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16 novembre 2014 7 16 /11 /novembre /2014 16:36

 

LEHANE - Un dernier verre avant la guerre  LEHANE - Ténèbres prenez-moi la main

 

Les yeux dans le noir

C'est avec Un dernier verre avant la guerre et Ténèbres prenez-moi la main que Dennis Lehane ouvre la série Kenzie & Gennaro, mettant en scène Patrick Kenzie et Angela Gennaro, deux enquêteurs privés de Boston dont le bureau se trouve dans le clocher d’une église.

Une telle localisation (le clocher d'une église) sent évidemment son gimmick à plein nez, et les romans de Lehane contiennent d’autres éléments pour alimenter la machine à « trucs », comme les voitures conduites par Kenzie (« vous n’avez jamais fini de grandir ? » lui dit un personnage de l’un des deux romans) et sa propension à multiplier les aventures pour éviter de penser que la seule femme qu’il aime au fond c’est son équipière – mariée, de toute façon. Mais n’allons pas trop vite car on aura vite perdu le fil.

Les gimmicks et le syndrome de Peter Pan sont toujours intéressants à commenter et ils ont leur part dans le plaisir que l’on prend à lire un roman, et pas seulement policier. Mais ils ne sont évidemment que la surface des choses. Restons encore un peu en surface pour décrire la relation qui unit les deux détectives de ces romans. Kenzie & Gennaro ont grandi dans le quartier où ils travaillent désormais. Ils ont couché ensemble (on l’apprend dans le second de ces deux titres) puis lui s’est comporté de manière tellement ignoble ensuite qu’elle s’est jetée dans les bras d’un copain de la bande, Phil Dimassi, qu’elle a épousé. Devenu alcoolique et brutal, il la bat avec une grande régularité et, bien qu’ayant un caractère bien trempé, elle ne le quitte pas. Un mystère qui ne laisse pas de poser quelques problèmes à Kenzie, qui a un jour exprimé son désaccord en arrangeant le portrait de Phil, qui s’est aussitôt vengé sur Angie. Laquelle ne l’a toujours pas quitté. La situation est si bien connue qu’elle attise aussi la colère de Devin et Oscar, deux amis policiers, et de Bubba, une brute épaisse qui déteste tout le monde sauf Kenzie & Gennaro, lesquels ont fréquemment recours à lui pour des besognes inavouables. De quoi générer une certaine tension quand tout ce monde se retrouve.

Kenzie & Gennaro ont donc grandi dans le même quartier et travaillent aujourd’hui ensemble. L’attirance est manifeste de part et d’autre, même si l’éventualité d’un rapprochement n’est pas envisagée. Sauf par des tiers. Kenzie cultive donc son côté macho et sa réputation d’homme à femmes, incapable de rester très longtemps avec la même. Un mariage rapide avec Renée (on ne la rencontre pas mais on apprend quelque chose d’important sur elle dans Ténèbres…), soldé par un divorce expéditif, est là pour en témoigner.

Jusque là, dira-t-on, rien que du classique. Chacun des deux protagonistes a aussi un background classique, dont l’intérêt réside dans la dimension personnelle mais aussi environnementale : car le cadre des enquêtes est tout aussi important que les personnages et les romans de Lehane sont les romans d’une ville autant que ceux des figures qui la peuplent. Et le dénominateur commun de ces backgrounds, c’est la violence. Côté Gennaro, on l’a vu, c’est dans le couple qu’elle s’exerce. Côté Kenzie, c’est dans la famille, ou du moins les souvenirs qu’elle a laissés. Kenzie a une sœur, Erin, qu’on ne rencontre pas dans ces deux romans. On ne lui connaît pas d’autre famille en vie. Son père fut pompier avant de devenir politicien local ; beaucoup l’appellent encore « le héros », en souvenir de ses exploits dans le BFD (Boston Fire Department). Héros, il le fut un peu pour son jeune garçon, mais tout ce que ce dernier put jamais recevoir de lui ce furent des humiliations et des raclées qui ont laissé des traces (dont une en particulier, mais on vous laisse la découvrir : elle constitue l’un des mystères du premier tome et s’invite ensuite dans les suivants). Au point que la mort du paternel a ouvert une fenêtre de soulagement dans la vie du fils. Sans faire disparaître la haine, la colère, la violence, reçues en héritage.

C’est cet héritage qui forme le cœur des deux romans. D’abord parce que les enquêtes qu’ils mènent mettent en jeu le rapport de Kenzie & Gennaro à la violence – celle qu’ils ont reçue, celle dont ils sont les témoins, mais aussi celle qu’ils commettent à leur tour. Ensuite parce que ces enquêtes leur renvoient à la figure ce qu’ils ont vécu eux-mêmes et le passé du quartier et de la ville à laquelle ils appartiennent. L’imbrication de leurs histoires personnelles et de celles des personnes qu’ils côtoient renvoient à la société dans laquelle ils ont grandi, et évoluent toujours. Parce que les criminels qui les menacent aujourd’hui ou qu’ils doivent arrêter sont aussi, souvent, les gens avec qui ils ont grandi, ou que les drames d’aujourd’hui sont la conséquence des secrets d’hier, dans lesquels leurs familles sont impliquées. C’est particulièrement vrai pour Patrick Kenzie, qui compose avec l’héritage personnel que lui a laissé son père mais tout autant avec les conséquences des actes qu’il a commis dans le passé, et dont son fils n’avait pas conscience. Selon un schéma lui encore classique, le détective est en quête de lui-même autant que de son entourage, de son environnement, mais il fait ici partie intégrante de l’équation.

Les enquêtes que font Kenzie & Gennaro sont donc en rapport avec l’enfance, et spécialement avec l’enfance brutalisée. Le secret tapi derrière la guerre des gangs d’Un dernier verre avant la guerre est un secret de famille ; de même, l’explication du déchaînement de violence monstrueuse de Ténèbres prenez-moi la main est à chercher dans les terreurs et les drames de l’enfance – et certaines scènes du roman évoquent déjà Mystic River, que Lehane publiera quelques années plus tard. Au fond, ce qui n’est pas arrivé aux détectives est arrivé autour d’eux, à des proches ou des enfants de leur entourage, et ce qu’ils affrontent aujourd’hui n’est que la réalisation adulte d’une violence perpétrée dès l’enfance, qui met au jour des blessures peut-être invisibles jusque là mais bel et bien subies.

Deux visages d’enfants se détachent des deux romans. Celui d’un petit garçon dans Un dernier verre avant la guerre, dont on voit le visage presque adulte avant d’apprendre qu’il s’agit d’une seule et même personne – un visage éteint par une violence qui appelle des années plus tard une violence décuplée. Et celui d’une petite fille dans Ténèbres prenez-moi la main, qui représente l’enfance innocente, encore épargnée par la violence, mais déjà environnée par elle. Ce que montre Lehane, c’est que la violence vient, non pas seulement mais aussi, de ceux qui l’ont d’abord éprouvée, et qui en ont le plus souffert. C’est toute la problématique de Patrick Kenzie, enfant victime, écoeuré et révolté par la violence qu’il observe autour de lui, mais lui-même instrument de la violence, même s’il croit s’en protéger en faisant appel parfois à un intermédiaire pour les plus sales besognes.

Ces sales besognes, il lui est difficile de les éviter. Le détective ne les recherche pas, mais d’une certaine manière il les appelle. Si l’enquête qu’il accepte au début d’Un dernier verre… ne laisse pas présager le déferlement de violence qui s’ensuivra, celle qu’il prend en toute conscience avec Gennaro au début de Ténèbres… s’annonce d’emblée comme dangereuse. Qu’ils aient affaire aux gangs et aux politiciens dans le premier roman, ou à la mafia irlandaise dans le second, Kenzie & Gennaro agissent comme les catalyseurs de la violence qui les entoure, ce qui n’a rien d’inhabituel pour des enquêteurs, privés ou publics. Les détectives sont les instruments qui conduisent à la violence, consciemment ou non, et cela ne manque pas de leur apparaître et de leur être reproché, même s’il est alors trop tard pour faire machine arrière. Ils n’en sont toutefois pas la cause, puisqu’ils révèlent ce qui leur est antérieur, mais ils en sont les véhicules.

Dans Ténèbres…, Lehane évoque Starsky & Hutch et, à travers elle, les séries policières des années 1970, dans lesquelles les héros tombaient amoureux d’une fille qu’ils voyaient mourir et qu’ils vengeaient dans le même épisode, avant d’avoir tout oublié dès la semaine suivante, pour éventuellement tomber amoureux de nouveau. Cette facilité n’est pas celle des romans de Lehane – et elle n’est plus que rarement celle des séries policières, au demeurant. Le souvenir des morts ne s’efface pas des mémoires, les spectres continuent de hanter la psyché des personnages et les pages des romans. Ainsi les événements d’Un dernier verre… sont-ils plusieurs fois évoqués dans Ténèbres…, car ce sont les mêmes personnages que l’on y retrouve, marqués par leur passé.

Lehane évoque fréquemment les séries télé, comiques comme Gilligan’s Island ou dramatiques comme L.A. Law – et l’on sourit aux noms de deux chiens baptisés Belker et Esterhaus comme deux personnages de Hill Street Blues. C’est une manière pour l’écrivain d’inscrire sa propre fiction dans un environnement culturel tout en épinglant les références des héros eux-mêmes. Mais c’est aussi une façon de souligner l’interaction entre la culture littéraire et la culture télévisuelle, en l’occurrence deux formes de culture populaire qui peuvent évidemment évoluer dans l’ignorance l’une de l’autre, le roman et la série policière, mais qui se côtoient aussi dans la vie réelle de leurs adeptes, lecteurs et téléspectateurs pouvant se rencontrer. C’est d’autant plus évident pour un auteur qui, comme Lehane, a plusieurs fois été adapté au cinéma. Boston, au demeurant, est l’un des décors récurrents des séries télé, de Banacek aux séries de David E. Kelley – dont The Practice, série résolument « noire » à mille lieues de la « réalité alternative » lumineuse d’Ally McBeal. Chez Lehane, pas de doute : même s’il y fait parfois beau, l’ambiance est au noir, et c’est avec les ténèbres que les personnages sont en lutte constante.

Il y a parfois du western aussi dans Lehane – il cite Les Sept Mercenaires dans Un dernier verre… - mais les références à la culture populaire n’empêchent pas le noir d’être toujours plus noir. Au point que l’on n’est que modérément convaincu par la tentative de montrer la lumière au terme d’Un dernier verre avant la guerre, tant il est difficile d’y croire après la cruauté révélée par l’enquête, et l’intensité de la violence mise en scène par l’écrivain. Les deux romans dont il est question ici sont rigoureusement construits autour d’un mystère puis d’une montée en puissance qui font douter de la survie finale des protagonistes. L’amnésie leur étant interdite, le second volume commence d’emblée dans la noirceur, car il est impossible de se remettre vraiment des événements racontés dans le premier opus. La figure omniprésente du père – ce héros – invite à lire une continuité très forte entre les deux tomes, et à percevoir la noirceur du second non comme une surenchère mais comme un constat accablant : celui que, même lorsque l’on pense avoir atteint le sommet de la violence, celle-ci n’a en vérité été qu’effleurée. Un constat qui s’impose à la lecture de Ténèbres…, au lecteur comme aux personnages.

Si Lehane interroge la nature du mal, il interroge aussi ses causes. Un dernier verre avant la guerre fait une large place au racisme – sur lequel Kenzie, narrateur de l’enquête, a une position problématique – mais démontre aussi que celui-ci est alimenté par les intérêts privés et le cynisme des politiques ; surtout, l’origine de la violence est ailleurs, car elle ne s’exerce pas seulement, loin de là, entre communautés antagonistes. Elle déchire les familles elles-mêmes et dresse les uns contre les autres des êtres destinés pourtant – mais par qui, et pourquoi ? – à s’aimer. En grattant plus encore le vernis de la famille et en tordant le bras aux apparences lénifiantes, Ténèbres prenez-moi la main débusque le mal à l’intérieur même des « victimes », des « innocents », et met au jour une mécanique de la violence aux accents tragiques et aux effets destructeurs.

En exergue du roman, une citation de Graham Greene met en garde le lecteur : « Nous devrions nous sentir soulagés de ne pas voir les horreurs et les dégradations qui traînent dans notre enfance, au fond des placards, sur les rayonnages de livres, partout. » (La Puissance et la Gloire) Ce sont ces horreurs et ces dégradations que Lehane met au jour, avec cruauté peut-être, mais aussi une grande maîtrise du polar.

Il faut alors une certaine dose d’humour, et de légèreté dans les rapports des protagonistes entre eux – on parle ici des « gentils » - pour compenser l’intensité du noir. Cette légèreté, heureusement, Lehane sait aussi la cultiver, ménageant des respirations et des ouvertures dans son Boston marqué par la violence. Et puis, en dépit des colères et des haines, l’amour a aussi droit de cité. On ne vous dit pas tout, mais vous le verrez dans Ténèbres…

Thierry LE PEUT    

 

UN DERNIER VERRE AVANT LA GUERRE

TENEBRES PRENEZ-MOI LA MAIN

de Dennis Lehane

1994 et 1996 - 1999 et 2000 aux Editions Payot & Rivages

traduits de l’anglais par Mona de Pracontal et Isabelle Maillet (respectivement)

 

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