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3 janvier 2013 4 03 /01 /janvier /2013 21:27

LE DIEU DANS L'OMBRE de Megan Lindholm alias Robin Hobb

Megan Lindholm Ogden (Robin Hobb), 1991 - Editions SW-Télémaque, 2004

 

Hobb Dieu dans l'ombreRoman de la femme, roman de la vie

Le dieu dans l’ombre est une histoire insolite. Connue pour ses cycles « fleuves » L’Assassin royal et Les aventuriers des mers, Robin Hobb signait là un roman en apparence réaliste, ancré dans notre monde et non dans un univers imaginaire apparenté à la fantasy. En apparence, car Le dieu dans l’ombre comporte aussi une part très imaginaire, qui grandit au fur et à mesure du roman, même si l’on hésite longtemps entre une interprétation rationnelle et une autre fantastique. L’histoire est celle d’Evelyn, une jeune femme de vingt-cinq ans, qui vient de quitter son Alaska natal pour passer quelques semaines dans sa belle-famille. « Petite souris » mariée à un homme qu’elle estime parfois trop beau pour elle, la narratrice n’entre pas dans cette parenthèse sans appréhension, car elle s’estime incapable de se faire accepter par les parents de son mari, qui est aussi le père de leur petit garçon, Teddy. Evelyn, Tom et Teddy forment apparemment une famille heureuse ; Evelyn est amoureuse d’un mari qui l’aime, au point qu’il a accepté de vivre avec elle dans une cabane en Alaska, loin de sa propre famille. Mais le retour au bercail se révèle moins provisoire que prévu. A mesure que s’écoulent les semaines, Evelyn souffre d’une solitude de plus en plus grande, tandis que Tom reprend sa place dans l’entreprise paternelle et qu’elle-même ne parvient pas à se faire sa place au sein de la famille Potter. Le père est un tyran qui ne l’aime pas, et ne se prive pas de le dire ; la mère, une parvenue possessive et maniaque, la fille une gravure de mode au caractère aussi parfaitement lisse que ses tenues sont élégantes jusqu’à la caricature.

C’est cette plongée dans un « clan » typiquement américain que décrit Robin Hobb, en adoptant le point de vue de celle qui n’en fait pas partie. Cantonnée dans la « petite maison » tandis que Tom travaille toute la journée et que Teddy est accaparé par sa tante et ses grands-parents, Evelyn voit ses certitudes vaciller. L’amour de Tom, celui de son petit garçon, le bonheur parfait qu’elle croyait posséder, sa propre santé mentale sont lentement mis à mal par la promiscuité avec les Potter. On est tenté de croire par moments à un mauvais roman, tant les attitudes des Potter paraissent stéréotypées et excessives ; la réussite de Robin Hobb consiste à nous emprisonner dans l’esprit d’Evelyn, qui ne cesse de se demander elle-même si ce n’est pas sa seule perception des choses et des gens qui est problématique. Les Potter sont-ils vraiment ce qu’elle rapporte, ou ne paraissent-ils si haïssables que parce qu’elle les voit ainsi ? Evelyn n’est-elle pas jalouse, jusqu’à la paranoïa ? Incapables de répondre à cette question puisqu’Evelyn elle-même ne connaît pas la réponse, nous sommes emportés dans un récit d’une logique implacable qui confine à la cruauté. Comme on s’en doutait, l’isolement de plus en plus évident d’Evelyn conduit au drame, d’autant plus saisissant qu’il est brutal. Construit comme un huis clos oppressant, à la fois par l’unité de lieu et par le choix du point de vue interne, Le dieu dans l’ombre est construit comme une mécanique implacable, parfois pesante, mais captivante. C’est l’autopsie cruelle d’une famille américaine qui regroupe plusieurs générations sous le même toit, aspirant à l’autarcie sous l’égide d’un patriarche aussi terrifiant que borné.

Mais le roman est aussi l’étude d’une famille, que l’on ne nous présente comme parfaite que pour mieux en révéler ensuite les failles.  Là encore, le point de vue interne est essentiel, car le bonheur sans faille qui nous est décrit au début du roman épouse la perception qu’en a Evelyn à ce moment-là, et l’on comprend bientôt que, plus qu’une réalité objective, il s’agit de l’image dont elle veut se convaincre elle-même, au moment où elle suit son mari dans une belle-famille qui, elle le sait, ne l’accepte pas comme l’un des siens. Se sentant exclue du « clan », elle a besoin de se convaincre qu’elle peut compter sur l’amour inconditionnel de son mari et de son enfant. Mais le premier se révèle bien différent de l’image qu’elle nous en a donnée, et le second n’est qu’un enfant de cinq ans qui n’a pas conscience des enjeux que sa mère place dans cette escapade familiale. Toute la première partie du roman décrit la longue et douloureuse remise en cause de la sécurité initiale.

L’action située en 1976 à Tacoma, état de Washington – là où résidait Robin Hobb elle-même – alterne avec l’enfance d’Evelyn à Fairbanks, Alaska, autour de 1963. Les quelques chapitres qui constituent des ouvertures sur cette enfance permettent d’appréhender Evelyn de façon plus intime. On découvre l’enfant qu’elle a été, une enfant sauvage élevée dans une famille beaucoup moins idyllique que celle qu’elle fondera plus tard, rebelle au monde civilisé et plus heureuse dans la forêt, où elle disparaît des heures entières. On la voit passer par les étapes de l’enfance et de l’adolescence, traverser des épreuves qui sont autant de rites de passages « obligés » et que Robin Hobb raconte et décrit dans une langue crue, sans fard, notamment dans le chapitre qui décrit les premières règles d’Evelyn, son entrée, brutale, dans le monde des adultes, le moment où, à contrecoeur, elle devient « femme ».

C’est là le cœur du roman. Le dieu dans l’ombre est le roman d’une femme, peut-être le roman de « la » femme, en ceci qu’il plonge dans l’intimité la plus secrète d’une femme en lui faisant traverser les étapes d’une vie de femme. L’enfance, le changement physiologique, le désir d’être acceptée, la fondation d’une famille, l’enfantement, les désillusions, et cette part secrète de l’imaginaire, qui plonge ses racines peut-être dans l’inspiration personnelle de l’auteure. Cette part, importante, c’est en l’occurrence une créature que l’on rencontre très vite dans l’enfance d’Evelyn ; un faune. Le dieu Pan lui-même. Compagnon de jeu de l’enfant sauvage, le faune semble n’être qu’une créature imaginaire, comme s’en créent nombre d’enfants. Evelyn elle-même, en devenant femme, semble avoir renoncé à ce compagnonnage. Aussi est-elle troublée lorsque Pan réapparaît brusquement dans sa vie, au moment où elle commence à faire l’expérience de la solitude et de la déception au contact des Potter. Hallucination ou réalité ? La question reste posée durant toute la première partie du roman, et elle ne trouve réponse que dans la seconde. On ne révélera pas au lecteur la fin du roman, on ne lui dira pas si Evelyn, finalement, a rêvé ce faune ou si le fantastique s’invite in fine dans l’histoire. Mais on ne peut faire l’économie de la part que joue le faune dans le roman.

Si l’histoire d’Evelyn et du faune évoque la mythologie, son rôle est bien plus vaste. A travers la problématique de ces deux personnages, c’est la nature même de l’amour qu’explore Robin Hobb. Le faune représente cette part d’elle-même qu’Evelyn a rejetée en « devenant femme », en grandissant pour s’insérer dans la société. Une part liée à l’enfance, mais qui se révèle bien plus intime en vérité, et qui touche à la féminité d’Evelyn, à son identité profonde. Le dieu dans l’ombre, qui interroge la structure familiale si essentielle à l’Amérique – et au monde -, questionne aussi les notions d’attirance, de sexualité, de fidélité, de filiation. En introduisant le personnage du faune, l’auteure s’autorise à regarder au-delà des limites acceptables par une société humaine. Lorsqu’elle s’imagine faisant l’amour avec le satyre, Evelyn commet, au moins en pensée, un acte au symbolisme fort, qui la met au ban de la société des hommes. Il est naturel alors qu’elle s’interroge sur sa propre santé mentale. Mais Robin Hobb n’entend pas en rester là ; elle pousse son héroïne à affronter ses propres peurs, ses propres limites, ses propres fantasmes, questionnant du même coup les notions d’amour et de confiance sur lesquelles le couple et la famille sont censés s’appuyer. La relation d’Evelyn avec son mari, avec son enfant, avec sa belle-famille ne s’inscrit pas seulement dans le cadre réaliste d’une étude de mœurs ; elle s’inscrit dans une perspective qui, avec le faune, s’extrait du particulier pour proposer une aventure à la portée universelle. Le cadre du roman n’est plus, alors, la société américaine, ou le cercle très restreint de la famille. C’est la nature : en ouvrant son esprit et son cœur au dieu Pan, Evelyn fait l’expérience de la vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire, de plus cru, de plus cruel aussi.

Le dieu dans l’ombre est un roman peut-être difficile à classer. C’est pourquoi il est insolite. Par sa structure, par le choix d’un cadre doublement oppressant – unité de lieu, point de vue interne -, il évoque un roman plus récent, Sukkwan Island. Par son caractère implacable, aussi, et le choix de pousser l’histoire jusqu’au bout de sa logique, fût-elle folle. Certains seront peut-être choqués par certaines pages du roman, voire par sa plus grande partie. C’est pourtant cette liberté de propos qui fait l’intérêt du roman. Bridé, il n’eût pas réussi à captiver. Robin Hobb prend le risque de jouer avec l’absurde, le risque aussi de bousculer son lectorat, mais elle emmène ceux qui le veulent bien sur des territoires troublants, et donc fascinants.

Thierry LE PEUT

  

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commentaires

B
Bonjour Princesse Papillon. Je ne doute pas que vous vous passionnerez pour l'expérience d'Evelyn, tant sa dimension familiale que sa dimension "faunesque". C'est un roman polyfaunique :) Mais il<br /> faut bien lire "provisoire", car le "retour au bercail" (du point de vue de la belle-famille) devait être provisoire, et dure bien au-delà de ce à quoi la pauvre Evelyn s'était préparée...
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P
Rebonjour Bloggieman ;-), hier, j'avais oublié : à la ligne 18 il faut lire "prévisible" et non pas "provisoire", tout un chacun aura évidemment rectifié !
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P
Hello Bloggieman ! Heureuse de vous (re)lire ! Ce personnage féminin, cette femme qui apprend à être femme est intrigante, vous nous donnez envie d'aller lire l'ouvrage, même si cela trouble et<br /> déroute comme vous nous avertissez. Ce qui m'intrigue, c'est le rapport au faune, au dieu Pan. D'abord une part d'enfance abandonnée (rejetée, dites-vous), il réapparaît sous des traits plus<br /> adultes, masculins, peut-être ? Ce n'est plus sa part d'enfance, mais un alter-ego à rencontrer dans un moment de partage (cru ? cruel ? dites-vous) fantasmé ou vécu ; prête enfin à vivre cette<br /> expérience en surmontant ses peurs...car elle est devenue adulte ? A lire très certainement, car ma curiosité est aiguisée...A bientôt
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