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3 juillet 2011 7 03 /07 /juillet /2011 18:13

NUIT ET BROUILLARD, suivi de DE LA MORT A LA VIE, par Jean Cayrol

Mille et une nuits, 2010

 

Nuit et brouillard est le texte écrit par le poète Jean Cayrol pour accompagner les images du document d'Alain Resnais sorti en 1956.

 

 

CAYROL - nuit et brouillardSe souvenir du passé et observer le présent

 

Nuit et brouillard

 

Fruit d’une commande passée par le Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale en 1954, Nuit et brouillard, le document d’Alain Resnais, a traversé les décennies en s’imposant comme un document majeur sur les camps de concentration. Scénarisé par Resnais et Olga Wormser, il fut monté et ensuite montré au poète Jean Cayrol, lui-même rescapé du camp de Mauthausen, qui en fut si affecté qu’il rédigea d’abord un commentaire loin de la salle de montage. Ce commentaire fut retravaillé par Chris Marker, puis Cayrol trouva la force de revenir à la salle de montage. Alors s’engagea un travail avec Alain Resnais, travail de précision destiné à accorder l’image et le texte.

 

Le texte de Jean Cayrol n’avait pas été publié jusqu’en 2010. Dans cette édition des Mille et Une Nuits, il se donne à lire indépendamment des images d’Alain Resnais. Il apparaît alors dans sa saisissante vérité, comme un témoignage en soi. On ne peut s’empêcher, si l’on a vu Nuit et brouillard, de revoir les images ; mais le lecteur « innocent », qui lit ce texte sans le secours des images, y découvre des images qui se passent d’écran.

 

C’est l’essence même de l’expérience concentrationnaire qui se trouve ici invoquée. Le texte est présenté sous forme de paragraphes, descriptions ou commentaires très courts sur les camps : leur histoire, leur conception, leur population, la vie telle qu’elle s’y déroulait. La peur ininterrompue. Passé et présent alternent, car le film retourne sur les lieux et affronte ce qui reste des camps à ce qui s’y est déroulé durant la guerre. Ainsi le spectateur – lecteur est-il lui-même impliqué dans ce voyage, interpellé parfois, notamment à la fin : car l’expérience concentrationnaire n’est pas un souvenir, une réalité morte, elle appartient au présent et nécessite la vigilance de tous pour que de telles horreurs ne se reproduisent pas.

 

Les images qu’invoque le texte de Cayrol sont en effet celles que la littérature, de fiction comme de témoignage, et le cinéma n’ont eu de cesse de reprendre depuis soixante ans, et dès 1947 avec la sortie de Si c’est un homme de Primo Levi. Les corps décharnés, les châlits accueillant plusieurs prisonniers, les kapos, les chiens, l’arrivée des déportés, les cuillères (Primo Levi leur accorde une place importante, Art Spiegelman aussi dans Maus), les chambres à gaz, les fours… Il est donc essentiel, au terme de cette évocation, d’apostropher le témoin d’aujourd’hui, en ne le laissant pas croire que l’horreur concentrationnaire appartient au passé. « La guerre s’est assoupie, un œil toujours ouvert », écrit Cayrol. Les derniers mots sont donc une exhortation à veiller et à garder les yeux ouverts sur le monde actuel, où nous « n’entendons pas qu’on crie sans fin ».

 

 

De la mort à la vie

 

Ce texte fut d’abord intitulé « Pour un romanesque lazaréen » et publié en 1950 ; il reprenait un article paru dans la revue Esprit en septembre 1949 (n°159). Jean Cayrol y dessine les traits d’une littérature nouvelle, qui rend compte de l’expérience concentrationnaire mais ne raconte pas les camps eux-mêmes. C’est une vision du monde, un type de personnage que cette littérature invente ; un art lazaréen dont la peinture et les autres formes d’expression peuvent elles aussi rendre compte.

 

Qu’est-ce que cette littérature lazaréenne ? Qu’est-ce qu’un personnage lazaréen ? C’est à ces questions que répond Jean Cayrol. Le personnage lazaréen serait un personnage incapable de vivre, enfermé dans une solitude dont Cayrol fait un vêtement, que l’on revêt pour se protéger du monde environnant. Insaisissable, apparemment indifférent, le personnage lazaréen assiste à ce qui se passe devant lui mais n’y prend part que de manière indirecte ; il demeure immobile, comme attendant la mort. Dans cette attente, toutes les personnes qu’il rencontre sont suspectes : elles peuvent d’un instant à l’autre se révéler bourreaux. De là une vision du monde comme réalité sans cesse changeante, où le personnage lazaréen est incapable de saisir une forme délimitée par des lignes. Ainsi les gens qu’il rencontre n’ont-ils pas, eux non plus, de visage précis ; ils représentent plus qu’ils ne sont : « C’est toujours une foule que le personnage lazaréen a devant ses yeux, même dans le plus simple visage. »

 

De même, le personnage lazaréen ne peut réaliser son « destin » jusqu’au bout. Toujours il échappe à cette « complétude ». Ne percevant le monde que de façon indirecte et incomplète, il est incapable de « réaliser » son existence. Un roman lazaréen sera donc un roman sans intrigue maîtrisée.

 

Ce personnage se caractérise par son incapacité à aimer ; ou il n’aime que de manière « parasite », en confiant à d’autres le soin de réaliser l’amour, dont il ne sera, lui, que le spectateur. C’est un personnage traumatisé qui ne vit que par procuration. Qui a grand besoin d’amour, pourtant, « un besoin fou d’amour, inimaginable, désespéré ». « Cet homme déraciné, en proie à l’inlassable indigence qui hante le monde, ne peut vivre que par les autres », tant lui-même est fuyant, apeuré, sans désir. C’est un homme qui ne s’attache pas, qui ne s’inscrit pas dans la durée mais constamment ailleurs, « évadé », « déconnecté ».

 

Par ce texte, Jean Cayrol tente de saisir l’insaisissable. La description qu’il fait du personnage lazaréen est celle d’un homme traumatisé, qui, revenu vivant d’une expérience de mort anticipée, ne peut comprendre pourquoi il est resté en vie – alors que d’autres sont morts – et ne peut reprendre la vie. C’est un mort en sursis. Un homme incapable de résilience, pour emprunter la notion sur laquelle travaillera plus tard Boris Cyrulnik, justement à partir de l’expérience des camps de concentration. Cayrol était lui-même un rescapé du camp de Mauthausen.

Thierry LE PEUT 

 

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commentaires

S
<br /> Ce texte de J.Cayrol serait intéressant à découvrir, mais on resterait un peu triste et désemparé de savoir qu'aucune résilience n'est possible. B.Cyrulnik, lui-même enfant résilient nous a<br /> brillament prouvé qu'avec "une main tendue" dans l'entourage ; un réchauffement affectif, une revalorisation du soi, des activités créatives et un altruisme peuvent se tricoter à nouveau<br /> <br /> <br />
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