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12 mai 2010 3 12 /05 /mai /2010 17:15

LES DISPARUS, de Daniel Mendelsohn

D. Mendelsohn, 2006 - Flammarion, 2007

 

 Etre en vie, c'est avoir une histoire à raconter
DisparusLa première exergue de Les Disparus est une citation de Marcel Proust. Daniel Mendelsohn invoque ainsi d'entrée son illustre aîné, dont l'esprit ne quitte jamais les pages du livre. Il y a du Proust dans le style de Mendelsohn – ou, car la distinction s'impose, dans celui de son traducteur français Pierre Guglielmina -, dans ces phrases qui s'étirent à force de vouloir embrasser la complexité d'un instant, qui est toujours infiniment plus qu'un événement ou une impression. Mendelsohn commence son livre par l'un de ces événements qui, replacé dans un contexte qui n'en finit pas de s'étendre en ramifications, devient le révélateur d'une réalité considérablement plus vaste que l'incident lui-même. Les larmes que l'apparition de l'enfant provoquent chez de vieilles personnes ne sont pas seulement reliées à un lieu et à un moment donnés, elles sont la résultante d'événements, et de toute une Histoire, dont l'écrivain cherche à restituer la nature complexe en mettant au jour les liens qui les relient. Les Disparus est ainsi une affaire de liens, qu'il apparaît bien vite impossible de rendre par un récit linéaire. Les liens de famille, mais aussi, et surtout, les liens multiples qui se créent entre différents moments, entre le passé et le présent, et plus encore entre les passés et les présents.

En cherchant à connaître la vérité sur ce qui arriva à certains membres de sa famille en Europe durant l'Holocauste, Mendelsohn recueille les témoignages des survivants. Mais ces témoignages ne suffisent pas à établir une vérité incontestable, car ils se contredisent autant qu'ils se complètent, révèlent d'autres vies que celles qu'ils cherchent à approcher, d'autres expériences, d'autres préoccupations. Plus que des faits, c'est la vérité des existences perdues que l'écrivain cherche à retrouver. Non pas seulement ce qui est arrivé, mais ce qu'était la vie de ces personnes quand cela est arrivé, ce qu'avait été leur passé, la façon dont elles ont vécu l'événement, et pourquoi, à cause de quoi.

Les Disparus n'est pas qu'une enquête, c'est une quête. L'auteur y cherche une vérité sur lui-même et sur le temps autant que des vérités sur des personnes disparues. On sourit devant la quatrième de couverture qui promet « un récit policier haletant », parce que cette promesse est de nature à fourvoyer certains lecteurs : Mendelsohn ne se situe pas dans le récit événementiel mais dans la recherche d'une vérité sur soi, sur l'existence, sur ce que c'est qu'exister, ce que c'est que témoigner. Son enquête passionnera les historiens et les généalogistes, sans doute, et elle peut même passionner les amateurs de romans policiers, après tout, mais elle épouse une forme avant tout littéraire. Elle est « une formidable chambre d'écho », comme l'écrivait un critique de Lire : une réflexion sur les hommes, l'Histoire, les lieux, le voyage, l'héritage, la transmission, la mémoire, à partir des faits que traque l'auteur mais aussi à partir de cette traque elle-même.

Le livre est épais – plus de neuf cents pages dans l'édition de poche. Et parfois l'on se dit que l'auteur aurait pu condenser, couper. Quel besoin de s'attarder sur la découverte touristique des villes que l'auteur a visitées pour recueillir les témoignages nécessaires à son projet ? Quelle nécessité de décrire l'état d'esprit de lui-même et des gens qui l'accompagnaient dans ces déplacements ? Mais très vite il est clair que ces aspects du livre le constituent autant que l'enquête sur les faits du passé. L'histoire que raconte Mendelsohn s'inscrit dans ces villes, telles qu'elles furent et telles qu'elles sont devenues, et l'objet du livre est autant dans les enquêteurs et dans l'enquête que dans ce qui arriva à l'Oncle Shmiel et à sa famille durant la Seconde Guerre mondiale. Mendelsohn, les membres de sa famille qui l'accompagnent dans ses déplacements, ses amis, les survivants comme les morts, tous ont de l'importance car ils amènent l'auteur à s'interroger sur ce qui sous-tend les rapports entre les membres d'une même famille, d'une communauté, sur le sens que l'on peut donner aux événements comme au récit qui est fait ensuite de ces événements.

L'écrivain s'attache ainsi à restituer non seulement le contenu des entretiens qu'il a avec les témoins, mais aussi l'entretien lui-même, la manière dont il s'est réalisé, le lieu, les enjeux, les manières de parler et de bouger, les craintes et les motivations. Car ce sont tous ces éléments qui font la vérité d'une situation. Et en insistant sur la recréation de ces moments il nous rappelle qu'il en est de même des événements du passé, qui eux aussi s'inscrivaient dans une trame autrement plus complexe et profonde que le simple déroulement des faits. Aucune histoire n'existe sans un narrateur ; l'écrivain en est conscient, lui qui, voulant conter les histoires qu'il a recueillies, s'interroge sur la vérité objective et les vérités subjectives, sur les raisons qui font évoluer un récit à mesure qu'il est retravaillé par de nouveaux narrateurs, enfin sur ses propres choix lorsque lui revient, à lui désormais, la responsabilité de combiner en un seul récit les multiples récits qu'il a entendus. L'enquête sur le passé est donc aussi une enquête sur ce que c'est que conter, non seulement quand on se fait le témoin d'événements anciens mais aussi quand on compose un livre.

« Parfois, les histoires que nous racontons sont les récits de ce qui s'est passé ; parfois, elles sont l'image de ce que nous aurions souhaité voir se passer, les justifications inconscientes des vies que nous avons fini par vivre. » (pages 624-625)

« […] en raison de ce que nous avions entendu au cours de nos voyages, j'avais commencé à m'intéresser énormément aux histoires, à la façon dont ces histoires se multipliaient et donnaient naissance à d'autres histoires, […] même si ces histoires n'étaient pas vraies, elles restaient intéressantes en raison de ce qu'elles révélaient des gens qui les racontaient. Ce qu'elles révélaient des gens qui les racontaient […] faisait aussi partie des faits, des documents historiques. » (page 740)

« […] je comprends parfaitement de quoi elle avait peur, pourquoi elle redoutait de voir ses histoires figurer dans mon livre. Elle savait que dès l'instant qu'elle m'autoriserait à raconter ses histoires, elles deviendraient les miennes. » (page 456)

« Et qu'est-ce qu'il y a derrière ces histoires ? Je peux vous raconter des tas d'histoires de ce qu'il y a derrière ces histoires. Il y a des rancunes personnelles. » (page 740)

« Etre en vie, c'est avoir une histoire à raconter. » (page 783)

Qu'il se souvienne de la façon dont son grand-père racontait les histoires – une façon qu'il fait sienne, à son tour, en écrivant ce livre -, s'interroge sur les raisons qui font parler ou se taire les personnes qu'il rencontre, se demande quelle place et quel crédit accorder aux témoignages qu'il entend et qu'il a entrepris de restituer, Mendelsohn fait de Les Disparus une réflexion sur ce que c'est que raconter, ce que c'est qu'écrire. Son livre est un voyage où s'entremêlent ainsi la grande Histoire et les petites histoires, parce que celle-là n'est accessible qu'à travers celles-ci, mais que celles-ci sont indissociables des personnes qui les vivent et qui les racontent, la vérité n'étant jamais réductible aux faits mais toujours dépendante des conteurs – de leur identité, de leurs rapports avec les gens dont ils parlent, de leur regard sur leur propre vie, des craintes et des hontes dont ils ne sont pas toujours conscients, de la façon dont ils perçoivent leur responsabilité à l'égard de ce qui fut et de ceux qui furent, des disparus comme des vivants. En s'intéressant aux témoins autant qu'à leurs histoires, Mendelsohn place au premier rang les humains, et leur humanité. Il se veut passeur, mais également conservateur, témoin lui-même, dans un mouvement qui ne peut jamais s'arrêter puisqu'il n'y a jamais d'histoire sans narrateur.

La double interrogation sur ce qu'est un récit et sur ce qui pousse les gens à agir est appliquée par Mendelsohn au début de l'Ancien Testament, qui fournit la structure du livre et dont l'auteur examine les histoires à mesure qu'il progresse dans son propre récit. Son livre et le Livre s'entremêlent ainsi dans une relation intime qui amène l'écrivain à s'interroger sur la signification des histoires et celle de l'Histoire. A mesure que le récit des événements historiques met au jour les atrocités commises durant la Seconde Guerre mondiale, Mendelsohn questionne aussi les textes bibliques qu'il a lus dans son enfance et son adolescence, et en arrive à poser une interrogation qui concerne autant l'Histoire mythique des origines que l'Histoire réelle : qu'est-ce qui pousse à faire le mal ou à choisir le bien ? Pour quelles raisons Dieu provoque-t-il le Déluge, cet autre Holocauste, ou la destruction de Sodome et de Gomorrhe ? Pour quelle raison demande-t-il à Abraham de sacrifier son propre fils ? Et pourquoi Abraham obéit-il ? Pourquoi les voisins, les amis, les parents agissent-ils comme ils le font dans les circonstances tragiques décrites par les témoignages sur l'Holocauste ? Pourquoi certains choisissent-ils de trahir et de tuer tandis que d'autres choisissent d'aider, de cacher, de mourir ?

Les Disparus est une enquête sur les morts mais il est tout autant une enquête sur les vivants. Il questionne notre rapport à l'Histoire, mais aussi nos rapports les uns aux autres. Oeuvre d'écrivain, il constitue également un document utile et précieux sur l'Holocauste. Il nous rappelle que les disparus (the lost dans la version originale) ne sont pas « seulement » ceux qui ont péri mais aussi ceux qui, ayant survécu, n'ont jamais vécu la vie qui aurait pu être la leur. Et qu'une vie, comme une histoire, est faite de liens si nombreux et si riches, charrie avec elle tant de peut-être et de résonances, qu'il est impossible de la réduire à une seule vérité, aussi simple soit-elle. Sinon peut-être à la vérité du lien lui-même.

Thierry LE PEUT

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commentaires

J
<br /> Voila de quoi alimenter la réflexion sur les éléments qui constituent l'identité d'une personne.<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Et bien ! rien que des choses plus intelligentes les unes que les autres dans ce livre : cela donne envie.<br /> <br /> <br />
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