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5 juillet 2009 7 05 /07 /juillet /2009 22:10
SEXY, par Joyce Carol Oates
Gallimard Jeunesse, 2006 (collection Scripto) - Folio, n° 4908, 2009

Par delà les risques du métier
Lorsque l'on évoque "les risques du métier", c'est au film d'André Cayatte (1967) que l'on pense : Jacques Brel, instituteur dans une petite école, est victime d'une campagne de calomnie après que trois de ses élèves l'ont accusé d'"outrage aux moeurs". A la fin du film (désolé pour ceux qui ne veulent pas connaître la fin, mais c'est essentiel pour cerner le propos), on découvre que les accusations étaient inventées de toutes pièces. Bien sûr, le mal est fait.

Sexy reprend l'histoire de l'enseignant accusé d'un forfait dont il est innocent. Les péripéties ne sont pas originales tant le thème vaut comme motif invariable d'une problématique immuable. Le fait que l'enseignant, un homme, soit accusé de "s'intéresser" aux garçons de son lycée explique l'intérêt que le livre soulève notamment auprès des homosexuels (voir le blog
culture-et-debats, par exemple, et la critique d' altersexualite.com). Et, de fait, le récit de Joyce Carol Oates renvoie à la problématique de l'homosexualité replacée dans le contexte scolaire - ou, de manière plus générale, dans tout contexte mettant en contact des adultes "ayant autorité" et des enfants. Le thème de Sexy n'est pas l'homosexualité, toutefois, mais la pédophilie. Le rapprochement des deux termes amène à questionner le regard que la société porte sur l'homosexualité, souvent confondue avec la pédophilie.

Les personnages du roman appartiennent à l'humanité ordinaire ; classe moyenne, milieu ouvrier, bourgeoisie sont évoqués tous les trois au travers des personnages qui font l'histoire. L'accusation de pédophilie et le jugement sur l'homosexualité sont liés par les propos de ces personnages : le père du protagoniste parle des "gays", des "tapettes", à l'instar du frère du jeune personnage ou de ses camarades du lycée, et tous condamnent l'homosexualité au nom de l'image de virilité qu'ils veulent donner. Le discours maladroit du père au jeune Darren stigmatise cette condamnation qui, même si elle se drape dans une tolérance "politiquement correcte", s'enracine dans la peur et donc le rejet de la différence, ressentie en l'occurrence comme une menace envers le fils.  On notera aussi que le père s'inquiète pour son jeune fils car il trouve celui-ci plus "fragile" que son frère aîné (un mec, un vrai), plus gracile, plus sensible, plus "féminin" donc, sans aller jusqu'à "efféminé".

La façon dont le père emploie toutes ces étiquettes est significative du regard que porte l'ensemble de la collectivité sur l'homosexualité. "Tu comprends de quoi je parle, Darren ? Des gays, des homosexuels ? Les gens les traitent de pédés, mais c'est péjoratif, maintenant. Avant on les appelait des tapettes. Aujourd'hui, disons que les gens sont plus politiquement corrects." (Folio, page 65) "... Avec le visage que tu as, ton air si tranquille et confiant. Disons que tu ressembles plus à ta mère qu'à ton vieux et qu'à ton frère, tu vois. Je ne veux pas dire que tu aies l'air féminin - efféminé -, pas le moins du monde." (ibid.) Oates insiste sur l'attitude du père durant ce discours, censé être une "conversation sérieuse" entre le père et le fils, une conversation sur les choses du sexe et une mise en garde contre le danger que représentent "certaines" personnes : "Un homme ou un garçon plus âgé que toi, il peut avoir n'importe quel âge..." (page 64) "Le père de Darren riait nerveusement, essuyant la paume de ses mains sur ses fortes cuisses. Il ressemblait à un homme qui ne sait pas ce qu'il dit, mais qui répond à un urgent besoin de le dire, et qui le dit. Des relents de bière émanaient de son haleine." (page 65) Le contexte, aussi, est essentiel : "C'était l'époque où avaient éclaté les scandales sur les abus sexuels dans l'Eglise catholique. A la télé, dans les journaux, on en parlait partout. Même Darren, qui ne s'intéressait pas beaucoup aux informations, était au courant." (page 64)

La conversation entre le père et le fils concentre la problématique du roman : car les craintes du père sont d'une nature qui échappe en partie au fils et génèrent une gêne plutôt qu'elles ne rassurent. "Trop jeune pour comprendre que son père voulait le protéger contre tout ce qui aurait pu lui faire du mal, Darren, paralysé par la gêne, ne savait que dire. Il aurait voulu se précipiter hors de la pièce. Il aurait voulu éclater bruyamment d'un rire moqueur." (page 66) La fuite ou le rire sont les deux options auxquelles pense le garçon pour surmonter la gêne provoquée par le discours de son père. Or, le rapport des jeunes garçons à l'homosexualité, mais aussi celui des adultes de leur entourage, à qui incombe la charge de les protéger et de les éduquer, est au centre du drame qui se joue dans le livre. Si la conversation a eu lieu quand Darren avait douze ans, elle lui revient à l'esprit quand, à seize ans, il se retrouve affronté à un doute bien réel. Non pas sur ses propres désirs ; ce n'est pas la question du roman. Mais sur ceux qu'il génère chez d'autres, et en particulier chez des hommes mûrs, professeurs, quidams ou amis de la famille. Le fait est que, face à ces doutes, Darren ne pourra compter ni sur sa famille ni sur le proviseur de son lycée ni sur les policiers. Tous ces garants de sa protection se révèleront incapables de répondre à son questionnement, car le drame révélera leur propre incapacité à gérer leur propre rapport à l'homosexualité et aux désirs interdits que l'on reprochera au professeur mis en accusation.

L'incompétence des adultes - ou leur insuffisance, si l'on veut être plus indulgent - est soulignée plusieurs fois par des scènes sans rapport direct avec le thème de la pédophilie. Darren, demandant à ses professeurs des précisions sur un cours, ou leur posant une question qui dépasse le cadre strict de la leçon, se voit opposer des fins de non-recevoir, comme si les enseignants n'étaient pas capables de répondre à une interrogation sincère outrepassant la limite étroite du cours. Pire : l'enfant se sent moqué, regardé avec dérision ou condescendance, alors même qu'il se montre seulement intéressé, qu'il avoue un questionnement personnel. Plus tard, lorsque le drame atteint son point culminant, le garçon se débat seul avec ses doutes mais espère encore trouver en l'adulte "référent" un secours ; cet espoir est balayé dans une scène consternante : l'adolescent, venu demander son aide au proviseur, ne trouve que lâcheté et intimidation dans son bureau. Le dernier symbole de la "justice" au sein de la "cité" scolaire vole en éclats dans cette scène de quelques pages (c'est le chapitre 59). Dès lors, Darren comprend qu'il ne peut compter sur les adultes : il devra, seul, construire ses repères pour étayer sa personnalité en devenir. Même l'amour - celui, sentimental, qui se dessine avec Molly ou celui, sexuel, qu'il découvre dans les bras d'une autre fille - semble promettre davantage de déceptions que de repères.

Le pessimisme de Sexy traduit le désarroi d'un garçon de seize ans qui ne fait pas seulement l'expérience de l'imposture adulte mais celle de la vie en général. Les "jeunes" ne valent guère mieux que les adultes ici. Ils sont guidés par l'envie, les préjugés, la bêtise, d'autant plus puissants qu'ils sont "ordinaires". C'est par dépit et par colère que plusieurs camarades de Darren décident de se venger du professeur d'anglais dont l'intransigeance a causé le renvoi de l'un des leurs de l'équipe de natation du lycée. Intransigeance jugée ambiguë, non pas tant parce que ces adolescents ont vraiment perçu "quelque chose d'anormal", mais parce qu'ils veulent frapper là où ça fera mal : les "grands airs" du professeur, son "affectation", son intérêt pour les athlètes du lycée, dont on disait hier qu'il les soutenait et aujourd'hui qu'il les "sacque", tout cela se mêle dans une accusation que l'on voit d'abord germer dans l'esprit des ados, puis se concrétiser sous la forme d'une enveloppe recelant des photos "dégoûtantes" et une "confession" écrite par un garçon de onze ans totalement imaginaire. Personne ne défendra l'enseignant : hier admiré pour sa compétence, il est brutalement, et sans espoir de s'expliquer - car la police "protège" les mineurs qui témoignent contre lui -, mis au ban du lycée et de la société dite respectable. Les élèves jasent, les parents s'interrogent, l'administration se défile, la police cherche l'aveu plus que la vérité.

Darren se trouve pris dans la tourmente à son corps défendant, et d'autant plus brutalement qu'il doute. Il sait que l'accusation a été forgée par ses camarades, dont l'irresponsabilité et la perfidie le consternent, mais il sait autre chose qui le taraude comme un secret embarrassant, qu'il ne comprend pas et qu'il ne peut confier à personne de peur d'être mal compris ou de donner à la horde des chiens une arme pour achever la curée. Là réside, selon moi, l'intérêt du roman : l'enseignant accusé n'est pas coupable de ce dont on l'accuse, mais il n'est pas innocent non plus. Le secret qui torture Darren, c'est l'intérêt "anormal" que son professeur a manifesté pour lui ; la façon dont il l'a regardé et dont il lui a parlé, un soir, en insistant pour le ramener chez lui en voiture, lui posant des questions sur sa vie, ses ambitions, l'invitant brusquement à l'appeler par son prénom plutôt que de lui donner du "monsieur". Cette familiarité inattendue, Darren l'a reçue comme une agression, elle a insinué en lui un doute qu'il n'était pas préparé à gérer. L'enseignant n'a pas eu à le toucher pour le bouleverser : il lui a suffi de lui faire sentir l'intérêt dont il était l'objet, un intérêt déplacé que l'adolescent n'a pas compris mais qui se précisera au fil du récit, contribuant à donner au garçon la conscience de ce qu'il est, ou représente, aux yeux des autres. Le cadeau empoisonné de l'enseignant à l'adolescent, c'est la conscience du désir sexuel qu'il suscite, et qu'il suscite non pas seulement chez les filles de son âge mais chez des adultes en qui lui-même ne percevait jusque là aucun enjeu d'ordre sexuel.

     "
Dans le regard embué de la salle de bains, il évite son regard.
     Un visage comme le tien. Pas comme ton frère ou ton vieux. Confiant. Féminin. Efféminé ?
     Beauté. Larges épaules. Hanches minces. Poisson torpille.
     Regard honteux. Regard coupable. Regard effrayé. Regard à éviter.
     Il passe un rasoir sur sa barbe de trois jours rapidement savonnée, en espérant à moitié se couper.
"
     (Folio, page 68, chapitre 18)

L'attitude du professeur fait écho à celle du père lors de la "conversation sérieuse". Ce sont les adultes qui introduisent dans l'esprit de l'enfant la composante sexuelle, l'un par souci de jouer son rôle de protecteur, l'autre par incapacité à imposer le silence à un désir que la morale réprouve. Car c'est bien là que se situe le coeur de Sexy : Oates ne juge pas l'enseignant, celui-ci reste un personnage "annexe", le récit épouse le point de vue de l'adolescent qui refuse de condamner le professeur même s'il réprouve, profondément, ce qu'il lui a révélé. Le dilemme de Darren est bien d'ordre moral et la mise en question de l'enseignant l'est aussi. Le "crime" de ce dernier, en effet, n'est pas d'éprouver du désir pour l'adolescent ; c'est de lui révéler ce désir, certes sans commettre aucune agression physique à son endroit, sans même lui suggérer quoi que ce soit de répréhensible, mais en lui imposant brutalement la conscience d'une puissance sexuelle à laquelle il n'est pas préparé et que la morale réprouve. Le "crime", c'est la violence morale faite à l'enfant, et l'objet de Sexy est le récit de la tourmente morale dans laquelle se débat Darren. On verra ainsi celui-ci, dans une scène marquante du livre, s'en prendre violemment à un homosexuel parce que ce dernier le renvoie à la conscience sexuelle que lui a imposée l'épisode avec l'enseignant. Cette scène est essentielle dans la construction personnelle de Darren : ayant cédé au réflexe de l'agression par peur de ses propres émotions - non pas, répétons-le encore, parce qu'il éprouve le moindre désir à l'égard d'autres garçons, mais bien parce qu'il ne supporte pas de se savoir objet d'un désir sexuel -, il refusera ensuite de céder à cette peur et de se joindre à la curée.

Là se joue donc un autre débat moral, qui repose sur la vérité et l'honnêteté : bien que bouleversé par les événements qu'il garde secrets et ceux qui se produisent publiquement, Darren refuse de transiger avec ce qu'il croit juste. Peu importe le "crime" commis à son encontre par l'enseignant accusé, il ne peut se résoudre à laisser se dérouler un lynchage provoqué par de fausses accusations.

Sexy n'est donc pas un roman sur les désirs interdits, c'est un roman sur l'adolescence, sur ce moment difficile où l'enfant, parvenant à la maturité physique, prend conscience de ce qu'il représente, de son pouvoir sur autrui, et se pose la question de l'utilisation de ce pouvoir. La force du roman est de ne pas prendre position ; les personnages sont montrés à travers le regard inquiet de Darren, s'ils sont condamnés ou approuvés ce n'est que par ce regard, jamais par l'auteur. L'expérience vécue par Darren reposant sur ses incertitudes, le lecteur garde la liberté de juger lui-même selon sa conscience. On peut supposer que le lecteur sensible à la beauté des garçons éprouvera de la sympathie pour l'enseignant ; mais le roman met à nu l'effet dévastateur que peut avoir un simple échange entre un adolescent et un adulte, dès lors qu'il investit des "données" que l'adolescent n'est pas encore prêt à assimiler, avec lesquelles il n'a pas appris à composer ; et cette mise à nu empêche le récit d'être "récupéré" par ceux qui sont prêts à défendre une relation à l'antique entre un adulte et un adolescent, elle recentre le drame autour de la problématique de l'adolescent.

L'étude des différentes couvertures de Sexy est éloquente (voir ci-dessous). Car ces couvertures orientent la lecture du roman vers cette ambiguïté, au risque d'en faire l'élément primordial du récit. Elles reposent précisément sur le désir qu'évoque un corps jeune, athlétique ; sur le charme fragile et ambigu de l'adolescence. Elles imposent le regard de l'enseignant, alors que le roman se focalise sur celui de l'adolescent. Certes, on ne peut nier que l'objet de Sexy est la nature sexuée de l'adolescent ; le désir qu'évoquent les couvertures renvoie à celui dont Darren prend conscience brutalement, sans l'accepter. Mais elles jouent largement sur l'attirance, au détriment du rejet, voire du dégoût, qui caractérise le cheminement de Darren dans le roman. On touche là à l'ambiguïté fondamentale des reportages consacrés à la pédophilie ou au tourisme sexuel ; information ou racolage ? La même remarque vaut pour d'autres livres (Actes impurs de Pasolini, par exemple) ou pour des films (le téléfilm Les garçons de Saint Vincent, pour "dénoncer" les abus sexuels commis au sein d'un collège religieux, met en scène de nombreuses images d'enfants nus ou impliqués dans des rapports sexuels ou sensuels avec des adultes, amenant obligatoirement à s'interroger sur les intentions du réalisateur et sur la validité de son choix - quand bien même les scènes en question ne relèvent pas de la pornographie). Or, le roman de Joyce Carol Oates n'est pas voyeuriste ; il repose sur un choix de narration qui souligne sans ambiguïté le véritable sujet du livre. Aussi préférera-t-on aux trois couvertures reproduites ci-dessous celle de la récente édition Folio (voir en tête de cet article), où, d'une part, l'accent n'est pas mis sur l'aspect adolescent des personnages figurés (ils sont saisis de loin et ont davantage l'air de jeunes adultes que d'adolescents), et où, d'autre part, l'image d'un corps "suspendu", en pleine chute, sous le regard d'un autre, symbolise la situation de Darren dans le roman.  TLP



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commentaires

B
En fait, ils ne pensent pas qu'à eux-mêmes ; je parle ici des personnages de premier plan, à savoir l'adolescent Darren et son professeur d'anglais. Le premier essaie de trouver sa place et, s'il se protège lui-même, il refuse aussi de dénoncer le professeur. Quant à ce dernier, il montre au cours du livre qu'il regrette de n'avoir pas su dissimuler son attirance pour l'adolescent. Mais, hélas, il a suffi d'une circonstance... Et non, nous ne parlerons pas du temps : en fait, la pluie vient de s'abattre avec une rage absolument dérangeante en cette saison. Bonjour chez vous.
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K
Votre billet apparaît intelligent sur un thème qui ne met pas à l’aise. Justement, à vous lire, le mérite principal du roman est de montrer les grandes insuffisances de tous, professeur dénoncé compris, si je saisis bien, et leurs conséquences telles que les ressent et les subit l’élève. De quoi faire se souvenir, encore une fois, que, outre ses textes législatifs, c’est sur l’idée fondamentale du respect d’autrui que se fonde une société : les travers que vous montrez ne tiennent-ils pas du fait que les personnages s’intéressent essentiellement à eux-mêmes ?<br /> Sinon, parlerez-vous, ici, de la pluie et du beau temps ?
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