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19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 10:16

JEANNE de Jacqueline de Romilly

Editions de Fallois, 2011 - Livre de Poche, 2012

 

Romilly - JeanneUne mère, par sa fille

Ecrit en 1977, ce livre ne sera publié qu’en 2011. Jacqueline de Romilly y évoque sa mère, qui vient de mourir. Par pudeur, elle ne voulait pas qu’il fût rendu public avant sa propre mort, survenue en décembre 2010. Helléniste renommée, connue pour ses écrits sur l’Antiquité et pour les livres plus personnels qu’elle publia au cours de sa carrière, Jacqueline de Romilly se livre ici à un exercice qui évoque d’autres de ses écrits : elle cherche à y reconstituer des événements et des sentiments en utilisant des photographies ou des objets. C’est en helléniste qu’elle commence ce long portrait de sa mère, avec cette formule en forme d’épithète homérique appliquée non pas à un personnage mythique mais à une personne bien réelle, sa mère : « Jeanne au bracelet d’argent ». Du bracelet aux photographies, des photographies aux souvenirs, Jeanne se déroule comme un essai intime, dans lequel et par lequel l’auteur s’efforce de retrouver cette mère qu’elle vient de perdre, et qui l’a accompagnée toute sa vie.

Jeanne est un hommage touchant à double titre : c’est la mère qui s’y voit dévoilée, mais aussi la fille qui se confie. Bien qu’elle cherche à recomposer la vie de Jeanne, Jacqueline également se dévoile, et en particulier elle exprime sa propre douleur au souvenir de ce qu’elle n’a pas su faire, ou voulu dire, lorsque sa mère était encore là. C’est donc un double portrait qui se dessine d’un chapitre à l’autre, même si le second n’est pas, de prime abord, l’objet du livre. Celui d’une mère admirable, du point de vue bien sûr de sa fille qui la raconte, et celui de l’adulte qui fut l’enfant de cette femme et qui, comme tout enfant, n’a pas toujours su lui montrer la gratitude qu’elle méritait. A mesure qu’elle parcourt l’existence de sa mère, la biographe se rend compte de la détermination et de l’abnégation dont elle dut faire preuve et qu’il lui est impossible de considérer avec objectivité car elle en fut elle-même la bénéficiaire. Tout en retraçant minutieusement le parcours de sa mère, à l’aide des documents et des souvenirs, parcellaires les uns comme les autres, Jacqueline de Romilly réalise que, toute sa vie durant, Jeanne a agi pour la protéger, elle, taisant ses souffrances pour ne pas en accabler l’enfant, à qui elle offrit, par son travail et son soutien, les conditions de sa réussite.

Portrait de femme par une femme, d’une mère par sa fille, Jeanne possède un côté indéniablement romanesque. Par son amplitude temporelle, qui recouvre deux guerres. Par ses lieux, aussi, car même si l’essentiel se déroule à Paris les circonstances amènent souvent Jeanne à se déplacer, pendant la guerre notamment, lorsqu’il faut aller se cacher jusqu’en Espagne. Enfin, par une sorte d’idéalisation qui tient aux amours tragiques de Jeanne et, tenant les hommes à distance, fait de cette dernière une figure de femme indépendante traversant le siècle en ne devant sa réussite qu’à elle-même – et à une part de chance. Frappée par le destin, souriante pourtant, à la fois « tendre et désabusée », se jouant du conformisme et passant d’un domaine à l’autre avec autant de réussite, Jeanne dégage une force qui la rend forcément attachante, et plus attachante encore parce que tout cela nous est donné par le regard de sa propre fille.

Jacqueline de Romilly, au demeurant, sait ménager des effets d’attente, en refermant souvent un chapitre sur l’annonce d’événements à venir, titillant la curiosité de ses lecteurs et faisant sentir la maîtrise de l’écrivain, quand bien même il prétend se borner à rendre compte des faits. Témoin la fin du chapitre VIII, où l’on sent le regard de l’helléniste : « …nul ne pouvait prévoir ce qui allait venir à la traverse. Car quelque chose vint à la traverse, quelque chose qui ne tenait en rien à elle et qui me semble prêter à ce destin de Jeanne une portée tragique si forte que l’on dirait un de ces mythes inventés exprès pour donner une idée de ce qu’est, à la limite, le tragique. » Suit un dernier paragraphe qui, avec un art consommé du récit, met en balance le bonheur présent et les changements « irrémédiables » qu’un nouveau bouleversement s’apprête à apporter.

La science certaine dont fait preuve Jacqueline de Romilly dans l’art de la construction littéraire fait ainsi de Jeanne un livre qui se lit comme « une histoire inventée », non pas une succession de scènes mais un récit qui donne vie à son « héroïne » et sens à son histoire. De là, aussi, l’impression d’un « parcours exemplaire » qui ajoute à cette dimension romanesque. Sous la plume de sa fille, Jeanne devient donc une héroïne de roman, ce qui n’est pas le moindre des hommages.

Thierry LE PEUT

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