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19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 10:27

MON PERE et autres textes d'Orhan Pamuk

O. Pamuk, 2006 - Gallimard, 2009 - Folio, 2012

 

pamuk - mon pèreLe fils et l'écrivain

Réunis dans un folio 2 € (n°5422), ces trois textes sont extraits d’un recueil plus vaste, D’autres couleurs (folio n°5194). Tous portent sur le père d’Orhan Pamuk. « Mon père » évoque les émotions ressenties par le fils à la mort de son père. « Regarder par la fenêtre » un épisode d’enfance qui approfondit l’une des remarques du premier texte, sur le père s’en allant au loin en laissant sa famille derrière lui. « La valise de mon papa », enfin, est le discours prononcé par Pamuk en recevant le Prix Nobel en décembre 2006.

 

Mon père

 

Dans le premier de ces textes, l’écrivain dresse un portrait de l’homme qui fut son père. De son insouciance, de sa liberté d’esprit, de cette désinvolture que le fils lui envie parfois mais que l’on retrouvera, dans le troisième texte, comme l’un des caractères qui précisément différencient l’homme et son fils, et dont l’impossibilité pour le second explique en particulier sa vocation d’écrivain. « Regarder par la fenêtre » se présente d’abord comme un recueil d’impressions sur la famille et les années d’enfance, puis se développe autour de la figure du père et spécialement de son absence et des effets qu’elle produit. Quant à « La valise de mon papa », c’est pour Pamuk une façon d’examiner ce qu’est pour lui l’écriture, ce que cela signifie d’être écrivain, à partir d’une anecdote, le souvenir d’une valise que lui remit son père, dans laquelle il avait rangé ses carnets, ses écrits, et que l’écrivain mit du temps à ouvrir. Ce sont ses peurs, ses questions, ses émotions à l’égard de son père et de la nature de l’écriture que l’écrivain évoque ici, utilisant un souvenir du père pour aller au fond de lui-même.

On voit poindre dans « Mon père » ce que l’écrivain développe ensuite dans « La valise de mon papa ». « Cette joie de vivre et cet optimisme à la Peter Pan l’ont tenu à l’écart des passions et des ambitions. Bien qu’il ait beaucoup lu, caressé le rêve de devenir poète et traduit nombre de poèmes de Valéry, je pense qu’il était trop bien dans sa peau, trop sûr de lui et optimiste pour se lancer dans les affres de la création littéraire. » (page 15) La légèreté, l’insouciance, l’optimisme sont du côté de la vie ; une vie pourtant incomplète car le père s’y est tenu à l’écart des passions, prix peut-être de sa liberté ; quant à l’écrivain, il serait, par contraste, mal dans sa peau, peu sûr de lui et, sinon pessimiste, du moins pas optimiste. La création littéraire est associée à la souffrance. Pamuk évoque ici, déjà, la valise de son père, et la nature de la peur que cet objet fit naître en lui : « Je sais très bien pourquoi les journaux intimes, les poèmes, les textes littéraires et les notes que j’ai trouvés à l’intérieur m’ont mis mal à l’aise : ils témoignaient d’une vie qui m’échappait. » (page 16) Une individualité que l’enfant refuse instinctivement à ses parents, qui sont parents avant d’être humains. Cette « autre vie », l’enfant la sentait confusément, et elle l’effrayait : « Quand il lisait, allongé sur le canapé, il relevait parfois les yeux de sa page et laissait distraitement vagabonder ses pensées. Je sentais alors qu’à l’intérieur de cet homme, dont je ne connaissais que l’aspect paternel, se trouvait une tout autre personne, un monde que je ne pouvais atteindre et, me doutant qu’il devait rêver d’une autre vie, je cédais à l’inquiétude. » (page 17) Cette rêverie du père, signe d’une insatisfaction intime, provoque l’inquiétude parce qu’elle compromet les certitudes de l’enfant, elle suggère un monde auquel il n’a pas accès, elle indique que la vie de son père ne se résume pas à être père, qu’elle ne se résume pas à sa famille. L’ailleurs est source de terreur. Ces remarques préparent ce que Pamuk développe dans son discours devant l’assemblée du Nobel ; elles suggèrent aussi un autre abîme que Pamuk, pourtant, n’évoquera pas : celui que sa propre nature d’écrivain peut faire naître dans l’esprit de ses propres enfants, si d’aventure ils prennent conscience que le monde de l’écrivain, dans lequel il se perd non seulement avec délices mais par nécessité, est bien plus vaste que sa famille. « Mon père » dessine les sentiments contradictoires du fils à l’égard de son père, entre désir de lui ressembler et refus au contraire d’être comme lui : « A vingt ans, il m’est arrivé de me dire que je ne voulais surtout pas lui ressembler. D’autres fois, j’étais tourmenté et furieux de ne pouvoir être aussi heureux et insouciant que lui, ni aussi séduisant et bien dans ma peau. » (page 18) C’est précisément parce qu’il est l’instrument de la construction de l’enfant, objet d’une inévitable et nécessaire comparaison, que le père, en mourant, génère une angoisse ; c’est un point d’ancrage qui brusquement disparaît en laissant l’enfant avec lui-même. Et l’on prend conscience alors d’une évidence : « la mort de chaque homme commence avec celle de son père » (page 19).

 

Regarder par la fenêtre

 

« Regarder par la fenêtre » revient sur la figure du père et sur l’angoisse qu’elle génère. Il ne s’agit plus cependant de réflexions nées dans l’esprit de l’écrivain après la mort de son père. Il s’agit cette fois de recréer l’anecdote, de se transporter dans le passé pour raconter un événement en essayant de retrouver le point de vue de l’enfant d’alors. C’est l’environnement de l’enfant que l’on y retrouve, avec les impressions qu’il y associait. Le père n’est plus l’objet du texte, et pourtant il en reste la figure centrale. Chacune des trois parties de ce texte court révèle un aspect du père ; ce qu’il est, mais aussi comment il est perçu, l’émotion qu’il génère. A l’image « mythique », dans « Mon père », succède la représentation en actes, où il n’est plus question de l’idée que l’enfant devenu grand a de son père, mais de ce que pouvait être vraiment ce dernier, au quotidien, et de l’effet qu’il avait sur son entourage. La mère de Pamuk prend vie ici, et une partie de sa famille. Le point de vue étant celui de l’enfant, c’est cependant à travers lui que parviennent au lecteur les sentiments des autres personnages, des adultes autour de lui. C’est au lecteur, parfois, de reconstituer ces sentiments, de les déduire. L’insouciance du père, évoquée dans « Mon père », devient ici une sorte d’indifférence aux choses, que l’enfant ne formulait pas alors mais que le lecteur, lui, peut constater. Tout n’est pas expliqué, comme la rencontre du père avec un autre personnage alors qu’il assiste avec ses deux fils à un match de football ; on ne sait pas quelle relation rapproche les deux adultes, mais on constate le peu d’entrain que met le père à répondre aux questions de l’autre, qui fait alors figure d’importun sans que cela soit jamais formulé. Le départ soudain, avant la fin du match, est-il lié à cette rencontre ? Ou s’agit-il simplement de l’ennui du père devant ce qui se passe sur le terrain ? Jamais on ne pénètre les pensées du père. L’enfant rapporte ses actes, qui s’agglomèrent au tableau d’ensemble, sans distance de l’enfant, sans mise en question. Au retour, le père laisse ses enfants dans la voiture et entre dans une boutique ; « Où Papa est-il allé ? » demande le narrateur à son frère ; sur la vitrine de la boutique, « de grands avions en plastique, des images de bateaux et de paysages ensoleillés ». Puis le père achète aux enfants des chewing-gums de la collection « Personnages Célèbres », juste après leur avoir demandé de ne pas lui demander « une fois de plus » ces chewing-gums. Le soir, on retrouve le père devant la fenêtre, regardant la rue, lorsque l’enfant vient lui demander l’autorisation de ne pas aller à l’école le lendemain. Il signe, sans chercher très loin, un mot d’excuse pour l’enfant. Les différentes attitudes du père recèlent les éléments inquiétants suggérés par « Mon père », mais ils ne sont pas perçus comme tels par l’enfant. C’est l’indifférence du père, sa distance à l’égard des choses, son manque d’intérêt pour elles, son regard dirigé vers l’extérieur ; « regarder par la fenêtre », qui donne son titre au texte, c’est ce que l’on fait quand on s’ennuie, comme l’explique l’enfant dans les premières lignes. Mais l’ennui du père, ici, n’est pas désigné comme tel, il est perçu par le lecteur mais pas par l’enfant. De même, la question «  Papa est-il allé ? » est-elle appliquée très simplement au moment où le père laisse quelques instants ses fils dans la voiture, alors que le lecteur y sent l’écho d’une angoisse plus profonde, que Pamuk évoque dans « Mon père », et qui est liée aux départs soudains, inexpliqués du père, pas seulement d’un stade au beau milieu d’un match, ou d’une voiture, mais de sa famille.

La deuxième partie du texte reprend le même principe : la vie des adultes, actes comme sentiments, se dessine en ombres chinoises sur la toile d’un récit où dominent les préoccupations de l’enfant, son bonheur de ne pas être vacciné à l’école car son père lui a signé un mot d’excuse, à l’insu de sa mère, ses disputes avec son frère au fil des parties de « dessus-dessous », un jeu où s’échangent les cartes de la collection Personnages Célèbres. Ainsi ce jeu, et la collection de l’enfant, son sentiment d’injustice et d’humiliation à perdre ses cartes à mesure que son frère gagne chaque partie, occupent-ils le premier plan du récit, alors que le drame des adultes se joue en filigrane. Rentré plus tôt de l’école, l’enfant assiste au départ de son père, qui lui donne un billet pour qu’il se taise ; avec cet argent, l’enfant envoie quelqu’un lui acheter des Personnages Célèbres. Le soir, l’absence de son père inquiète sa mère, pourtant l’enfant ne dit rien, fidèle à la promesse faite à son père. Il finira par parler, plus tard. Plusieurs fois, durant tout ce récit, on aura vu les personnages se poster devant la fenêtre et regarder la rue. La douleur de la mère, son sentiment d’abandon, ne sont sensibles que par déduction, jamais formulés par l’enfant, qui n’en prend pas la mesure. Elle ne sera tangible qu’à la fin de la troisième partie, mais de nouveau à travers leur manifestation extérieure, sensible à l’enfant alors que les sentiments ne le sont pas : les larmes de la mère, immobile, tenant ses enfants par la main sur le bord de la rue, tandis qu’ils attendent qu’elle les fasse traverser.

Ce qui bouleverse dans « Regarder par la fenêtre » est donc ce qui n’est pas dit. Le récit épouse le rythme et les préoccupations de l’enfant et le drame des adultes se joue en filigrane, pour culminer dans les larmes de la mère. C’est la réalisation de ce qu’Orhan Pamuk évoque dans « Mon père » : absorbé dans son propre monde intérieur, l’enfant perçoit les manifestations extérieures des autres « mondes » avec lesquels il cohabite mais n’a pas conscience encore de l’individualité de ses parents, des émotions qui sont les leurs. C’est cette conscience qui, en se formant, sera source d’inquiétude et d’angoisse.

 

La valise de mon papa

 

« La valise de mon papa » examine cette inquiétude. Mais Pamuk en élargit le spectre : il ne s’agit plus seulement de l’inquiétude de l’enfant à soupçonner, sans la connaître, la vie intérieure de son père, mais des sentiments du fils adulte devant la possibilité de pénétrer ce monde secret, sentiments qui mêlent la curiosité, la crainte, une forme de jalousie anticipée. « Ce qui me retenait tout d’abord de m’approcher de la valise de mon père, c’était la crainte de ne pas aimer ce qu’il avait écrit. » Mais aussi : « Ma vraie crainte, la chose qui m’effrayait vraiment, c’était la possibilité que mon père eût été un bon écrivain. » (page 65)

Orhan Pamuk développe alors ce que signifie pour lui être écrivain. On se souvient de la comparaison que faisait l’écrivain dans « Mon père » ; à l’insouciance de son père, à sa joie de vivre, à son optimisme, il opposait les « affres » de la création littéraire. Et si ce père si insouciant, si léger, si désinvolte, avait été un bon écrivain ? Qu’en serait-il alors de cette vision des choses, de cette conviction que l’écriture commence avec un sentiment d’insatisfaction, que l’écrivain est un homme qui a le besoin de se couper des autres, de s’enfermer dans sa chambre pour écrire, pour accéder à son monde intérieur et, patiemment, le construire en l’exprimant, par les mots ?

« La valise de mon papa » est un essai d’explication de cette conception de l’écriture, qui prend pour prétexte les écrits du père.

Laissons parler l’écrivain :

« Pour moi, être écrivain, c’est découvrir patiemment, au fil des années, la seconde personne, cachée, qui vit en nous, et un monde qui sécrète notre seconde vie : l’écriture m’évoque en premier lieu, non pas les romans, la poésie, la tradition littéraire, mais l’homme qui, enfermé dans une chambre, se replie sur lui-même, seul avec les mots, et jette, ce faisant, les fondations d’un nouveau monde. »

« Ecrire, c’est traduire en mots ce regard  intérieur, passer à l’intérieur de soi, et jouir du bonheur d’explorer patiemment, et obstinément, un monde nouveau. »

« Pour devenir écrivain, il faut avoir, avant la patience et le goût des privations, un instinct de fuir la foule, la société, la vie ordinaire, les choses du quotidien partagées par tout le monde, et de s’enfermer dans une chambre. »

« Pour moi, l’homme dans sa bibliothèque est le lieu où se fonde la vraie littérature. »

« Je crois que la littérature est la somme la plus précieuse que l’humanité s’est donnée pour se comprendre (…) la littérature est l’art de savoir parler de notre histoire comme de l’histoire des autres et de l’histoire des autres comme de notre propre histoire. Pour arriver à ce but, nous commençons par lire les histoires et les livres des autres. »

« (…) pour moi, être écrivain, c’est appuyer sur les blessures secrètes que nous portons en nous, que nous savons que nous portons en nous – les découvrir patiemment, les connaître, les révéler au grand jour, et faire de ces blessures et de nos douleurs une partie de notre écriture et de notre identité. »

« Etre écrivain, c’est parler des choses que tout le monde sait sans en avoir conscience. (…) L’écrivain qui s’enferme dans une chambre et développe son talent pendant des années, et qui essaie de construire un monde en commençant par ses propres blessures secrètes, consciemment ou inconsciemment, montre une confiance profonde en l’humanité. (…) Toute la littérature véritable repose sur une confiance – d’un optimisme enfantin – selon laquelle les hommes se ressemblent. »

« (…) le fait d’écrire et la littérature sont profondément liés à un manque autour duquel tourne notre vie, au sentiment de bonheur et de culpabilité. »

 

Thierry LE PEUT

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commentaires

B
Merci Princesse Papillon ! Le livre de Vargas mérite de figurer dans mes prochaines lectures ! Préférer le monde que l'on crée au monde réel, voilà un projet enthousiasmant :)
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P
Hello Bloggieman, amazing, je lisais justement "Lettres à un jeune romancier" de M.Vargas Llosa cette semaine ! En voici quelques mots qui font écho à ceux de Pamuk "L'homme et la femme développent<br /> précocement, dans leur enfance ou au début de l'adolescence, une prédisposition à imaginer personnes, situations, univers différents du monde où ils vivent, point de départ de ce que l'on appellera<br /> plus tard une vocation littéraire. Naturellement, de cette propension à s'écarter du monde réet, de la vie véritable, sur les ailes de l'imagination, à l'exercice de la littérature, il y a un abîme<br /> que la plupart des gens n'arrivent pas à franchir. Ceux qui le font et devinnnent créateurs de mondes par la parole écrite-les écrivains- sont une minorité qui, à cette prédisposition ou tendance,<br /> ont ajouté ce mouvement de la volonté que Sartre appelait un choix, orienter sa propre vie en fonction de ce projet. D'oû vient cette disposition précoce à inventer êtres et histoires ? Je crois<br /> que la réponse est la révolte. Je suis convaincu qu'en divaguant sur des vies hors de la réalité, l'écrivain manifeste indirectement un refus critique de la vie et du monde véritable, et un désir<br /> de les peindre suivant son imagination et ses désirs. Pourquoi consacrer son temps à quelque chose d'aussi évanescent et chimérique -la création de réalités fictives- si l'on est intimement<br /> satisfait de la réalité véritable, de la vie telle qu'on la vit ? (...) Ce conflit avec la réalité, secrête raison d'être de la littérature, de la vocation littéraire, conduit celle-ci à nous<br /> proposer un témoignage unique sur une époque donnée; La vie dans ces fictions -surtout les plus réussies- n'est jamais celle qu'ont réellement vécue ceux qui les ont inventées, lues, célébrées,<br /> mais la fictive, celle qu'ils ont dû créer artificiellement parce qu'ils ne pouvaient la vivre vraiment ; aussi se sont-ils résignés à ne la vivre qu'indirectement et subjectivement, comme l'on vit<br /> cette autre vie : celle des rêves et des fictions. La fiction est un mensonge qui recouvre une vérité profonde ; elle est la vie qui n'a pas été, celle que les hommes et femmes d'une époque donnée<br /> ont désirée sans l'obtenir, d'où leur obligation de l'inventer. Elle n'est pas le portrait de l'Histoire, plutôt son envers, le revers de la médaille, ce qui n'ayant pas eu lieu a dû justement être<br /> créé par l'imagination, par les mots, afin d'étancher les ambitions que la vie véritable était incapable de satisfaire"
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