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26 février 2023 7 26 /02 /février /2023 16:45

UN GARÇON PARFAIT

Alain Claude Sulzer

2004 (Actes Sud, 2008)

traduit de l’allemand par Johannes Honigmann

 

Ernest travaille dans le restaurant d’un palace à Giessbach, en Suisse. C’est un garçon parfait, aussi strict dans le travail que dans la vie. Mais cette dignité imperturbable cache la blessure jamais guérie de la violente passion qu’il a connue pour Jacob, un garçon parfait comme lui, Jacob qui l’a abandonné pour suivre en Amérique Julius Klinger, le grand écrivain allemand. C’était après 1933, dans ces années troublées où beaucoup de clients, fuyant l’Allemagne nazie, venaient trouver refuge, avant les rigueurs de l’exil, dans ce luxueux hôtel qui avait si souvent abrité leurs insouciantes villégiatures. Mais rien n’était plus pareil et Sulzer rend palpable la peur obscure qui hante désormais ces salons trop rassurants et tisse avec subtilité les fils des drames intimes et ceux de la tragédie historique. Il faudra la fin de la guerre et le retour d’exil de Klinger pour que s’affrontent deux mémoires dans l’ultime combat d’une rivalité amoureuse. C’est ce qui prête au roman une tension dramatique qui va crescendo et tient jusqu’au bout le lecteur en haleine.

Quatrième de couverture (Actes Sud, 2008)

 

De 1935 à 1966, Un garçon parfait raconte la passion amoureuse d’Ernest pour Jacob Meier. Deux jeunes employés d’un hôtel fréquenté par la « bonne société », non la plus aristocratique mais, un cran au-dessous, celle d’une bourgeoisie aisée, contente d’elle-même, qui voit ses certitudes vaciller devant la tournure que prend l’Histoire au milieu des années 1930 en Allemagne. Le premier a environ vingt-et-un ans, le second dix-neuf. Tous deux sont beaux garçons, attirés secrètement par les autres garçons, et la tranquille assurance de Jacob ainsi qu’un coup de pouce du hasard (ils sont logés dans la même chambre, à l’écart de toute indiscrétion) permettent bientôt à leur passion de s’exprimer sans retenue dans l’intimité de nuits auxquelles aucun obstacle ne s’oppose. Durant les quelques mois de la saison à Giessbach, Ernest vit un amour parfait avec Jacob, à qui tout semble réussir et qui s’est très vite attiré la sympathie de tout l’hôtel, personnel et clients, par ses manières réservées et professionnelles. Puis vient la morte saison, chacun part de son côté, Ernest en France, Jacob en Allemagne, et le retour de la belle saison les réunit à nouveau à Giessbach. Mais le Jacob que retrouve Ernest, si sa beauté physique s’est encore affirmée, n’est plus le garçon de l’année précédente. On ne saura jamais ce qui l’a changé, ce qui s’est passé à Cologne durant les mois de séparation, mais Ernest ressent immédiatement une distance imprévue, qui ne sera pas démentie. Si le couple reprend les apparences de la passion durant les nuits qu’il partage toujours, Jacob n’appartient plus à Ernest, qui le sait.

L’Histoire et l’intime se mêlent dans ce roman qui restitue avec sensibilité les émotions et les souvenirs d’Ernest, mais aussi l’atmosphère ambiguë du palace suisse dans une année trouble qui voit s’installer la tragédie à venir. Alors qu’en 1966, après trente ans de silence, il reçoit une lettre de Jacob qui bouleverse sa vie très ordonnée, ravivant la blessure qu’il croyait à tort plus ou moins bien refermée, sa mémoire recompose la chronique de la passion de jadis, la seule qu’il a vécue dans sa vie. L’été 1936, l’inexplicable transformation de Jacob, la révélation de sa liaison avec l’écrivain Klinger qui a plus du double de son âge, son départ pour l’Amérique, terre d’exil pour l’écrivain, sa femme et leurs deux enfants, que Jacob suivra en qualité de secrétaire particulier de Klinger. Puis le silence. Pour Ernest, la vie s’est poursuivie sans changement autre que la passion abruptement disparue. Trente ans plus tard, seul le passage des années semble avoir changé Ernest, jusqu’à la réception de la lettre de Jacob.

Un garçon parfait conte le trouble d’Ernest, qui ne sait comment réagir à la demande inattendue que lui fait Jacob dans sa lettre, bientôt relancée par une seconde. Entre-temps, Klinger est revenu en Europe tandis que Jacob est resté aux Etats-Unis, où il a des problèmes si pressants qu’il est vital pour lui, écrit-il, qu’Ernest contacte Klinger pour lui demander une aide financière. Klinger habite la même ville qu’Ernest. Mais celui-ci peut-il simplement répondre à l’attente de Jacob, comme si ces trente années n’avaient pas existé, comme si Jacob ne l’avait pas trahi et abandonné ? Jacob, au fond, n’a pas changé non plus : seul l’intéresse le sort de Jacob. Ernest n’est que l’instrument de ce qui est bon pour Jacob.

Mais, au récit de l’indécision d’Ernest, s’ajoute un autre enjeu du roman, qui est de révéler ce qui s’est réellement passé en 1936, et qu’Ernest a toujours ignoré. Pour Jacob comme pour Klinger, Ernest ne représentait pas grand-chose. Il a permis à Jacob de s’ouvrir à l’amour des garçons, et sans doute Jacob l’a-t-il aimé, mais sans éprouver la passion qui, jamais, ne s’est totalement éteinte dans le cœur d’Ernest. Aujourd’hui, en allant trouver Klinger, Ernest court le risque de mettre en danger l’équilibre de sa vie mais aussi de mettre au jour ce qui repose depuis trente ans dans l’opacité la plus complète. La rencontre a bien lieu, sur le mode de la confrontation entre deux mémoires, et l’on découvre alors ce qu’Ernest n’a jamais vu, la part de réalité restée opaque dans les événements de Giessbach mais, aussi, ce qui s’est passé ensuite en Amérique.

Les deux enjeux du roman sont servis par un style sobre, précis, qui s’accorde à la manière dont Ernest est au monde, ordonnée, pesée, jusque dans les moments de trouble. La dialectique interne d’Ernest contraste avec le souvenir de la passion jadis éprouvée pour Jacob, laquelle, au fond, s’est aussi déroulée dans un ordre parfait, entre une vie diurne parfaitement ordonnée et une vie nocturne passionnée. De l’opacité sort brusquement un drame qu’Ernest n’avait pas soupçonné mais qui, tout bouleversant qu’il soit, ne vient pourtant pas transformer fondamentalement l’atmosphère toute de passion contenue d’Un garçon parfait. L’expression est utilisée à plusieurs reprises par le vieux Klinger pour désigner Ernest, dont la sortie de route passagère, dans les derniers chapitres, apparaît tout au plus comme un accès de fièvre intempestif. Et pourtant, malgré cet effet de sourdine, Un garçon parfait est un roman qui parvient à toucher le cœur de son lecteur, et à lui faire rencontrer l’âme d’Ernest, un garçon modèle dont la vie entière se sera construite autour d’une unique passion.

TLP

 

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