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2 janvier 2010 6 02 /01 /janvier /2010 20:33

THE DESPERATE HOURS (LA MAISON DES OTAGES), de William Wyler

Paramount, 1955


Trio grunge pour banlieue chic 

desperate 1Tiré d’une pièce de théâtre, The Desperate Hours est un film statique, qui se déroule en plusieurs lieux mais essentiellement dans la maison dont des gangsters ont pris en otages les occupants. Le scénario déroule en parallèle les événements qui se produisent dans cette maison et l’enquête qui conduira les policiers à cette maison pour le dénouement. La part des policiers est réduite à la portion congrue et prise en charge par Arthur Hunnicutt, qui incarne le detective ayant fait incarcérer les prisonniers évadés.

 

Tout commence et tout finit, donc, dans une maison « typique » d’une banlieue américaine « typique » habitée par une famille américaine évidemment « typique ». Le père est chef d’entreprise, la mère est au foyer, la grande fille de dix-neuf ans – devenue femme sans que son père s’en rende compte – travaille au bureau de son père et sort avec un juriste, enfin le petit garçon n’a que huit ans (à peu près) mais commence déjà à jouer les durs, contestant l’autorité parentale et insistant pour être traité « comme un grand ». C’est l’âge où l’on rechigne à se laisser embrasser et où l’on demande à papa d’être un modèle viril. Toutes ces informations, données dès les premières minutes du film, vont jouer un rôle dans la suite.

 

desperate 32Le film s’appuie sur deux têtes d’affiche : Fredric March et Humphrey Bogart. Ce dernier campe le chef des bandits, Clem Griffin, et se heurte à la force de caractère de Fredric March en chef de famille qui se découvre plus « dur » qu’il ne le croyait lui-même, alors que Griffin se révèle moins maître de la situation qu’on ne pouvait le penser au départ. De cet affrontement entre les deux hommes dépend l’efficacité du film, qui livre par ailleurs une peinture sociale dénuée d’originalité. Il s’agit, précisément, de placer une famille américaine typique dans une situation extraordinaire et de voir comment elle réagit. Le comportement des bandits est lui-même « balisé » : Griffin est un teigneux mais sa prudence l’empêche d’être réellement dangereux ; on sent très vite qu’il ne souhaite pas commettre d’impair et aggraver une situation qu’il juge suffisamment complexe. De même, son jeune frère Hal, dont on peut penser d’abord que le désir non dissimulé qu’il éprouve pour la jeune fille peut devenir menaçant, se révèle finalement un jeune homme timoré, complexé par ses origines sociales et sa situation de prisonnier évadé. Loin de tourner sa colère, ou son amertume, contre les « braves gens » dont il a envahi la maison, il en veut plutôt à son frère de ne lui avoir appris que le crime, alors qu’il aspire à une vie normale. Le jeune homme est en définitive une figure de victime. Reste le troisième bandit, colosse simplet dénué de sens moral, la brute du lot, dont l’agressivité peut se tourner aussi bien contre ses complices que contre les otages. Taillé d’une seule pièce, il ne suscite aucune compassion mais ne parvient pas non plus à inquiéter réellement. Représentant la brutalité extérieure qui envahit l’univers très policé de la petite bourgeoisie, les bandits accusent le fossé social qui les sépare de celle-ci mais restent eux-mêmes, finalement, des figures relativement « policées ». La part du crime en eux s’explique, au fil des scènes, de manière simple : rancœur chez Clem Griffin, qui présente un mélange sans surprise d’aigreur à l’encontre des « nantis » et d’un besoin de commander, le tout enveloppé de paranoïa ; mauvaise influence du grand frère chez Hal Griffin ; enfin, absence de conscience morale chez la brute, plus proche de l’animal que de l’homme civilisé.


desperate 4
 

Du coup, tout ce monde étant finalement plutôt sage, le film a considérablement vieilli. Non seulement parce qu’il se déroule dans un univers très daté, mais aussi parce que les réactions des personnages manquent de caractère et d’épaisseur. Non qu’elles ne soient pas vraisemblables. Mais elles s’inscrivent dans un carcan dont aucun personnage ne s’extrait vraiment. Les otages forment une entité familiale unie, au sein de laquelle les velléités contestataires du petit garçon appellent un sourire indulgent bien plus qu’elles n’ouvrent une porte à un véritable écart. Elles nourrissent un ou deux rebondissements mais le garçon a vite fait de réintégrer la place qui est celle du petit garçon dans un noyau familial aussi bien ordonné. De même, la relation entre la jeune fille et son fiancé, qui la sort sans se douter de ce qui se passe dans la maison de ses parents, est d’une platitude qui peut agacer, Wyler filmant les « pics » de tension avec une indifférence qui contient l’émotion et n’aide pas franchement à la porter jusqu’au cœur du spectateur. On reste en fait dans le mélodrame pur : la scène où le fiancé, enfin informé, revient chercher sa dulcinée pour la sortir du guêpier et menace d’entrer dans la maison si elle ne sort pas elle-même, tout cela en feignant de ne rien savoir de la présence des malfaiteurs, est exemplaire de ce point de vue. On y voit la fille et la mère, l’une refusant de sortir, l’autre la pressant de le faire, finalement paralysées dans l’escalier au moment où le fiancé menace de pousser la porte derrière laquelle, bien sûr, se tient le plus gros des bandits, qui ne demande pas mieux que de tuer.

 

desperate 3L’ensemble du film apparaît ainsi comme le spectacle très sage d’une crise plus théorique que viscérale. Tous les personnages agissent en fonction des codes de leur milieu et aucun ne se montre surprenant. Ce qu’illustre finalement le shérif du comté, exigeant un papier dûment signé le dégageant de toute responsabilité lorsque le policier fédéral décide de ne pas suivre ses directives. L’histoire est le récit de cette crise, à l’issue de laquelle le père et le gangster se dressent l’un en face de l’autre. Sans surprise, le père de famille renonce à abattre lui-même le bandit, qui embrasse la mort en refusant de se rendre et finit sur la pelouse, à côté du vélo de petit garçon qui y a traîné durant tout le film. Le dernier plan montre l’ordre retrouvé et même conforté : la famille réunie regagne l’intérieur de sa maison, le petit garçon a renoncé à ses velléités contestataires et le fiancé, que le père jusqu’alors n’avait pas encore admis dans la famille, est invité à entrer lui aussi. The end. 
Thierry LE PEUT


desperate 2

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2 janvier 2010 6 02 /01 /janvier /2010 20:00

LE FAUCON MALTAIS, de John Huston

Warner Bros, 1941


Bogart est Spade

maltese 1La réplique finale du film est peut-être aussi célèbre – du moins entre amateurs de film noir – que celle de Certains l’aiment chaud. Elle met l’accent sur ce qui donne son titre au film : l’objet que tout le monde convoite, et les raisons pour lesquelles il est convoité. L’important, bien sûr, n’étant pas l’objet lui-même mais les émotions qu’il génère, et donc les personnages qui les ressentent. Le Faucon maltais est avant tout un film de personnages, et l’on est tenté d’ajouter : le film d’un personnage, Sam Spade, et d’un acteur, Humphrey Bogart.

 

La performance de Bogart tient le film entier. Il est de presque toutes les scènes, tout le film est bâti autour de lui. De son ironie, essentiellement. Dès la première séquence, où Sam Spade et son associé Miles Archer reçoivent leur cliente, qui s’est présentée sous un faux nom, Bogart écoute et regarde avec une distance qui laisse place au jugement. Il examine, et si son corps demeure en grande partie immobile, ses yeux, ses mains, les traits de son visage révèlent le travail intérieur, l’acuité dissimulée sous une nonchalance de surface. Archer au contraire offre le spectacle d’une personnalité sans profondeur, tout entière extravertie, lorsqu’il joue le séducteur auprès de la dame, cherchant à lui plaire, absorbant ses paroles sans chercher au-delà, les écoutant à peine, sans doute. Quelques minutes plus tard, dans la scène du meurtre, il arbore toujours le même sourire imbécile, la même naïveté qui permet à la mort de le surprendre sans rencontrer de résistance. Il est alors logique de découvrir, ensuite, qu’il était depuis un certain temps le dindon de la farce, trompé par sa femme et par son associé. La révélation de la relation adultère entre Mme Archer et Sam Spade achève de poser ce dernier comme un homme distant, aussi prudent en affaires que circonspect en amour. Quelle que soit la nature du sentiment qui l’a lié à Mme Archer, l’amour semble déjà bien loin.

 

maltese 21Le détective du Faucon maltais est ainsi posé d’emblée comme un homme solitaire, dont l’esprit est une manière de mettre le monde à distance plus qu’une forme de complicité. Il faut cette qualité pour naviguer dans l’univers qui est le sien en évitant les balles, à défaut d’éviter les ennuis. Il traite donc sans ménagement sa cliente, dont il se garde bien d’avaler les couleuvres, et dont il prend l’argent sans état d’âme. Dès lors que son associé s’est fait allumer en accomplissant une filature censément anodine, il prend les choses en main : lui ne s’embarrasse pas de séduction, comme feu Archer, s’il veut un baiser de la belle il le prend, avec brutalité, avant d’empocher toutes ses économies.

 

Cette brutalité a la même fonction que l’humour et l’ironie : elle est un moyen de défense. Aussi Spade en use-t-il également avec les truands qui se mettent d’eux-mêmes en travers de son chemin. Avec le faible mais sournois Cairo, avec le fier Wilmer, aussi fourbe qu’il paraît inoffensif, avec le sirupeux Gutman, dont le flot de paroles n’a d’autre but que d’endormir l’adversaire. La scène où le détective perd son sang-froid et hausse le ton dans le salon de Gutman pour, sitôt sorti, sourire d’un air amusé et satisfait, atteste son talent d’acteur. En donnant ainsi à voir des émotions qui ne sont pas les siennes, le détective se pose en simulateur, en acteur, et c’est ce qui lui permet de louvoyer entre sa cliente, les truands et la police, tous étant sur son dos à guetter le moindre faux pas pour en tirer parti. Dans le jeu qu’il joue, la confiance est une faiblesse, la naïveté un écriteau invitant les truands à faire un carton.

 

Le personnage de Wilmer, garde du corps qui dissimule lui-même son corps fluet dans un imperméable trop grand, jouant les durs mais ne frappant qu’un ennemi à terre, est l’antithèse de Spade. L’apparence de la dureté ne trompe d’ailleurs pas le détective : elle l’amuse. Aussi Spade n’a-t-il de cesse d’avoir humilié l’imposteur, dont il parvient in fine à faire le bouc émissaire idéal.


maltese 4
 

Les relations entre les truands sont l’autre cœur du film : peu importe le faucon que tout le monde veut posséder, l’essentiel est dans les comportements qu’il génère. Le rôle du détective est de faire la part du vrai et du factice dans ce qu’on lui donne à voir ; si le faucon est bien dévoilé au terme de l’aventure, ce sont surtout les caractères qui sont révélés, et le détective ne se contente pas d’être l’observateur de cette révélation, il en est l’artisan. C’est lui qui organise les rencontres propices à la révélation, lui qui exacerbe les sentiments pour pousser les comédiens à se démasquer. Nous sommes toujours dans le jeu, ce qui rend les prestations souvent savoureuses. A commencer par celle de Peter Lorre en Joel Cairo, dandy efféminé que le détective traite d’ailleurs comme une femme, l’assommant d’une pichenette avant de lui rendre son petit revolver à crosse de nacre… et riant lorsque Cairo l’en menace à nouveau. De même Wilmer joue-t-il les durs pour masquer sa vraie nature, aussi féminine que celle de Cairo. L’un et l’autre font davantage figure d’amants du pachydermique Gutman que d’acolytes criminels : si Cairo est une maîtresse sournoise et dangereuse – il se bat comme une chatte avec Brigid O’Shaughnessy -, Wilmer est plutôt un tendre en mal d’amour qui joue les voyous mais ne sort qu’exceptionnellement de la passivité. On retrouve d’ailleurs cette dichotomie dans les rôles féminins : la veuve Archer est une victime tandis que Brigid O’Shaughnessy est une tigresse, aussi sournoise que Cairo.


maltese 5
 

A la fin du film, les masques tombent. Ceux des truands, mais celui du détective également. S’il lui était facile de tirer profit de l’aventure, il est tout aussi important, pour ce qu’il représente, que son honnêteté soit démontrée in fine. Comédien doué, artiste du double jeu, le détective résiste cependant à la tentation de se laisser corrompre ; la distance que professe Sam Spade lui permet de rester honnête, mais cette position a un prix. C’est le sens de la tirade de Bogart face à Mary Astor, lorsque les truands ont quitté l’appartement du détective où s’est joué le dénouement. Le prix de cette honnêteté, c’est la solitude. C’est le tribut que doit payer Spade pour conserver sa liberté. Autrement dit garder son âme, continuer d’évoluer dans ce monde sans en devenir la victime. Même si cela signifie refuser l’amour que, peut-être, Brigid O’Shaughnessy pourrait lui apporter. Si durant tout le film Spade a semblé s’amuser des événements, agissant sur eux sans s’y impliquer, cette illusion est détruite par la scène finale ; à son tour, Spade jette bas le masque et révèle la souffrance qu’il dissimule derrière l’apparente légèreté.

 

Retour au faucon de Malte. Un artefact qu’il peut être vain de gratter parce que la richesse qu’il promet n’est qu’illusoire. Pour Gutman et Cairo, cesser d’y croire signifie cesser de vivre. Pour Sam Spade, ces espoirs n’ont déjà plus de sens.
Thierry LE PEUT


maltese 3 

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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 21:52
THE ASPHALT JUNGLE (QUAND LA VILLE DORT), de John Huston
MGM, 1950

Dans l'ombre de la ville et des coeurs

asphalt 1Histoire d’un casse et étude de caractères, Quand la ville dort est aussi un police procedural qui s’achève sur un plaidoyer du chef de la police en hommage au travail des policiers honnêtes, ce que sont selon lui quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes qui exercent ce beau métier. Le un pour cent restant, qu’illustre l’inspecteur Ditrich, finit aussi mal que les criminels, en tout cas ceux que le film met en scène.

 

Quand la ville dort s’ouvre sur la ville au petit matin, tandis qu’un homme, se dissimulant au passage d’une voiture de police, se réfugie dans un bar dont il confie son arme au propriétaire, qui le cache dans sa caisse, quelques instants avant que la police ne se montre et n’embarque le client. Il se referme dans un champ, où quelques chevaux se réunissent autour d’un cadavre. Entre les deux, les personnages auront plusieurs fois décrit la ville comme le lieu de la crasse, au propre comme au figuré. Un lieu que l’on n’aura visité que de nuit, ou peu s’en faut, alors que la campagne, elle, représente l’aube d’un nouveau jour, un jour que ne verra pas l’homme qui est venu y mourir. La ville, c’est la jungle, où les prédateurs dévoreraient les honnêtes gens si la police ne veillait pas : telle est la conviction du chef de la police, qui, au début du film, se plaignait de l’incompétence de l’inspecteur Ditrich, et qui, pour finir, met lui-même bon ordre dans l’imbroglio criminel que son subordonné incompétent a laissé s’installer.

 

L’intrigue est simple : sitôt sorti de prison, un maître ès cambriolage cherche des partenaires pour un coup qu’il avait préparé avant d’être incarcéré ; mais le casse tourne mal à cause d’incidents imprévisibles et de la trahison d’un partenaire. Huston filme l’histoire sobrement, comme un document. Les personnages sont des hommes et des femmes ordinaires : Huston montre leurs choix et la façon dont ils en assument les conséquences. L’avocat respectable habitant une grande maison où sa femme malade ne quitte pas le lit, et entretenant une jeune maîtresse – « elle pourrait être sa petite-fille, c’est dégoûtant », commentera le chef de la police – dans une autre maison ; le cerveau criminel qui conçoit le plan d’un casse comme d’autres montent une affaire honnête ; le bookmaker qui paie la police pour travailler sans être inquiété, et qui ne résiste pas à l’appât d’un gain substantiel ; le rêveur, qui perd aux courses mais espère toujours que sa chance tournera et qu’il pourra retourner dans la ferme familiale, au Kentucky. Et puis le policier que l’on sent fatigué de coffrer des malfrats qui retournent de toute façon dans la rue, et qui empoche sans état d’âme l’argent du bookmaker. La brave fille, qui gagne son argent en travaillant et qui, secrètement amoureuse du rêveur, espère encore qu’il lui ouvrira ses bras un jour. Le perceur de coffres-forts père de famille, pressé de rentrer parce que le petit est malade. La petite poulette entretenue par l’avocat, qu’elle appelle ingénuement « Oncle Lon », comme si elle voulait donner plus de respectabilité à leur relation – toute jeune Marylin Monroe au sourire déjà ensorcelant. Tous ces personnages ne sont ni bons ni mauvais : ils font simplement des choix qui, en l’occurrence, se révèleront mauvais pour la plupart d’entre eux.

 

asphalt 7Devant la caméra impassible de Huston, ces personnages montrent plusieurs visages. L’avocat, sûr de lui lors de sa première apparition, s’effondre en avouant sa banqueroute, et le désespoir de ne pouvoir entretenir son train de vie. Le flic, ferme avec un témoin effrayé et brutal avec le bookmaker, est timoré et dépourvu en présence du chef de la police. Le book, lui aussi, alterne la fermeté, qui sied à sa situation, et le minaudage, tandis que le perceur de coffres-forts, assuré quand il parle de son « travail », paraît doux comme un agneau lorsqu’il évoque son enfant. On voit passer aussi un détective privé qui a toutes les apparences d’un homme honnête mais qui, en un battement de cils, se révèle aussi cupide que les criminels. Ce sont ainsi des figures très humaines que montre Huston, ni pires ni meilleures que la plupart des gens, à ceci près que leur commerce avec l’illégalité les conduit à leur perte : c’est ici que le traitement de Huston, refusant la surdramatisation, donne au film le caractère d’une parabole rassurante, selon laquelle le crime ne paie pas.

 

Précisément, la simplicité de l’histoire donne toute leur place aux personnages. Récit d’un échec, ou d’une chute aussi bien, le film donne l’impression que les événements se déroulent sans effort particulier : le casse, aussi bien que l’enquête qui conduit à l’arrestation de quelques-uns des criminels, paraissent aussi « simples » l’un que l’autre. Cela parce que tout ce qui arrive, en dépit des apparences, est inscrit dans la nature des personnages et se lit dans ce que le film nous révèle de leur passé, de leurs rêves, de leurs fêlures.

 

asphalt 3Ainsi de la malchance de Dix, le « rêveur », qui apparaît simplement inadapté à l’environnement dans lequel il vit. Son cœur est toujours dans le Kentucky natal, comme le révèle la scène où il raconte à Doll une anecdote de son enfance, lui parlant de la ferme familiale, de la fierté qu’il ressentait à appartenir à cette famille, et des chevaux qu’il montait enfant. En pariant inutilement aux courses, il ne fait finalement rien d’autre qu’entretenir le lien avec ce passé de l’enfance, qui révèle chez lui une forme d’innocence qui, dans son activité criminelle, prend la forme de la loyauté envers le « doc ». Dix l’avoue lui-même : il n’aspire qu’à quitter cette ville et à se débarrasser de la saleté dont elle l’a imprégné. Sa relation avec Doll est à l’image de ce rapport contrarié à sa nature profonde : bien que l’amour qu’elle lui porte ne semble pas partagé, on sent pourtant que Dix n’est pas indifférent ; il paraît plutôt repousser l’idée d’une relation avec Doll, comme si une telle relation était incompatible avec son rêve. Déraciné de son pays natal, Dix est tout aussi incapable de trouver sa place dans la ville, ce que montrent autant son incapacité à gagner sa vie que son incapacité à répondre à l’amour de Doll. C’est elle qui, à la fin du film, le force à l’emmener avec elle, vers ce Kentucky où ils auraient pu être heureux, s’il n’avait pas déjà été trop tard. Leur voiture est forcée de s’arrêter pour laisser passer un train : cette scène figure le destin funeste qui attend Dix mais surtout elle résume sa vie tout entière, bloquée devant l’obstacle.

 

asphalt 6C’est ainsi encore que le bookmaker, Cobby, se demande, lorsque tout tourne mal, pourquoi il s’est embarqué dans cette galère, alors qu’il avait déjà une affaire, celle des paris, qui tournait bien. La réponse est évidente et inscrite dans le personnage : son rapport à l’argent, son besoin de gagner davantage. Chez lui aussi on sent une inadéquation entre son mode de vie et sa nature : lorsqu’il compte les billets pour remettre à Louis, le perceur de coffres-forts, l’avance promise, il transpire. « C’est l’argent qui me fait transpirer, c’est comme ça », dit-il en substance. Dans une autre scène, alors que Dix vient de lui jeter l’argent qu’il lui devait, et qu’il a réclamé lui-même, il se confond en excuses en disant à Dix qu’il n’était pas obligé de tout rembourser tout de suite. Cobby affiche donc un rapport à l’argent moins simple qu’il n’y paraît, et dans laquelle se détecte la même faille que chez Dix : l’incapacité à être tout à fait ce qu’il est censé être, à jouer pleinement son rôle. Finalement, lorsque l’affaire tourne mal, Cobby retourne sa veste pour tenter de sauver sa peau, dénonçant ses complices ainsi que le flic véreux qui a commis la même faute envers lui, en acceptant d’abord ses pots-de-vin et en refusant ensuite de le couvrir.

 

Tous les personnages impliqués dans le casse possèdent cette ambiguïté qui les perd plus sûrement que les impondérables survenus durant l’exécution du plan. Prenons l’exemple du Doc, le cerveau du coup. Pragmatique, il a tout prévu mais possède la faculté de s’adapter aux imprévus : lorsque, pendant le casse, alors qu’il a pris toutes les précautions pour ne pas déclencher le signal d’alarme, celui-ci se met à retentir dans tout le quartier sans que l’on sache pourquoi, le doc garde son sang-froid ; lorsque le revolver du gardien blesse Louis en tombant, il ne s’affole pas davantage. Quand la félonie de Emmerich, l’avocat, apparaît en pleine lumière, et que Dix est forcé de tuer le détective Brannom, le doc s’adapte, encore une fois, en trouvant le moyen de tirer malgré tout un profit de l’aventure. Parvenu à quitter la ville, il aurait pu s’en tirer et filer, comme il l’avait annoncé, vers le Mexique « où les filles sont plus belles ». Ce ne sont pas les impondérables qui le perdent finalement. C’est son « vice », inscrit en lui dès les premières scènes où il apparaît, lorsque, dans le bureau de Cobby, il s’absorbe « en cachette » dans la contemplation concupiscente des femmes dénudées figurant sur le calendrier du bookmaker. L’amour des filles, qu’il aime regarder. Ayant quitté la ville, il ne peut s’empêcher de s’attarder dans un bar pour regarder danser une jeune fille. Ces quelques instants lui seront fatals. Là encore, pourtant, aux mains de la police, il conserve le calme et la philosophie qui le caractérisent : car il comprend ce qui l’a perdu, et l’accepte.

 


asphalt 67Le doc apparaît ainsi comme le personnage qui assume le mieux les conséquences de ses actes, parce qu’il reconnaît sa véritable nature, ce qui le rend apte à comprendre son échec. Il s’oppose tout à fait à Emmerich, dont la relation avec Angela démontre qu’il possède le même « vice » que le doc. Un vice qui se résume finalement au désir d’être autre chose que ce qu’il est : de même qu’il est à la fois avocat et criminel, ayant un visage pour le jour et un autre pour la nuit, il est aussi incapable de se contenter de la femme qu’il a épousée, et qui tente en vain de le retenir auprès d’elle. Son ambiguïté apparaît d’ailleurs dans les deux femmes de sa vie : l’officielle, dont quelques cheveux blancs dans la chevelure brune trahissent la beauté perdue, et que sa maladie retient dans son lit, comme cachée au cœur de sa maison ; et l’autre, blonde image du désir coupable qu’il ressent, et qu’il cache elle aussi, pour la rencontrer la nuit. La blonde ingénue représente le rêve d’une autre vie, rêve trahi lorsqu’elle s’effondre devant le chef de la police et se montre incapable de confirmer l’alibi qu’il lui avait d’abord demandé de lui donner. Mais là où le doc affirme son triomphe sur le « destin » en acceptant le sort qui est le sien, Emmerich est doublement incapable d’assumer les conséquences de ses actes : il déchire la lettre d’excuse qu’il a commencé d’écrire pour sa femme et se donne la mort plutôt que d’affronter la prison. Pour lui aussi la conclusion était inscrite dans les prémices de l’aventure : calme, posé, puissant devant Cobby et le doc venus lui exposer le plan du doc, il n’avait pas tardé à s’effondrer devant le détective Brannom.

 

asphalt 62Le film oppose ainsi les hasards du « coup » à la nécessité des caractères. Certes, le plan n’a pas fonctionné comme prévu à cause d’incidents imprévisibles mais ceux-ci ne sont pas dus à la maladresse des criminels. C’est dans leur cœur que réside la cause de leur chute, ce qui donne au film son caractère tragique et permet à Huston de montrer, non pas tant l’échec d’un casse ingénieux, mais les différentes façons dont les hommes réagissent devant les coups du sort. Si le film s’achève sur l’image tragique de Dix mort dans le décor de son enfance, dans son propre paradis perdu, c’est peut-être l’image du doc, acceptant son destin et en reconnaissant la nature, qui s’impose à la mémoire.
Thierry LE PEUT


A lire : un dossier de Philippe Huneman

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16 décembre 2009 3 16 /12 /décembre /2009 18:42
THE MAN FROM LARAMIE (L'HOMME DE LA PLAINE), d'Anthony Mann
Universal, 1955

La violence des passions

laramie-10.jpgThe Man from Laramie a été tourné en 1955, deux ans après The Naked Spur. James Stewart incarne de nouveau, devant la caméra d’Anthony Mann, un solitaire poursuivant un but précis. Will Lockhart, en l’occurrence, est venu de Laramie, traversant des contrées pleines de danger avec un chargement de marchandises destinées au magasin que dirige Barbara Waggoman, dans l’unique but de trouver les assassins de son frère. A ce but personnel s’ajoute cependant une mission très officielle, puisque Lockhart est également chargé par l’armée, où il sert avec le grade de capitaine, de découvrir qui vend des armes à répétition aux Indiens, courant le risque de répandre la guerre et le sang dans la région. Ce n’est que peu à peu que l’identité véritable de Lockhart est révélée, donnant sens à la scène inaugurale, où Lockhart arrête son convoi tout près des cendres d’un autre convoi, militaire celui-là. Ce sont les restes du convoi dont faisait partie son frère. Au côté de Lockhart, le vieux Charley joue le rôle du confident, dont les paroles désignent la vérité pas encore révélée. Il servira bientôt à mettre en valeur l’honnêteté de Lockhart, voilée mais non dissimulée par son désir de vengeance.

 

The Man from Laramie est évidemment bien plus qu’une histoire de vengeance. Celle-ci, certes, sert de fil rouge à l’intrigue, mais au point d’ailleurs que le scénario suit la trame d’un récit policier, allant de révélation en révélation jusqu’au dénouement. Ce n’est pas l’enquête, toutefois, qui amène ces révélations, mais l’histoire des gens qui entourent le héros. Stewart en effet, d’abord voyageur de passage, entreprend bientôt de se tailler une place au sein de la communauté ; ce faisant, il fait connaissance avec les individus qui, chacun à son tour, trouveront eux-mêmes leur juste place dans l’intrigue « policière » du film. La jeune (et jolie) Barbara Waggoman, tout d’abord, dont on découvre bientôt qu’elle est fiancée à Vic Hansbro, le régisseur du ranch d’Alec Waggoman, tout-puissant baron du bétail, propriétaire de toute la région et père de Dave, le cousin de Barbara, un jeune homme fougueux et brutal qui, sans provocation, s’attaque à Lockhart et brûle ses chariots, le condamnant à trouver un autre moyen de subsistance dans la région. Tous ces personnages sont introduits rapidement, de même que Kate Canady, vieillissante propriétaire d’un ranch voisin de l’empire des Waggoman, lorgnant sur le vieux Waggoman non par intérêt pour son empire mais plutôt par inclination du cœur, quand bien même ces deux aînés sont ouvertement hostiles l’un à l’autre. On trouve là les ingrédients d’un bon feuilleton, matériau de base d’une intrigue policière.


laramie 15

A mesure que les présentations sont faites, ce sont les enjeux qui animent ce petit monde que nous révèle la caméra de Mann. La succession de Waggoman, vieil homme bientôt aveugle dont l’œil triste est encore capable de voir combien son fils est éloigné de l’image qu’il se fait de l’héritier de son empire. Son fils de cœur, c’est en fait Vic, le besogneux Vic, dont l’unique ambition depuis qu’il parcourt les hectares du ranch Waggoman est d’en être un jour le maître, à égalité avec l’héritier en titre. D’emblée, Vic est présenté comme l’antithèse de Dave. Un personnage sympathique, honnête, sans qui l’empire Waggoman serait promis à un avenir plus qu’incertain. En se révélant fiancé à Barbara, cependant, Vic devient un opposant au héros ; une répartition des rôles qui ne peut que conduire à un affrontement. C’est précisément ce parcours, qui mène Vic du travailleur honnête à l’adversaire affiché, qu’épouse l’intrigue du film, reposant principalement sur le renversement des images initiales. Les plus durs sont aussi les plus éprouvés lorsque les masques tombent et que les coupables se dressent là où on ne songeait pas, d’abord, à regarder.

 

laramie 4The Man from Laramie est construit autour de couples. Celui que promettent de former Stewart et Cathy O’Donnell, mais que vient contrarier la présence de Vic. Celui que forme ce dernier avec Dave Waggoman, comme celui que forme celui-ci avec son père. Le couple que la présence de Kate Canady dessine discrètement au côté du vieux Waggoman. Celui que forment Lockhart et le vieux Charley, autant confident discret qu’image anticipée de ce que peut devenir Lockhart. Ces couples s’entrecroisent, les plus apparents n’étant pas les plus solides : ainsi du couple Barbara-Vic contrarié par l’arrivée de Lockhart, du couple Alec-Dave contrarié par la présence de Vic. Comme pour souligner ces interactions et permettre aux couples définitifs de se former, le film multiplie les allées et venues d’un espace à l’autre, soulignant combien les frontières sont ténues : de la ville au ranch Waggoman et au ranch Canady, des pâturages à la ville, de celle-ci aux rochers escarpés où se jouera le dénouement. Ces mouvements sont aussi à l’image du parcours de Lockhart, qui cherche sa place autant qu’il cherche un coupable.

 

Le personnage campé par Stewart n’est pas taillé d’une seule pièce. Solitaire, il ne l’est que parce qu’il a une mission, mais dès son arrivée en ville il reconnaît que c’est un plaisir rare que de prendre le thé avec une jolie dame. Animé par le désir de vengeance, il n’est pourtant pas obsédé par la haine, et cherche finalement davantage à trouver une activité qu’à traquer le responsable de la mort de son frère. C’est un brave homme, un de ces personnages à principes que Stewart sait incarner à merveille et chez qui l’on sent que l’idée fixe ne demande qu’à être écartée pour laisser s’épanouir la bonté. La vengeance vient, certes, mais le cœur de Lockhart n’y est pas, et c’est à un deus ex machina que le scénario confie la tâche d’accomplir ce à quoi rechigne le héros. Comme dans Winchester ’73 et The Naked Spur, Mann situe son dénouement sur les hauteurs, filmant la difficile ascension des personnages vers l’espace de vérité où se dénouent les intrigues croisées du film, et situant enfin le combat final – celui du héros contre son adversaire, mais surtout contre lui-même – sur une sorte de toit du monde, surplombant les grands espaces auparavant parcourus par les personnages.
 

laramie 3The Man from Laramie est aussi un film âpre. Apre comme le désert où se joue une partie de l’action, à l’instar de la scène inaugurale dont les puissants rochers érodés par les âges semblent tendus vers le ciel. C’est à leur sommet que se jouera aussi la scène finale, même si le lieu n’est pas le même. Apre, encore, comme les marais salants où Stewart est traîné derrière un cheval et réduit à l’impuissance pendant qu’on abat ses mules. Apre, également, comme la revanche que prend Stewart lorsque Dave Waggoman croise de nouveau son chemin et que, prévenu, il porte cette fois le premier coup. A lui seul, le plan où l’acteur s’avance vers son adversaire, une musique martiale martelant sa progression, résume la puissance de Stewart dans les westerns de Mann – et ailleurs. Apre, aussi, comme les scènes de violence qui jalonnent tout le film à mesure que les personnages se révèlent, à l’instar de celle où Dave Waggoman tire sur la main de Lockhart tenu par deux cow-boys. Toute cette violence trahit l’âpreté des sentiments qui poussent les personnages à s’affronter et entre en résonance, comme toujours chez Mann, avec l’impassible nature où se déchaînent les passions des hommes.
Thierry LE PEUT

 

 

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15 décembre 2009 2 15 /12 /décembre /2009 22:05
THE NAKED SPUR (L'APPAT), d'Anthony Mann
Universal, 1953

La mesure de l'homme

naked spur 12Lorsqu’ils tournent ensemble The Naked Spur, en 1953, Anthony Mann et James Stewart ont déjà tourné Winchester ’73 en 1950 et Bend of the River en 1952. Ils se retrouveront l’année suivante sur The Far Country puis, un an plus tard encore, sur The Man from Laramie (pour en rester au western, puisque les deux hommes tournent d’autres titres ensemble à la même époque). Au contraire de Winchester ’73, Bend of the River et The Far Country pour lesquels Mann travaille avec le scénariste Borden Chase, The Naked Spur est une histoire originale de Sam Rolfe et Harold Jack Bloom. Le personnage qu’y incarne Stewart s’inscrit toutefois pleinement dans la veine des protagonistes « manniens » auxquels il prête ses traits à cette époque.

 

Howard Kemp est un homme seul, mais pas à la manière de Jeff Webster dans The Far Country. Hanté par un drame familial, il est plus proche du Will Lockhart de The Man from Laramie. Comme Lockhart, mais aussi Lin McAdam dans Winchester ’73, il agit pour réparer le drame, non toutefois dans un esprit de vengeance mais dans l’espoir de commencer une nouvelle vie, en rachetant le ranch qu’il a perdu. C’est donc un déraciné, dont le statut de « traqueur » n’est qu’un accident. C’est l’argent qui l’intéresse, dût-il vendre un homme pour le gagner ; en l’occurrence, l’assassin Ben Vandergroat que campe avec excellence Robert Ryan, et qu’il traque depuis des semaines, voire des mois, afin d’empocher la prime de cinq mille dollars.

 

Lorsque les titres du générique s’inscrivent à l’écran, Kemp est un homme seul. C’est son éperon que l’on voit d’abord de lui, filmé en gros plan derrière les lettres du titre, qui le désignent parce que de cet éperon dépendra (en partie) le dénouement du film. Seul, pourtant, il ne le reste pas longtemps. Le film commence en fait lorsqu’il est amené à faire alliance avec un chercheur d’or, Jesse Tate, puis un ex-soldat chassé de l’armée pour conduite infâmante, Roy Anderson. D’emblée, The Naked Spur s’annonce donc comme l’histoire d’un groupe. D’une certaine manière, Stewart incarne ainsi un homme amené à composer avec d’autres en dépit de sa préférence pour la solitude. Ici, ce n’est pas par nature qu’il aurait aimé rester seul mais parce que la prime, une fois divisée, ne sera plus suffisante pour réaliser son rêve de « reconquête de sa terre ».

 

naked spur 2Le groupe fait tout l’intérêt du film. Car chacun de ses membres amène sa problématique personnelle, compliquant la mission initiale de Kemp mais la rendant également possible car, seul, il ne peut se rendre maître de Ben et le ramener à Abilene, au Kansas, où doit être versée la prime. Alors que Kemp compose de mauvais gré avec les auxiliaires que le hasard de l’aventure a placés sur sa route, Ben y voit autant d’opportunités de retrouver sa liberté. Bien qu’ayant les mains liées durant presque tout le film et étant à la merci des autres, Ben est certainement l’un des membres les plus actifs du groupe. De ses qualités d’observation et de manipulation dépend en effet sa liberté. S’il essaie d’abord de tirer parti de l’appât du gain qu’il sent dans chacun des partenaires de Kemp, cherchant à dresser les trois hommes l’un contre l’autre, il a tôt fait de trouver la faille la plus prometteuse. Il se sert aussi de l’attachement qu’éprouve pour lui Lina, la fille de son « meilleur ami », qui fut surtout son complice. Capturée avec lui, la jeune femme ne songe d’abord qu’à s’enfuir à ses côtés ; mais, n’étant ni intéressée à la prime ni recherchée comme Ben, elle est aussi à même d’observer et de juger chacun. Dès lors, le film est pour elle un parcours conduisant à l’autonomie, celle du jugement comme celle du cœur. Un rite de passage vers l’âge adulte, au terme duquel elle sera capable de voir au-delà des mensonges séduisants de Ben pour toucher la vérité du cœur de Kemp.

 

naked spur 1Construit autour de cinq individualités, The Naked Spur met en scène les attitudes de chacun à l’égard de l’existence, qui peut se résumer à deux enjeux élémentaires : le but que l’on poursuit et ce que l’on est prêt à faire pour l’atteindre. Il est très vite clair que Roy Anderson, le soldat rejeté par l’armée, n’est pas regardant sur les moyens. L’un des premiers dangers qu’affronte le groupe en route vers Abilene après la capture de Ben, le combat avec un groupe d’Indiens, est la résultante de l’immoralité d’Anderson ; en contraignant ses compagnons à jouer du fusil pour lui, Anderson les rend complices de cette immoralité. Kemp en sort avec une blessure qui, pour un temps du moins, le rend d’autant plus dépendant de ses compagnons. En l’amenant à délirer, cette blessure révèle sa vulnérabilité, à savoir la trahison qui l’a conduit à traquer un homme pour de l’argent. Dès lors, le personnage se définit essentiellement par son dilemme moral : vendre un homme pour racheter son ranch, et se marquer lui-même au fer de l’infamie, ou renoncer, à la fois à sa proie et à son rêve.

 


naked spur 5

Tate illustre un autre dilemme moral. A quarante-neuf ans, il a passé le plus clair de sa vie à chercher l’or en vain, pendant que d’autres devenaient riches presque sans effort. La prime représente pour lui une chance de laisser derrière lui cette vie de prospection infructueuse. Son honnêteté toutefois lui interdit de chercher à accroître sa part en guettant les occasions de se débarrasser de ses partenaires. C’est donc dans son rêve que Ben trouvera la faille longtemps cherchée : Tate ne peut se résoudre à tourner le dos à la richesse qu’il a poursuivie toute sa vie, celle que procure l’or. L’issue de ce dilemme sera pour lui fatale, et il deviendra l’appât dont les traducteurs français ont fait le titre du film.

 

naked spur 3Pas de western de Mann, bien sûr, sans la nature. Plus que des westerns, d’ailleurs, les histoires que Mann filme dans le cadre de l’Ouest sont d’abord des aventures humaines dans le décor grandiose de la nature « sauvage ». Sauvage, ici, n’a pas le sens de redoutable et dangereuse. La nature de The Naked Spur est une nature inviolée, dans laquelle l’homme se mesure à lui-même. Mann prend soin de ne jamais réduire ce décor grandiose dans lequel ses personnages ne sont que des voyageurs de passage. La scène de la fusillade avec les Indiens est significative de la place de la nature : lorsque les fusils se taisent, Mann filme le retour au silence de la nature en immobilisant sa caméra devant une vue d’ensemble où les hommes s’inscrivent dans le cadre naturel, qui les domine. Les arbres sont calmes, le soleil projette au sol l’ombre de leurs feuillages, et cette nature sereine est indifférente à l’agitation momentanée des hommes. Mann filme ensemble les vivants et les morts dans ce plan d’une tranquille beauté où l’on sent le rapport intime et respectueux que le réalisateur entretient avec la nature.

 

Les séquences inaugurale et finale sont particulièrement « manniennes » dans leur utilisation de la nature. Dans la première, Kemp ne parvient à capturer Ben qu’en se rendant maître d’un éperon rocheux au sommet duquel s’est réfugié le bandit, précipitant sur ses poursuivants des amas de pierre pour les tenir à distance. Dans la seconde, où la même situation se répète, Kemp doit réitérer son exploit physique consistant à escalader la montagne pour prendre le bandit à revers. Cette situation se retrouve dans d’autres films de Mann, spécialement dans les dénouements de Winchester ’73 et de The Man from Laramie. Toujours, l’homme doit sa réussite à sa capacité à s’inscrire dans le décor et à se hisser à la rencontre de son adversaire. Mann possède avec excellence l’art de filmer la nature dans ces moments de vérité, et de la mettre en perspective en la filmant depuis les hauteurs où ses personnages s’affrontent. L’impact dramatique de ces scènes s’en trouve augmentée par un double rappel : celui, d’une part, de la place dérisoire de l’homme dans une nature dont il n’a pas encore pris possession ; et celui, d’autre part, du combat qu’il doit y mener pour parvenir à ses fins. La façon dont le torrent emporte le corps de Ben et les efforts que doit déployer Kemp pour le reprendre illustrent ces deux évidences que rappellent constamment les aventures manniennes de l’Ouest.
Thierry LE PEUT


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12 décembre 2009 6 12 /12 /décembre /2009 20:37
OUT OF THE PAST (LA GRIFFE DU PASSE / PENDEZ-MOI HAUT ET COURT), de Jacques Tourneur
RKO, 1947

Une histoire à terminer

griffe 4Tout commence par une pancarte affichée au-dessus d’une station-service dans une petite ville américaine à deux pas du lac Tahoe. La pancarte annonce : Jeff Bailey. C’est le nom du propriétaire. Son nouveau nom, du moins. Un homme assez mystérieux pour alimenter les commérages de la gérante du petit café en face du garage et susciter la jalousie de Jim, amoureux depuis l’enfance d’Ann Miller, petite amie en titre de Jeff Bailey. Voilà pour l’ambiance petite ville, dessinée dans les premières minutes du film. Cette pancarte un peu trop grande, comme le remarque un visiteur prénommé Joe, semble en tout cas désigner ledit Jeff Bailey comme le centre d’intérêt de la ville, et du film. Car Joe est venu pour lui. Derrière le pseudonyme de Bailey, il a reconnu l’ancien détective privé Markham, que son patron Whit Sterling avait engagé pour retrouver sa fiancée, Kathie Moffat, enfuie au Mexique après lui avoir tiré dessus.

 

Out of the Past montre assez que la grande affaire du film est le passé qui vous revient à la figure. Lorsqu’il se trouve en face de Joe, Markham / Bailey ne fait pas d’histoire. Il garde la self confidence qui caractérise d’emblée le personnage et ne discute pas longtemps lorsque Joe l’invite à retrouver son patron, Whit, dans une grande maison au sommet de la colline. Et c’est dans la voiture qui les conduit tous deux à la grille de cette maison que Jeff raconte à Ann Miller son mystérieux passé. Petit bond dans le temps, après quelques minutes passées à conter les prémices de l’aventure. On fait ainsi la connaissance du dénommé Whit et l’on suit le privé, Markham, impeccable Mitchum à la silhouette carrée et à la démarche de boxeur faussement nonchalant, sur les traces de l’évanescente et intrigante Kathie Moffat. Le récit est balisé. La rencontre chez le client, homme d’affaires au sourire de façade enrubanné dans son bandage tout propre après la tentative de meurtre de la belle enfuie, jeune Kirk Douglas chez qui l’on sent la menace dissimulée sous les plaisanteries et la légèreté frivole ; le voyage au Mexique, de ville en ville, et l’attente patiente qui précède l’apparition de la sulfureuse presque-meurtrière, qui arrive du soleil, out of the sun, autant qu’elle émerge du passé. Une silhouette fine et blanche, la même nonchalance que chez le détective, comme si la vie ne pouvait guère réserver de surprise, et quand bien même elle le ferait… L’apparition suivante verra la belle faire son entrée en émergeant de la lumière moins éclatante du clair de lune, et une troisième la dessinera dans la lueur des phares d’une voiture. Ces apparitions savamment scénographiées soulignent le statut d’icône de la belle. Icône du film noir, femme fatale, sincérité troublante et capiteuse à laquelle s’abandonne immédiatement le détective. C’est la scène du baiser au clair de lune, à l’ombre d’un filet de pêche sur une plage mexicaine : la belle sait bien pourquoi le bel inconnu est là mais il coupe court aux explications qu’elle fait mine de fournir. « Chérie, je m’en fous », et le baiser remplace les discours.

 

Toutes les étapes du film se déroulent avec cette sorte d’évidence, parce que c’est de cette façon que le personnage de Mitchum semble appréhender la vie. Peu importent les explications, ce sont les faits qui dirigent l’homme, et son instinct, et son cœur. Mitchum sait jouer à la perfection ce sens de la fatalité qui pose son empreinte sur tout le film. C’est lui d’ailleurs que l’on suit jusqu’au dernier acte, lorsque, de retour dans le présent, il n’a d’autre choix que de finir l’histoire commencée. Mais Out of the Past porte aussi l’empreinte de la femme. De plusieurs femmes. La douce et innocente Ann Miller est l’antithèse de la sensuelle et vénéneuse Kathie, aussi féline que son prénom le laisse entendre. Quant à Meta Carson, elle ne fait certes que passer dans le film mais Rhonda Fleming lui donne une présence qui ferait presque penser qu’elle va supplanter la troublante en titre. Mitchum passe de l’une à l’autre avec l’aisance d’un personnage qui ne doute de rien, même lorsqu’il se précipite dans le piège qu’il sait pertinemment avoir été tendu pour lui. Félin, assurément, il l’est aussi : sa silhouette enveloppée dans un trenchcoat se glisse dans tous les lieux, entre les mailles des filets qu’on lui tend, apte à prendre la main quand on la lui laisse, au point de retourner le piège et de – presque – triompher.

griffe 6


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Outre les personnalités que campent avec brio Mitchum, Jane Greer et Douglas, le film s’enracine aussi dans ses nombreux décors. De Tahoe à San Francisco, de Frisco à Acapulco, de la Californie au lac Tahoe, où l’histoire se clôt dans un finale implacable, Jacques Tourneur filme la ville et la nature avec un sens aigu du drame qui s’y déroule. Les ombres, bien sûr, suivent partout les personnages, même sous le soleil du Mexique et dans les paysages ouverts de Tahoe : ce sont les feuillages touffus où Jim épie les retrouvailles de Jeff avec Ann, l’imperméable noir de Joe, ou encore le regard du « garçon », le jeune sourd-muet qui travaille avec Jeff au garage, et que l’on sent attaché à lui comme à un père. Ce sont les intérieurs, aussi : celui du bungalow mexicain où Jeff et Kathie goûtent à l’amour, celui de la cabane en forêt où la beauté se révèle fatale à Jack Fisher, le détective lui aussi habillé de noir, celui de la grande maison sur la colline, qui évoque avec quelques années d’avance la villa haut perchée de La Mort aux trousses, où l’on tremblera pour une autre belle intrigante…

 

On est tenté de dire que tout est parfait dans ce film, au point que certains y ont vu l’archétype du film noir. Jusqu’à la dernière scène, où le simple signe de tête du « garçon » semble autoriser Ann à se détacher du drame et à poursuivre sa vie, tout en soulignant les ambiguïtés sur lesquelles repose le film tout entier. Film noir par excellence, en effet, Out of the Past joue admirablement des couleurs, dans ses paysages, dans ses costumes (Kathie apparaît en blanc surgissant du soleil et finit en noir dans la nuit) et dans ses caractères.
Thierry LE PEUT


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9 décembre 2009 3 09 /12 /décembre /2009 19:49
CERTAINS L'AIMENT CHAUD (SOME LIKE IT HOT), de Billy Wilder
United Artists, 1959

Personne n'est parfait, évidemment !

some like it 16Billy Wilder et le scénariste I.A.L. Diamond ont emprunté l’idée de départ – des musiciens qui se travestissent – à un film de 1935, Fanfare d’amour, réalisé par Richard Pottier sur un scénario de Michael Logan et Robert Thoeren. Mais le film est véritablement né lorsqu’ils ont eu l’idée de situer l’action en pleine prohibition et de l’ancrer dans le Chicago de 1929. Travestis pour gagner leur vie dans Fanfare d’amour, les musiciens de Wilder et Diamond le sont pour sauver la leur : ils sont en effet les uniques témoins vivants d’un règlement de comptes entre mafieux, pour lequel Wilder s’est inspiré du massacre de la Saint Valentin. Cette idée imposa la plupart des personnages du film, gangsters, bootleggers, milliardaires vieillissants de la ceinture dorée américaine, jazz-band…

 

some like it 9A l’origine prévu pour Frank Sinatra et Mitzi Gaynor, le film ne retint pas l’attention de Sinatra, que Wilder remplaça par Tony Curtis, et le souhait de Marilyn Monroe de participer au film régla le sort de Mitzi Gaynor. Alors au sommet de sa gloire, Marilyn interprète deux chansons qui appartiennent aujourd’hui à sa légende : I Wanna Be Loved by You et I’m Through with Love, ainsi qu’une autre peut-être moins légendaire, Runnin’ Wild. Surtout, sa présence électrise le film et confère une touchante humanité à son personnage de jeune musicienne déçue par les hommes, véritable sex symbol par sa plastique et son ingénuité, propres, l’une comme l’autre, à chambouler le cœur des hommes. La scène du yacht, où elle s’émeut de l’impuissance résolue de Curtis travesti en milliardaire et tente de l’aider en lui procurant des sensations auxquelles il prétend être indifférent, résume à elle seule la fascination dont Marilyn est le symbole. Sur le tournage, le comportement de la star – connue pour ses retards… - rendit effectivement l’ambiance électrique entre elle, Wilder et Curtis, mais pour d’autres raisons !

 

A l’époque, on prédit l’échec du film parce qu’il transgressait certaines règles de la comédie, en particulier en ancrant l’histoire dans un massacre sanglant. Wilder aggrave d’ailleurs son cas dans la dernière bobine, puisqu’il filme un nouveau massacre dans le dénouement ! Pourtant, le succès ne s’est jamais démenti, au point de faire entrer Certains l’aiment chaud (‘Hot’, dans le titre original, ne fait pas seulement référence à la chaleur provoquée par Marilyn mais au jazz endiablé qui se jouait à l’époque de la prohibition) au Panthéon de la comédie américaine. Le duo formé par Curtis et Jack Lemmon est proprement irrésistible, la présence de Marilyn lumineuse et le film emporté par un dynamisme qui ne se dément pas jusqu’à la dernière scène. L’ultime réplique, totalement inattendue, est même l’un des morceaux les plus connus du film, point culminant de l’art du quiproquo déployé durant près de deux heures (autre raison pour laquelle on ne croyait guère à ce film, trop long).

 

some like it 2Dès l’ouverture du film, Wilder joue avec cette violence en mettant en scène une poursuite entre police et bootleggers qui s’achève sans blessé, puis en faisant d’une entreprise de croquemorts la couverture d’un bar clandestin (speakeasy) où la police effectue une rafle. Il s’amuse aussi à établir des passerelles avec les « vrais » films de gangsters, en confiant le rôle de son mafieux Spats Colombo à George Raft, partenaire de Paul Muni dans le Scarface de Howard Hawks, et le rôle d’un tueur à Edward G. Robinson Jr. Le rôle du policier Mulligan échoit également à un habitué des films noirs, Pat O’Brien. L’exécution de mafieux tournée dans un garage renvoie par sa mise en scène au véritable massacre de la Saint Valentin et la pétarade finale parodie les « conventions » de gangsters, le travail sur la lumière ajoutant à l’hommage. Wilder prend soin aussi de filmer son Colombo « à la manière d’ » un film de gangster, commençant par les pieds – ici revêtus de guêtres qui donnent son surnom au personnage dans la version originale – pour remonter jusqu’au visage. Et, bien sûr, le film reprend tout l’attirail de la prohibition, les voitures munies de ces plateformes latérales sur lesquelles se hissent les truands (ici, Spats Colombo), les mitraillettes camemberts (ainsi appelées parce que les balles sont stockées dans un volumineux chargeur rond), les speakeasys, les costumes – tout ce que la télévision de 1959, justement, allait réunir dans la série Les Incorruptibles.

 

La construction du film respecte la règle des trois actes : une vingtaine de minutes d’exposition, une petite demi-heure de dénouement, et entre les deux l’acte principal d’une heure environ, entre le départ de Chicago et la réapparition des gangsters. Le dynamisme de l’action ne fait défaut à aucune de ces parties, les poursuites caractérisant les actes 1 et 3 tandis que le travestissement et les quiproquos se succèdent dans l’acte central. La prestation de Curtis et Lemmon en femmes est délicieuse et déclinée dans plusieurs scènes devenus des morceaux d’anthologie : l’arrivée au train – où les jambes des deux compères et leur démarche maladroite forment un savoureux contraste avec celles de Marilyn Monroe -, le détour par les toilettes pour remettre en place les seins décrochés, la répétition de Runnin’ Wild où Lemmon fait virevolter sa contrebasse, la petite fête improvisée dans la couchette de Lemmon-Daphné, l’arrivée à l’hôtel de Floride et la première rencontre de Daphné avec le milliardaire Osgood Fielding III (et de Curtis-Joséphine avec un jeune groom entreprenant), la baignade…

 

Jeux d’acteurs, rythme bondissant, musique endiablée, reconstitution historique : tout dans Certains l’aiment chaud assure la réussite du spectacle, faisant mentir les critiques qui trouvaient le film trop long. Et bien sûr Marilyn, son Poo-Poo-Pi-Doo et son visage désespérément touchant quand elle chante J’en ai fini avec l’amour
Thierry LE PEUT

 

some like it 8

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9 décembre 2009 3 09 /12 /décembre /2009 17:06
L'HOMME DES VALLEES PERDUES (SHANE), de George Stevens
Paramount, 1953

Un héros pour les enfants

shane 0L’Homme des vallées perdues présente une situation familière du western, et qui se prête en particulier à la déclinaison du genre sous forme de série télévisée (Shane sera ainsi adaptée à la fin des années 1960 avec David Carradine dans le rôle-titre). Un inconnu arrive de nulle part et aide les gens du cru à résoudre un problème. L’inconnu est en l’occurrence incarné par Alan Ladd, qui offre une prestation assez lisse face à un Van Heflin en fermier déterminé à tenir tête au « maître de la prairie », un autre fermier qui, installé depuis longtemps, ne tolère pas l’arrivée de colons sur des terres qu’il considère comme siennes. Le contexte historique est celui des années 1860-1880, au cours desquelles le gouvernement américain a encouragé l’établissement de colons dans l’Ouest en leur attribuant pour une somme modique un lopin de terre à cultiver ; le Homestead Act consistait à délivrer des titres de propriété sur des terres où les pionniers s’étaient déjà installés, à la suite des trappeurs et des marchands ayant pavé la voie de l’Ouest. Les colons ainsi établis portaient le nom de homesteaders : tel est Joe Starrett interprété par Van Heflin. Face à lui, Emile Meyer incarne Rufe Ryker, le vieux fermier déterminé à chasser les colons de « ses » terres.

 

shane 91Shane dure près de deux heures et aurait pu tenir aisément en une heure trente. C’est dire que le film comporte bien des longueurs et souffre, au final, d’une certaine dispersion de son propos. La vie des colons est longuement évoquée à travers des tableaux qui font l’éloge du labeur et de la solidarité, des valeurs fondatrices menacées par Ryker, qui use de la menace et de la violence pour chasser les fermiers en s’attaquant précisément à leur unique force, la solidarité. L’adhésion immédiate de l’étranger au mode de vie de cette communauté, et spécialement de la famille Starrett composée du père, de la mère et du petit garçon, induit celle du public, à travers la scène inaugurale du déracinement de la souche. Une énorme souche plantée au cœur de la ferme des Starrett, et dont Joe Starrett n’a pu venir à bout jusqu’alors : il lui manquait le concours d’un « aide », son précédent employé ayant été mis en fuite par les hommes de Ryker. Cette scène est représentative du traitement que George Stevens a appliqué au film : le ton est celui du panégyrique, aucune place n’est laissée à la distanciation.

 

shane 7La limpidité même du thème du film se prêtait à une dramaturgie épurée fondée sur la marche implacable vers l’affrontement final, au cours duquel l’étranger a raison de la menace que fait peser Ryker sur les colons. C’est pourquoi la construction finalement assez relâchée du film surprend. Le scénario multiplie ainsi les scènes opposant les colons aux hommes de Ryker, se condamnant à répéter plutôt qu’à concentrer. Certes, un fil conducteur relie ces scènes : au rapprochement de Joe Starrett et de Shane (l’étranger) s’oppose l’unité contrariée des fermiers entre eux. Mais on ne peut s’empêcher de trouver superflues certaines scènes qui ne visent qu’à appuyer des éléments déjà soulignés auparavant, comme la scène du saloon où l’un des fermiers, Torrey, défie Ryker et son gunfighter Jack Wilson pendant la Fête de l’Indépendance. Les velléités belliqueuses de Torrey sont connues et conduisent à la scène de sa mort, orchestrée par le tueur impassible Wilson, que campe le jeune Jack Palance. La scène du saloon est incohérente puisqu’elle montre Ryker faire profil bas et contraindre son tueur à l’inaction alors même qu’ils n’attendent qu’une provocation pour se débarrasser des colons : pourquoi Ryker refuse-t-il de répondre à la provocation de Torrey alors que, plus tard, il pousse Wilson à provoquer le fermier afin de le tuer en état de « légitime défense » ? La scène du saloon apparaît ainsi comme la répétition maladroite de l’unique scène qui a vraiment une valeur dramatique, la mort de Torrey, laquelle n’atteint finalement pas sa pleine puissance dramatique lorsqu’elle survient, désamorcée à l’avance par la scène du saloon et par un scénario trop « délayé ».

 

shane 6Le personnage de Shane est lui-même une image, une représentation iconique, à laquelle le scénario oublie de donner un supplément d’âme. Son arrivée et son départ en font l’archétype du héros solitaire arrivant de nulle part et repartant pour nulle part, dont Clint Eastwood fera une relecture biblique dans L’Homme des hautes plaines et Pale Rider. Le fait que Shane soit blessé lors du gunfight final et qu’il fasse peu de cas de cette blessure suggère deux lectures différentes de la fin : ou le héros repart vers d’autres aventures, immortel, ou il s’en va mourir loin des regards. Le choix d’Alan Ladd pour incarner ce personnage n’aide pas à lui donner du relief, et durant l’ensemble du film il reste en retrait des autres personnages, prenant parti en choisissant le camp des « victimes » mais se cantonnant à un rôle d’observateur. De manière traditionnelle, la discrétion même du héros suggère sa force et suscite l’attente de l’instant où, renonçant à jouer les observateurs, il fera usage de son revolver pour rétablir la situation en faveur des opprimés. La bagarre du saloon a pour fonction de démontrer cette force, tenue en bride jusqu’au dénouement. De nouveau, le scénario choisit de décliner cette péripétie attendue en le dédoublant : une première fois, le héros accepte la provocation sans réagir, faisant la démonstration d’une prudence et d’une noblesse (il se contient à cause des fermiers) qui passent, aux yeux du vulgaire, pour de la faiblesse. Puis, de retour au saloon, il rend coup pour coup et fait la preuve de sa valeur véritable, tant aux yeux des fermiers qu’à ceux des « méchants ». Cette scène en doublon est évidemment symbolique : ayant revêtu des vêtements de fermier, Shane passe pour un « péquenot », un faible, qu’il s’agit d’impressionner ; en rendant les coups qu’il reçoit, il démontre que la passivité des fermiers n’est que provisoire, et c’est très logiquement que Joe Starrett se joint à lui dans la bagarre, confirmant son rôle de leader au sein de la communauté des colons.

 

Le manque d’épaisseur du héros est l’illustration même de sa valeur symbolique. Plus qu’un personnage à part entière, il représente la force de caractère et la combativité qui sommeillent dans le cœur des fermiers. Son engagement final, le long combat à mains nues qui l’oppose à Joe Starrett lorsqu’il veut empêcher celui-ci de risquer sa vie en allant au-devant de Ryker et de Wilson, plaident en outre en faveur d’un arbitrage extérieur que seule peut représenter la Loi : aucun homme de loi officiel n’existe à Grafton pour protéger les fermiers contre les menées de Ryker, comme le soulignent les fermiers eux-mêmes ; or, la position occupée par Shane tout au long du film fait de lui l’image de ce qui n'existe pas, l’absence rendue présente – mais en même temps évanescente ou fantomatique, comme un secours providentiel envoyé pour rétablir l’équilibre.


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Mais Shane, c’est aussi le petit garçon. C’est lui qui voit arriver l’étranger au début du film, lui qui crie son nom à la fin, l’exhortant à rester – en vain. A l’image de la justice se superpose ainsi celle du père, sans toutefois que Shane menace la place de Joe Starrett à la tête de sa famille. Si l’on peut supposer une attirance de Mme Starrett pour l’étranger, jamais cette attirance ne s’impose comme une menace contre le couple Starrett ; de même, bien que l’enfant admire visiblement l’étranger, son père occupe toujours la première place dans son cœur. Lors du pugilat final qui précède le dénouement, après que Shane a assommé Starrett, l’enfant le lui reproche. L’admiration de l’enfant s’appuie en fait sur le mystère de l’étranger, sur l’arrivée d’un modèle nouveau dans l’horizon de l’enfant, qui n’a connu que la vie de ferme. Mais la force que l’enfant lit en cet étranger, cette force se révélera également existante chez son père, au point qu’il faudra empêcher ce dernier de courir à l’affrontement. C’est peut-être là la raison première de la longueur du combat opposant Shane et Starrett : le héros ne conquiert la première place dans le dénouement qu’au prix d’une lutte difficile contre un adversaire de force équivalente. La différence entre les deux hommes n’est pas une question de valeur mais d’enjeu : là où Starrett a une famille, l’étranger, lui, n’a rien à perdre. Il peut se sacrifier pour permettre aux braves gens de prospérer. L’image biblique (christique) est déjà bien présente, même si elle est moins explicite que dans les Eastwood à venir.

shane 11Enfin – ce qui justifie l’Oscar emporté par le directeur de la photographie Loyal Griggs -, Shane bénéficie de superbes paysages naturels. Ceux des « vallées perdues » du titre français, bien sûr, qui ont vocation à dessiner une Terre promise dont les colons refusent d’être chassés. Mais aussi la silhouette omniprésente des montagnes qui, en fermant l’horizon, impose l’idée que tout doit se jouer dans ces plaines, que la fuite n’est pas une option possible, ce que Joe Starrett s’obstine à répéter à ses compagnons fermiers intimidés par Ryker. C’est de ces montagnes que descend l’étranger au début du film, vers elles qu’il retourne à la fin, et Stevens filme longuement les vallées parcourues par les personnages, y faisant courir le petit garçon une partie de la nuit sur les traces de l’étranger marchant (à dos de cheval, lui) vers son destin.  
Thierry LE PEUT

 

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30 octobre 2009 5 30 /10 /octobre /2009 22:33

SWAMP WATER (L'ETANG TRAGIQUE), de Jean Renoir
20th Century Fox, 1941

 

Margot peut bien pleurer, si le film est beau !
Première réalisation américaine de Jean Renoir, Swamp Water fut mal accueilli par la critique mais ne fut pas pour autant l’échec commercial que certains prétendirent. Renoir écrivit d’ailleurs une note à ce sujet au Los Angeles Times, qui la publia : le film en effet rapporta de l’argent à son producteur Darryl F. Zanuck.

 

Ce dernier ouvrit de grands yeux quand Renoir insista pour aller tourner l’histoire dans les marais de Georgie, alors qu’il était prévu de tout reconstituer en studio. C’est que Renoir, conscient de la banalité du scénario que Dudley Nichols avait écrit d’après le roman de Vereen Bell, paru en feuilleton l’année précédente dans le Saturday Evening, voulait au moins faire acte de création en travaillant l’image. Il obtint gain de cause, même si ce ne fut pas là l’unique sujet de discorde avec la production. Renoir, dans ses lettres, évoque la difficulté de se plier aux exigences de son producteur, qui semble lui dénier le loisir de mettre dans son film « quelque chose de personnel ».

 

C’est d’abord le caractère mélodramatique du scénario que l’on a reproché à Renoir. Ses personnages « de feuilleton », fiers jusqu’à l’excès, volontiers caricaturaux, l’évidence limpide de l’histoire, terminée par un happy end facile. Tout cela, pourtant, ne suffit pas à faire une mauvaise histoire, et moins encore un mauvais film.

 

Il est vrai que le scénario de Dudley Nichols est d’une évidence mélodramatique. La fierté du jeune Ben Ragan s’oppose à celle de son père Thursday au point de les dresser l’un contre l’autre jusqu’à la rupture, avant de les réconcilier sans vergogne. Le mensonge, la dissimulation, la trahison réelle ou supposée, ficelles éprouvées du mélodrame, sont au cœur de l’action. Si le père et le fils se querellent, c’est que le premier est trop fier pour montrer son amour à son fils, qu’il dispute alors même qu’il voudrait l’embrasser. La scène où le père inquiet voit soudain la corne du fils pendue dans la maison, comprenant qu’il est de retour sain et sauf, montre avec assez d’évidence les sentiments réels pour mieux souligner ensuite la contradiction entre ceux-ci et l’attitude du père, qui harcèle son fils de reproches au lieu de lui dire son plaisir de le revoir. La relation du vieux Thursday avec sa jeune épouse Hannah – la différence d’âge est en soi une donnée propice au mélodrame – est du même tonneau : il l’aime, il la découvre courtisée par un autre, dont elle tait le nom par crainte de voir son mari l’aller trouver le fusil au poing, la confiance disparaît, pour mieux être retrouvée. De même la relation de Ben avec le fugitif Tom Keefer et avec sa fille Julie bascule-t-elle de la méfiance à la confiance, puis inversement, dans un mouvement de balancier qui ne saurait tromper.

 

Mais n’a-t-on pas simplement reproché au film de se bien terminer ? Renoir, au demeurant, souhaitait une autre fin, que lui refusa Zanuck. Les prémices du drame, en effet, eussent pu conduire à un dénouement autrement poignant. Pourtant, ces relations sans surprise s’inscrivent dans un discours sur l’homme qui, pour être simple, n’en est pas pour autant dénué d’intérêt. Le mensonge est en effet au cœur du film, mais Renoir utilise le décor pour mettre en évidence la dichotomie sur laquelle repose toute l’histoire. Il ne s’agit pas seulement de dérouler l’intrigue policière pour révéler in fine le mensonge dont la révélation remettra tout en place, réparant l’injustice et permettant aux justes de vivre leur bonheur. Le monde des hommes – constitué ici d’une communauté restreinte dont on souligne l’isolement – s’oppose au marais comme l’honnêteté s’oppose au mensonge, et comme l’état de nature s’oppose à l’hypocrisie. La beauté même des décors naturels dans lesquels Renoir transporte ses acteurs transmet une puissante poésie au film. Tom Keefer, le fugitif, qui a appris à survivre dans le marais – 1100 kilomètres de solitude et de danger, représenté par les alligators et les serpents d’eau -, a trouvé une certaine quiétude dans cet état de nature ; non qu’il soit tranquille : séparé de sa fille Julie qu’il doit accepter de savoir élevée par d’autres tandis que lui-même, accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, doit rester caché et renoncer à tout espoir de justice, il souffre de son isolement comme il souffre des conditions dans lesquelles il est contraint de vivre. Mais, après cinq ans passés ainsi, il connaît le marais et s’y sent chez lui, au point qu’il hésitera à en sortir pour être innocenté par la justice des hommes. Sa survie même est la preuve qu’il existe une autre justice : ainsi semble-t-il devenu immortel, ne craignant plus la morsure des serpents ni les alligators. C’est bien d’un revenant qu’il a l’air lorsque Ben, ayant creusé sa tombe après qu’il a été mordu par un serpent, le retrouve bien vivant. Cet état de nature, Ben y entre lui aussi en survivant plusieurs jours dans le marais puis en s’associant à Tom Keefer pour vendre les peaux des animaux qu’ils piègent ensemble.

 

Dana Andrews et Walter Brennan
 

Or, que nous dit Renoir ? Que cet état de nature est en corrélation avec la qualité morale des individus. Tom est la victime d’un mensonge qui le contraint à fuir, mais c’est un homme bon, honnête, trahi par la justice des hommes, en lesquels il refuse désormais d’avoir confiance. Pourtant son cœur l’incline à la confiance, ce qu’il fait avec Ben, et son amour pour sa fille plaide en faveur de sa bonté d’âme. Ben possède la même sorte de qualité : sa fierté est spontanée, il est incapable de mensonge et aspire à « devenir un homme » en s’opposant à la volonté tyrannique de son père. Il veut être his own man, son propre chef. C’est avec l’aide de Tom qu’il y parvient. Que Tom joue ainsi le substitut du père s’accorde évidemment de manière trop simpliste avec l’attachement qui unit parallèlement Ben et Julie ; de même, la bonté de Hannah et l’honnêteté de Thursday préparent le dénouement heureux, où tous ces êtres si gentils formeront une belle et bonne famille, une fois que le poison instillé par le mensonge aura été vaincu, avec la même facilité que le corps de Tom a vaincu le venin du serpent.

 

Face à cette communauté des âmes bonnes se dresse le monde des hommes : là se tiennent les coupables, les vrais meurtriers, finalement démasqués et punis, mais aussi l’ordinaire, à savoir ces gens qui font corps pour ostraciser Ben quand ils découvrent qu’il protège le fugitif caché dans le marais, ces gens qui le traînent sans procès jusqu’à l’eau pour l’y laisser soumettre à la torture par les meurtriers que la communauté protège à son insu. Entre les bons et les méchants se tiennent les « honnêtes gens », prompts au lynchage. En choisissant Ben comme victime, ils scellent la communauté des bonnes âmes, dans laquelle Ben retrouve Tom. Le shérif n’a de représentant de la justice que l’étoile fixée à sa chemise : il se range du côté de la majorité, alors même qu’il devrait s’en distinguer. Aussi la vérité doit-elle être révélée par ceux-là mêmes que le mensonge menace et accuse.

 

Bien sûr, cette dichotomie a quelque chose de facile. On ne prétendra pas le contraire, pas plus qu’on ne prétendra qu’il y a là une puissante vérité sur l’homme. On ne saurait franchement parler de « dénonciation » dans Swamp Water, qui se tient bien en-deçà d’un Fury de Fritz Lang, par exemple. Mais Renoir réussit malgré tout à rendre touchant le sort de Tom Keefer, notamment en le rattachant à la poésie du décor. L’eau, d’ailleurs, joue un rôle prépondérant dans l’ensemble des films de Renoir. Elle sert ici de véhicule au passage d’un monde à l’autre et, d’une certaine manière, de révélateur de la vérité : c’est essentiellement Ben qui se déplace à sa surface, les autres ne s’y aventurant qu’au début et à la fin du film. Au début, pour souligner, par le truchement du shérif, que ce n’est pas leur élément. Et à la fin pour apporter le pardon à Tom Keefer et le ramener dans le monde des hommes une fois lavé du mensonge. Que Ben soit le seul à aller et venir entre les deux mondes convient évidemment à sa fonction de passeur, au rôle de réconciliation qui est le sien. Quand il annonce qu’il part dans le marais, à la recherche de son chien, tous le regardent comme un fou, ou comme le paria qu’il sera bientôt. La peur que leur inspire le marais, c’est aussi le signe de leur incapacité à distinguer la vérité, à la chercher même.

 

Dana Andrews et Anne Baxter, jeunes premiers alors inconnus
 

L’opposition se retrouve dans les personnages de Julie et Mabel, les deux jeunes femmes auxquelles s’intéresse Ben. Julie, la fille de Tom Keefer, est la petite sauvageonne, mal vêtue, mal coiffée (des feuilles s’emprisonnent dans sa chevelure, l’assimilant aux mousses qui recouvrent les arbres du marais), inadaptée à la vie au sein de la communauté : quand on la voit pour la première fois, elle essaie de sauver un chaton que les frères Dorson veulent noyer ; à deux reprises au moins, on la compare d’ailleurs à un chat, à cause de son comportement farouche et craintif et à cause de son allure « de chat errant ». Mabel, au contraire, est sophistiquée en comparaison : bien habillée, bien coiffée, elle connaît l’art de la séduction et son pendant, le mensonge. Elle en est bien vite la victime : voulant rendre Ben jaloux en se laissant inviter par un autre lors d’un bal, elle l’éloigne de lui sans espoir de retour, le poussant bien involontairement dans les bras de Julie, qui reçoit son amour avec simplicité. A la fierté de la sauvageonne, qui ferme sa porte à Ben lorsqu’elle pense qu’il a trahi son père, s’oppose le manque d’amour-propre de la jeune fille « policée », qui trahit Ben et le livre à la vindicte commune quand il se détourne d’elle. La fierté apparaît ainsi comme l’expression de la valeur morale des êtres. Le père et le fils Ragan, le père et la fille Keefer partagent cette qualité, tandis qu’elle manque aux autres.

 

Ce que le cadre naturel apporte au film, c’est justement la nuance qui manque au scénario. Renoir joue du clair-obscur, utilise les reflets que l’eau projette sur les visages, filme les enchevêtrements de branches et de mousses pour appuyer l’idée que l’état de nature est plus riche et plus ouvert que le monde des hommes. Plus qu’elle ne représente le danger (on n’y voit guère les alligators, filmés sur la terre), l’eau y introduit de la limpidité. Lors du dénouement, ce sont Ben et Tom qui glissent à la surface de l’eau, tandis que les fourbes Dorson sont tapis dans les herbes, attendant de faire feu sans s’exposer eux-mêmes. C’est d’ailleurs dans la terre que l’un d’eux disparaîtra, englouti par une tourbière.

 

Thierry LE PEUT (30 octobre 2009, 20 h 30 – 22 h 30)



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14 octobre 2009 3 14 /10 /octobre /2009 19:23
MEURTRE EN SUSPENS (NICK OF TIME), de John Badham
Paramount, 1995

 

Suspense ou blague de potache ? 

Le cinéma produit des chefs d’œuvre comme il produit des daubes. Voici un titre appartenant – à mon sens – à la seconde catégorie. Meurtre en suspens (Nick of Time) a beau bénéficier de la présence de Johnny Depp et Christopher Walken et de l’expérience de John Badham (réalisateur qui oscille entre des titres valant le coup d’œil – Wargames et Tonnerre de feu, certes pas inoubliables mais intéressants à leur époque – et d’autres qu’on peut oublier), il faut s’armer d’une patience certaine pour le regarder jusqu’au bout. Fort heureusement, il dure moins d’une heure et demie.

Tout commence par une idée simple : un père de famille tout juste débarqué à Los Angeles avec sa petite fille voit des individus se faisant passer pour des agents fédéraux enlever la fillette et le menacer de la tuer s’il n’assassine pas lui-même Mme le Gouverneur de Californie, en pleine campagne de réélection. A partir de ce picth on pouvait imaginer plusieurs développements, et le titre comme le générique du film insistent sur le facteur temps, annonçant un suspense à la 24 heures chrono (qui n’existait pas encore, en 1995) : Johnny Depp n’a qu’une heure et demie pour remplir son contrat, sinon adieu fifille.

Le problème de Nick of Time est son incapacité – apparente en tout cas – à se positionner. Drame ou comédie ? Le suspense a besoin, pour être efficace, d’un minimum de sérieux et de crédibilité. Or, la situation de Gene Watson – le personnage interprété par Johnny Depp – manque de crédibilité dès les premiers instants. Durant tout le film, le personnage baigne dans une absurdité fondamentale qui empêche de prendre au sérieux le drame qui se joue : à chaque fois qu’il veut parler à un représentant de l’ordre, son maître-chanteur surgit de nulle part et l’en empêche, non pas seulement en manifestant sa présence mais en lui opposant une résistance physique. Une résistance visible, à laquelle pourtant les témoins – tous les témoins – sont obstinément aveugles. Le policier vers qui s’avance Depp à la gare ne montre aucune réaction lorsque le maître-chanteur s’interpose entre eux : il disparaît simplement du cadre. Même procédé invraisemblable avec le chauffeur de taxi qui conduit Depp à l’hôtel Bonaventure : à l’instant où Depp va lui demander son aide, un pick-up heurte le taxi, conduit par le maître-chanteur qui adresse un signe à Depp avant de filer. L’incident paraît aussitôt oublié par le chauffeur de taxi qui, quelques minutes plus tard, jettera sans même le regarder le message que lui aura écrit Depp avant de descendre du taxi.

La plupart des incidents du film se produisent de cette façon, sous le regard de témoins qui ne réagissent pas, qui n’y voient rien d’anormal. Qu’une telle indifférence soit possible dans la réalité n’est pas l’important ; le fait est qu’un tel traitement de l’action manque totalement de vraisemblance. L’omniprésence du maître-chanteur est un élément incongru si l’on considère la nature même du chantage : Depp est sommé de devenir un meurtrier malgré lui précisément pour que les vrais instigateurs du meurtre ne soient pas inquiétés. Et que fait le maître-chanteur ? Il suit pas à pas le meurtrier, se montrant partout avec lui !

Mais parlons, justement, du maître-chanteur. Plus encore que l’invraisemblance de l’action, c’est lui qui explose littéralement la crédibilité du film. Menaçant, il l’est sans doute, puisqu’il n’hésite pas à recourir à la violence à l’encontre de Depp pour le persuader qu’il représente une menace sérieuse contre sa fille. Mais Christopher Walken interprète le personnage en le plaçant sur une corde raide entre le drame et la comédie : il en fait trop, appuyant le côté déséquilibré du personnage au point d’en faire, non plus une menace, mais un numéro à lui tout seul. Le malaise s’installe dès sa première apparition, quand, avec Roma Maffia, il observe les quidams à la gare afin de sélectionner le candidat idéal au meurtre par procuration ; les deux comédiens, Walken et Maffia, agissent comme si la chose les amusait, comme s’il n’y avait pas, en jeu, la perpétration d’un meurtre, a fortiori celui d’une personnalité politique en vue. Un jeu. C’est bien à cela que ressemble tout le film. Juste un jeu, au point qu’on se prend à se demander si tout ne va pas basculer comme dans The Game de David Fincher, par la découverte que tout ce qui arrive n’est qu’une mise en scène. A ceci près que, au moment où on se met à y croire vraiment, Walken commet un meurtre véritable, après lequel le doute n’est plus permis.

La séquence de ce meurtre « préliminaire » démontre que l’incertitude est voulue par le réalisateur. Déjà, sa caméra a volontiers accompagné le malaise de Depp en accentuant les cadrages « subjectifs » : plongées ou contre-plongées marquées, irruption du hors-champ dans le cadre, grand angle exprimant le vertige… Badham y ajoute le ralenti, tant de l’image que de la bande sonore, afin de distordre la réalité : un moment, l’action bascule dans le rêve éveillé lorsque Depp, étranglé par Walken, s’imagine en justicier abattant fougueusement tous les complices de la conspiration. Le glissement a lieu sans prévenir et ne se révèle que dans l’excès : Depp est brusquement trop « héroïque », ses adversaires trop faciles à abattre, la résolution trop inattendue (alors qu’on n’en est qu’à la moitié du métrage). Lorsque Walken réapparaît, mort-vivant, et projette d’un seul bras le pauvre Depp dans le vide, alors on comprend de quelle manipulation on a été victime. Et l’on comprend, aussi, ce qui fait que l’on ne peut décider pas adhérer à l’intrigue : ce n’est pas seulement Walken qui s’amuse, c’est Badham lui-même, qui révèle qu’il ne croit pas à son scénario. Une bonne grosse blague, qui pourtant va se prolonger encore trois quarts d’heure, en faisant mine de se prendre au sérieux…

Et si Nick of Time était finalement un cas d’école ? TLP

 

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