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1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 13:25

 

Broch - mort de virgileVIRGILE TEL QU'EN L'ETERNITE

La mort de Virgile accompagne le poète latin à Brindisium à son retour d’un voyage en Grèce, en septembre 19 avant J.-C. C’est là que le poète va mourir après une journée et une nuit de pensées et d’hallucinations que raconte Hermann Broch dans cet imposant ouvrage. Né à Vienne en 1886, arrêté et emprisonné par les nazis en 1932, il s’enfuit en Angleterre puis aux Etats-Unis en 1938. Il y meurt en 1951. Quatre ans plus tard, La mort de Virgile paraît en France.

Roman symphonique, La mort de Virgile est construit en quatre mouvements qui correspondent aux quatre éléments, chacun accompagné d’un sous-titre : « L’eau – l’arrivée », « Le feu – la descente », « La terre – l’attente », « L’éther – le retour ». Chaque mouvement a son identité propre, l’un narratif, l’autre introspectif, plongeant dans l’imagination malade du poète en proie au doute. Il doute de la pureté des motivations qui ont fait de lui un poète, il doute d’être parvenu à une vérité certaine qui justifierait son œuvre. Il en vient alors à envisager, à désirer ardemment, de brûler L’Enéide, œuvre imparfaite, œuvre entachée de l’échec d’une vie, qui ne doit pas rester après lui. 

Ce sont là les deux premiers mouvements : l’arrivée à Brindisium de Virgile, ramené de Grèce par un Auguste impérieux et impérial, donne lieu à un récit qui s’étend longuement à partir d’un prétexte minimal. Virgile, débarquant du navire qui a déposé Auguste à Brindisium, est conduit dans une litière jusqu’à la résidence impériale, mais son petit cortège, négligé et séparé de la procession qui accompagne Auguste, est dévoyé et ne parvient au terme du voyage qu’en traversant des rues populaires où l’anonymat du poète et la rudesse des êtres qu’il entrevoit depuis sa litière font planer une lourde menace. Cette traversée, anecdotique si l’on considère l’événement, devient par le prisme de l’esprit et des yeux de Virgile un périple chargé de signes et d’angoisses placé sous l’égide d’un jeune garçon sorti de la foule – ou peut-être de nulle part – pour guider le poète à travers les rues de la ville. Ce jeune garçon ne cessera d’apparaître auprès de Virgile, image d’une innocence désirable et énigmatique, issue du passé du poète lui-même, porteur d’un sens que le poète tentera tout au long de découvrir. C’est là le sens même du récit : permettre à Virgile d’approcher une vérité qu’il désespère de trouver à l’heure où la proximité de la mort l’étreint dans une sorte d’indifférence et d’incompréhension générales. La suite du récit ne quittera plus l’appartement où Virgile est logé et où il reçoit la visite d’amis empressés, d’un médecin, d’Auguste, et d’autres visages dont on ne sait toujours s’ils sont réels ou imaginaires. La réalité n’apparaît que mêlée aux hallucinations qui traduisent l’anxiété et l’effort du poète pour comprendre. Comprendre le sens et la portée de sa vie comme de son œuvre, comprendre les signes qui lui sont adressés et choisir, enfin, l’unique voie de salut. 

Fuite, oh ! fuite ! oh ! nuit, heure de la poésie ! Car la poésie est l’œil en attente, l’œil dans la pénombre, la poésie étant l’abîme doué de vue, doué de pressentiment, sachant le crépuscule ; elle est attente sur le seuil, à la fois communion et solitude, à la fois copulation et angoisse de la copulation, mais même dans la copulation elle reste affranchie de l’impudicité, aussi affranchie que les songes du troupeau endormi, bien qu’elle ne perde jamais l’angoisse de l’impudicité ; oh ! la poésie, l’attente chaste, elle n’est pas encore le départ mais un perpétuel adieu, - l’adieu sans départ, la fuite immobile, la poésie. (p. 84-85)

Le deuxième mouvement laisse Virgile face à lui-même, aux signes et aux chimères issus de la nuit. La nuit réelle qui tombe sur la ville, la nuit intérieure du poète. Hermann Broch saisit l’angoisse du poète de la façon la plus intime, en s’abandonnant au mouvement de son âme, non de sa conscience, puisque Virgile flotte dans une région incertaine entre le sommeil et la conscience, mais bien de ce qui, au tréfonds de son âme, s’agite et cherche une voie. Dès lors, les accidents de la réalité ne sont que des figures du rêve dessinées sur un théâtre imaginaire. C’est ainsi que Virgile assiste à une scène étrange au pied de son balcon, dont les acteurs ne s’adressent pas à lui et pourtant jouent pour lui. Tout devient porteur de sens, à l’image du jeune garçon qui refuse de s’en aller, s’obstinant à guider le poète – mais vers quoi ? Les longues phrases de Broch n’accompagnent pas seulement ce mouvement de l’âme, elles le dessinent, emportant le lecteur dans une sorte d’errance aux limites du réel, une errance hypnotique qui n’est absolument pas abandonnée au hasard mais au contraire dirigée tout entière vers une révélation. Cette révélation mettra tout le roman à se constituer, à travers les questions et les doutes du poète, ses certitudes et ses illusions. Broch ne met pas seulement en scène Virgile, il interroge la poésie et son rapport à l’existence. A la fois rêverie et démonstration qui renvoie à Virgile autant qu’elle ramène à Broch, La mort de Virgile se déploie comme une symphonie hypnotique où se mêlent narration et philosophie autant que poésie et religion. Au terme de ce deuxième mouvement Virgile est saisi d’une illumination : il doit brûler L’Enéide, ne pas laisser subsister un si flagrant témoignage de son échec, l’échec d’une vie dédiée à l’art mais égarée dans l’erreur qui lui a fait manquer son objet. L’objet de la poésie, le seul véritable objet capable de racheter toute une existence, ce n’est pas l’expression savante ou élégante, ce n’est pas l’hommage rendu à une patrie ou à un empereur qui se reconnaît dans ces vers imparfaits, c’est une chose bien plus simple, et si complexe, dont Virgile a brusquement la révélation au crépuscule seulement de sa vie : c’est l’amour. La poésie devrait l’avoir fait communier avec le monde et les êtres qui le peuplent, or elle l’en a éloigné irrémédiablement, il s’est perdu dans la vaine quête de l’art pour l’art et s’est laissé détourner de ce qui, au seuil de la mort, lui échappe toujours. La poésie devait le faire à la fois protégé et protecteur, mais il s’y est fourvoyé. La destruction de son « grand œuvre » est donc l’unique moyen d’effacer cette erreur, de conjurer l’échec. Il ne faut pas laisser le monde s’emparer de L’Enéide comme le témoignage d’une réussite dont Virgile est désormais convaincu qu’elle n’est que vanité et illusion. 

Le troisième mouvement rend Virgile à la réalité. Le jour se lève. Ce sera son dernier. Il sait que la mort est proche, même si ses amis, son médecin, Auguste refusent de le voir. Ils s’obstinent à nier l’évidence, celle de la mort comme de l’échec du poète. Pour eux, L’Enéide est un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre de Virgile, la réussite ultime de la poésie, la consécration de son auteur comme de Rome. Aussi refusent-ils d’entendre la folle détermination de Virgile à le détruire. De là un dialogue entre Virgile et ses amis mais, surtout, un long entretien entre le poète et l’empereur. La visite d’Auguste occupe une grande partie du troisième mouvement. Elle se déroule dans une réalité ambiguë où il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai de la chimère, personnages vivants et rêvés se déplaçant autour de Virgile sans qu’il parvienne à les distinguer, tant ils interagissent constamment dans une sorte de ballet confus qui n’est que celui des signes que le poète tente encore d’interpréter. 

L’effort de Virgile pour comprendre la poésie et donner un sens à sa vie est en fait une tension vers la mort. Lui le perçoit maintenant très sûrement, bien que son entourage le nie. Virgile cherche toujours la voie vers la mort ; pour la trouver, il doit comprendre, se débarrasser des illusions, mettre de l’ordre dans ses idées et dans ce qu’il va laisser derrière lui. Aussi convoque-t-il ses amis, Plotius Tucca et Lucius Varius, pour leur dicter ses dernières volontés, au milieu de leurs protestations. C’est l’héritage du poète qui se met en place ici, entre le tandem tour à tour admiratif, indigné, ému et l’empereur tout ensemble intrigué, bienveillant et furieux. Auguste ne comprend pas le désir de Virgile de détruire son œuvre, il s’en indigne car celle-ci devait être le don du poète à son empereur, la traduction de son grand œuvre à lui, de ce qu’il a accompli en Rome et pour Rome, de ses propres efforts pour donner forme à l’empire et laisser, lui aussi, un héritage. L’Enéide est une partie de cet héritage et il refuse de s’en voir privé pour des raisons obscures que Virgile désespère de lui faire entrevoir. 

De là un dialogue où se succèdent considérations philosophiques et considérations politiques, au milieu des émotions de l’un et de l’autre. Une sorte de résignation fatiguée chez Virgile, qui se débat entre sa propre vérité et la perception que pourrait avoir Auguste de ses paroles, autour du malentendu sur L’Enéide. Une volonté de comprendre chez l’empereur, inséparable d’une détermination qui le conduit à la colère lorsque la compréhension lui échappe et qu’il pense percevoir chez Virgile un jugement, non seulement de son œuvre personnelle, mais de l’œuvre de l’empereur également. Or, comment les pensées de Virgile sur sa propre existence pourraient-elles ne pas impliquer aussi sa vision du monde, et d’Auguste dans ce monde ? D’autant que, convaincu du bien fondé de sa décision de brûler L’Enéide, Virgile voit Auguste, dans l’espèce de délire au sein duquel se déroule tout ce dialogue, comme un homme animé d’une intention voilée, celle de lui « voler » L’Enéide. La vision ou la conscience du coffre contenant le manuscrit est donc omniprésente dans ce troisième mouvement, comme les notions d’erreur, de vanité et d’embrasement. 

Puis vient une manière d’apaisement. Virgile est de nouveau seul. Il a pris ses dispositions quant à son héritage. Il peut attendre la mort plus tranquille. Le quatrième mouvement, le plus court de tous, est un voyage. Un voyage dans l’éther, au-delà du corps étendu sur le lit dans la résidence impériale. L’âme de Virgile s’abandonne, les attaches de la réalité se défont peu à peu, un autre monde apparaît, insolite, à mesure que le poète fait ses adieux aux figures de son existence. Une étoile maintenant le guide. Tout au long du roman, les pensées de Virgile et ses visions l’ont poussé vers une compréhension chrétienne de l’existence, une aspiration à une vérité unique dont Virgile serait à la fois le protecteur et le protégé, donc intimement liée à la poésie. C’est cette vérité dont il s’approche au fil du quatrième mouvement. On a voulu voir, bien sûr, dans certains passages de Virgile l’annonce ou la prescience de cette vérité chrétienne, et l’âge d’or annoncé par le poète dans ses Bucoliques – avenir pacifié instauré par Octave, futur Auguste, mais selon certains évocation aussi de la venue du Messie préfiguré dans la religion juive, bien que rien ne permette d’ajouter foi à cette interprétation – s’invite dans ces dernières pages sous la forme d’un jardin (où un serpent « s’enfuit en glissant dans la verdure dorée et rayonnante des herbes et du feuillage », p. 569). Le propos de Broch est sans équivoque même si Virgile, lui, poursuit une vérité qui n’a pas de nom – mais qui s’incarne néanmoins dans une Trinité et se révèle, à la dernière ligne du roman, dans « le Verbe qui est au-delà de tout langage ». 

Odyssée d’une âme, La mort de Virgile est donc aussi le récit d’une disparition et de l’éclosion d’une vérité qui dépasse tout ce qui fut avant elle. Cette vérité qui donne sens aux visions de Virgile, c’est la vérité de Dieu, l’innommé, qui se substitue au paganisme mourant. On retrouve là la double interprétation de la IVe Bucolique mais aussi une pensée plus moderne, celle de Broch, qui utilise la mort du poète latin comme figure centrale d’une méditation sur la poésie et la création, méditation profane qui ne peut que se fondre in fine dans une vision religieuse puisqu’il est précisément question de donner sens à la pluralité du réel, d’ex-pliquer la création poétique. Œuvre narrative pour le moins insolite, écrite comme une symphonie, La mort de Virgile est une méditation philosophique autant qu’un art poétique. Déroutante parfois, elle est surtout fascinante et nullement ennuyeuse. Elle fait revivre en Virgile une figure non pas tant de l’Antiquité que de l’art universel et éternel. On peut n’être plus sensible au contenu religieux du roman, et pour autant le rester à l’art poétique et à l’aventure singulière d’une âme en quête de compréhension. 

Thierry LE PEUT

 

LA MORT DE VIRGILE de Hermann Broch

 

Gallimard, 1955 – L’Imaginaire Gallimard n° 65, 2013

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