeux contemplaient, c'était certain aussi, ils regardaient droit devant eux, fixes, absorbés, mais vivants assurément. Un détail pourtant étonna les enfants : ses yeux, ses yeux qui contemplaient, leurs paupières ne se baissaient jamais. Ils restèrent là, non loin, surpris mais sans méfiance, intrigués tout au plus, à attendre un clignement, un mouvement, ne fût-ce qu'un frémissement sous la peau, au coin d'un oeil, un seul ; ils restèrent là, mais en vain.
Alors ils retournèrent, et rapportèrent aux adultes ce qu'ils avaient vu. Ils parlèrent de la poitrine de l'homme, qui se soulevait, et de ses yeux grand ouverts, qui jamais ne se fermaient. Les adultes étonnés se remirent à parler. Ils se demandaient non qui était cet homme, mais ce qu'il faisait là. Pourquoi avait-il choisi l'arbre au-dessus du village, que regardait-il, et pourquoi si immobile ? Les adultes ne croyaient pas aux esprits, ils comprenaient bien, n'est-ce pas, que cet homme était vivant, un être de chair et de souffle comme eux. Mais ils n'en étaient que plus étonnés, et leur étonnement tourna naturellement à l'inassoupissement : littéralement, ils ne pouvaient plus dormir, de n'avoir pas de réponse, et de ne point savoir. Ce que cet homme faisait là, et ce qu'il regardait.
On se réunit, on parla, on tergiversa bien sûr, comme il se doit. Puis, las de l'insomnie qui s'était abattue sur le village entier, épargnant les enfants mais ne laissant en paix aucun adulte fait - las de l'insomnie, on décida que quelque chose devait être fait. Quelqu'un fut délégué à cette chose, qui consista après moultes discussions à gravir le versant afin de constater, d'abord, ce qu'avaient rapporté les enfants. Puis, cela fait, à poser à cet homme la question qui de tout le village avait compromis le sommeil. En attendre une réponse, et alors, seulement alors, redescendre au village. C'était apparemment une sage décision, que chacun approuva, et il ne resta plus qu'à envoyer le délégué.
Le délégué monta, sous les yeux grand ouverts, jusqu'à l'arbre tout en haut du versant. On l'observa de loin, tandis qu'il s'éloignait, et qu'il se rapprochait. Près de l'homme, au pied de l'arbre, le délégué s'arrêta. Vers le village, indécis, il se retourna, oh... bien trois fois ! Enfin il crut bon de s'asseoir, le dos face au village, le visage vers l'homme, l'homme qui regardait mais dont rien ne laissait voir qu'il eût vu venir le délégué. Celui-ci, s'étant éclairci la voix, lui posa la question dont il était porteur. Et n'obtint, bien sûr, aucune réponse. Les lèvres étaient scellées, le regard comme figé, sous la peau pas un muscle ne frémissait. L'homme était là, assis au pied de l'arbre, les yeux fixant quelque spectacle que même le délégué, pourtant en face de lui, ne savait lui masquer.
Le délégué resta trois jours et trois nuits. A chaque heure, de jour comme de nuit, puisqu'il ne dormait point, il posa la même question, encore et encore, et de réponse jamais n'obtint. C'était un homme patient, il resta jusqu'au bout conscient de sa mission, et jamais ne songea à manifester à l'égard de l'homme au pied de l'arbre la moindre impatience, la moindre hostilité. Il demandait, régulier comme le retour du soleil à chaque aube et son départ au crépuscule, et se désespérait simplement de n'avoir pas de réponse. Mais il constatait, comme auparavant les enfants, que l'homme respirait, et que dans son regard une vie existait. Il n'eût su l'expliquer, et ne s'y risqua pas, mais le fait était là.
Trois jours et trois nuits il resta, puis il redescendit. Il s'excusa d'abord de n'avoir rapporté aucune réponse, navré que son échec condamnât le village à ne toujours pas dormir. Durant ces trois jours et ces trois nuits qu'il avait passés là-haut, tous les yeux des adultes avaient regardé sa silhouette se dresser, immobile et curieuse, devant le pied de l'arbre, avec le tronc duquel, la nuit venant, il s'était confondu par trois fois. Par trois fois, au matin, ils l'avaient vu surgir de l'ombre, immobile et curieux, devant le pied de l'arbre. Le voyant revenir, ils avaient espéré, mais l'ayant entendu, ils furent tous désolés.
Alors ? Que fallait-il donc faire pour conjurer cette étrange malédiction qui s'abattait sur eux ? Ils ne se demandèrent pas ce qu'ils avaient pu faire pour la mériter : ces gens, je vous l'ai dit, ne croyaient pas en ces choses, esprits et dieux, qui permettent chez d'autres d'expliquer ce qui n'a pas d'explication. Ils constataient, s'interrogeaient et cherchaient une solution à un problème bien concret qui, depuis des jours et des nuits, les privait de sommeil. Il n'y avait chez eux aucune méchanceté ; pas un n'aurait pensé à tenter de chasser l'homme du pied de l'arbre. Il était là, simplement, et il fallait l'en faire bouger ; qu'il descende ou qu'il monte, peu importait, du moment qu'il bougeât.
Alors on discuta. On discuta même longuement, sans tenir compte des soleils qui se levaient et se couchaient, puisque de toute façon plus personne ne dormait. Et de ces discussions sortit une nouvelle décision. On décida de porter à cet homme des aliments, de la boisson, tout ce qu'à un vivant on pouvait proposer pour lui plaire: car peut-être, après tout, était-ce là l'explication d'une situation qui n'avait nulle raison ? Peut-être cet homme, qui n'avait ni maison, ni amis, ni occupations - peut-être cet homme attendait-il qu'on l'invitât à se joindre au village ? Et si cela se trouvait, dès qu'il aurait mangé, et bu aussi, et dès qu'il aurait vu qu'on était prêt à l'admettre au village, l'homme enfin se comporterait comme doit faire un homme. Cela parut sensé. Demain, il n'y paraîtrait plus: les visages fatigués, les traits tirés, les yeux voilés d'un sommeil qui ne revenait plus, tout cela aurait disparu et la vie aurait repris son cours. Le village compterait un habitant de plus, et chacun serait heureux de retourner à ses occupations.
Il parut sage, aussi, de confier cette mission, dont dépendait le sommeil des adultes, donc du village entier, aux enfants qui, les premiers, s'étaient aventurés au sommet du versant. On leur confia des bols remplis de victuailles. On leur donna des fûts frétillants de boissons parfumées. On les poussa devant, et suivit leur montée. Le petit défilé, les bras tout encombrés de ce que le village produisait de meilleur, gravit lentement le versant, jusqu'à l'homme assis là. Les mains agiles déposèrent devant lui les présents, puis s'en revinrent comme si de rien n'était. Après tout, les enfants dormaient bien, et le grand embarras dans lequel ils voyaient leurs parents depuis bien des jours et des nuits leur avait assuré de longs moments de liberté ; la vie du village semblait s'être arrêtée, et, bien loin d'inquiéter ces bambins délaissés, cette aubaine insolite leur était apparue, au bout d'une seule journée, comme l'occasion unique de profiter d'un temps dont les choix des adultes, dans leur vie ordinaire, les délestait au nom, disaient-ils, de leur éducation. Dans ces conditions, évidemment, le dépôt des offrandes était un jeu nouveau auquel ils se prêtèrent avec curiosité et même excitation.
(à suivre) TLP
Illustrations :
1. Caspar David Friedrich
2. A Cham Say Sudaros (Bouddha en méditation à l'ombre de l'arbre "Tone Phô")