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1 mars 2015 7 01 /03 /mars /2015 11:26

Island in the sky 1Perdus dans la neige

Sorti un an avant Track of the Cat tourné en couleur, Island in the Sky choisit le noir et blanc pour conter une autre aventure de neige, située cette fois durant la Seconde Guerre mondiale. John Wayne y incarne Dooley, un pilote qui contribue à l’effort de guerre en transportant du matériel entre l’Angleterre et le continent américain par la route du Nord. L’aventure commence lorsque, contraint par le givre et le mauvais temps d’atterrir en catastrophe au milieu de nulle part (« the big nowhere »), Dooley doit survivre avec son équipage en attendant l’arrivée hypothétique de ses collègues pilotes venus à son secours.

Island in the Sky est un film de premier degré. Adapté d’un roman d’Ernest K. Gann, il repose sur le thème de la survie d’hommes courageux mais démunis dans des conditions extrêmes et sur celui de la solidarité des pilotes. Très vite, la nouvelle que Dooley is down mobilise les autres pilotes disponibles qui se lancent dans une mission de secours désespérée, du fait que la localisation de l’avion de Dooley est très incertaine et qu’il a disparu dans une région très mal connue où la température, entre 50 et 40 degrés au-dessous de zéro, est peu propice à la vie, humaine bien sûr, mais également animale, ce qui rend vaine la recherche de gibier. L’équipage n’a guère que quelques jours de survie envisageable, d’autant plus qu’il est dépourvu des ressources (nourriture, couvertures…) adaptées à un tel environnement.

Island in the sky 8C’est sur ces bases scénaristiques minimalistes que se développe le film, faisant alterner les séquences de la survie dans le Grand Nord et celles de la mission de sauvetage, sans recherche d’effets spectaculaires. L’efficacité du métrage repose avant tout sur les acteurs, le décor naturel et les prises de vues aériennes, forcément nombreuses, réalisées par William H. Clothier. Les acteurs, au demeurant, offrent des prestations sobres, y compris John Wayne qui campe le leader de l’équipage en perdition, Dooley. Certaines affiches de promotion mettaient en avant une présence féminine : qu’on ne s’y trompe pas, les femmes apparaissent effectivement dans le film mais uniquement en contrepoint, dans des séquences qui soulignent la vie de famille qui attend certains des protagonistes à leur retour chez eux, si retour il y a. Figures sacralisées d’épouses aimantes et d’enfants sur qui pèse la menace de la disparition du père – images fondatrices de la mythologie de la guerre et du motif du pilote dont le but premier est de « rentrer chez lui » (images fondamentales dans le cinéma de la Seconde Guerre mondiale et plus tard, dans une moindre mesure, dans celui de la Guerre du Viêtnam, les deux se mêlant de façon très étroite dans l’imaginaire d’un Donald P. Bellisario, producteur et scénariste des Têtes brûlées, de Battlestar Galactica et de Magnum, dont l’inspiration puise dans des films comme Island of the Sky). Il n’y a donc pas, ici, de sous-intrigue « romantique », et il faut attendre la fin du film pour apprendre que Dooley, comme certains hommes de son équipage, a lui aussi une femme qui l’attend au foyer, flanquée de six enfants. Manière, aussi, de souligner la force du personnage, qui jamais n’aura évoqué sa famille, tandis que le cinéaste choisit d’évoquer celle des autres gars du groupe.

 

Island in the sky 23


Il n’est pas davantage question ici de dangers romanesques comme la présence de prédateurs ou quelque accident survenu au cours d’une exploration. Quelques péripéties parsèment l’aventure mais elles sont modestes et réalistes pour ne pas compromettre l’authenticité même de l’histoire, et afin de demeurer au plus près d’une aventure humaine épurée. C’est aux pilotes responsables de la mission de secours que revient la tâche d’introduire – tout de même – quelques touches d’humour et de désinvolture dans une approche aussi austère. Le réveil difficile de McMullen (James Arness, que Wayne introduira bientôt, en 1955, dans le rôle télévisuel du marshal Matt Dillon lors du lancement de la série Gunsmoke), la scène de piscine de Willie Moon avec ses deux garçons, le co-pilote toujours assoupi et « tranquille » de Stutz, Sonny Harper, et sa phrase fétiche « Whatever’s customary » : ce sont là les quelques respirations que Wellman introduit dans le récit et qui, loin d’être anodines ou « décalées », caractérisent la camaraderie simple de ces hommes dont la voix off du narrateur (celle de Wellman lui-même) souligne que le ciel est, plus qu’un métier, l’horizon de leur vie, une activité vitale plus qu’une profession. Cette fraternité entre des personnalités diverses, contenue ici par la gravité de la situation, trouve à s’exprimer davantage dans d’autres films mais elle n’en est pas moins présente ici aussi, comme le rappel de la vie qui, pour l’instant, se trouve mise entre parenthèses.

 

Island in the sky 15


Un an plus tard, William A. Wellman dirigera The High and the Mighty (Ecrit dans le ciel), également écrit par Ernest K. Gann et sur lequel se retrouvent plusieurs membres de l’équipe d’acteurs et de techniciens d’Island in the Sky. Le succès du second film a semble-t-il contribué à éclipser le premier, relativement méconnu mais réédité en DVD en 2005. 

Thierry LE PEUT

 

ISLAND IN THE SKY (AVENTURE DANS LE GRAND NORD) de William A. Wellman

Paramount, 1953

scénario d'Ernest K. Gann d'après son roman

 

A voir : 

avis et photos précieuses sur ce forum John Wayne

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1 mars 2015 7 01 /03 /mars /2015 11:04

track-of-the-cat 1La peur tapie dans l'ombre

Track of the Cat (jamais doublé en français, semble-t-il) est un western atypique car plus psychologique que « mythologique ». Les grands espaces ici sont ceux d’un pays enneigé, à la fin du XIXe siècle voire au début du XXe (la date de 1896 apparaît dans la dédicace d’un livre de poèmes de Yeats). Les personnages forment un groupe isolé du monde, un noyau familial étendu rassemblé dans une ferme : la mère, le père, les trois fils, la fille et la fiancée du plus jeune des fils. Le nœud du drame est constitué des relations au sein de ce noyau. Le félin du titre, que l’on ne verra jamais, a une valeur avant tout métaphorique : il est le non-dit, l’inconscient que traquent les personnages et / ou dont ils ont peur.

Tout commence par un vieil Indien, Joe Sam, qui marche dans la neige pour aller réveiller les fils Bridges. Arthur, Harold et Curt. L’Indien annonce que le félin a encore attaqué le troupeau. Il faut sortir dans la nuit et la neige pour aller se rendre compte, et traquer l’animal. Les trois frères se lèvent, s’habillent, s’assoient autour de la table familiale où leur mère leur sert un petit déjeuner tandis que retentissent les rires cristallins de femmes, dans une autre pièce. C’est par le dialogue que se dévoilent les rapports entre les trois garçons et leur mère, mais aussi avec les membres encore invisibles de la famille. On comprend que Curt est le tyran de la famille, celui qui travaille le plus, peut-être, mais surtout celui qui impose ses choix et sa manière de voir aux deux autres. La mère ne semble pas commode non plus. Arthur sert de contrepoids à Curt, dont il questionne les choix et qu’il essaie d’influencer, notamment sur la question du mariage du plus jeune, Harold. Ce dernier ne parle pas. Il semble totalement inhibé face aux autres membres de la famille. Il vient d’amener dans la maison Gwen Williams, la fille d’un fermier voisin, dont il est amoureux et qu’il compte épouser. Mais la question de leur subsistance n’est pas réglée. Arthur considère qu’il a droit à sa part du pécule familial, mais Curt, sans l’exprimer aussi directement, s’y oppose ; il conteste la maturité de son jeune frère et sa capacité à contenter une vraie femme, ce qu’est Gwen. La mère, d’ailleurs, ne paraît pas favorable non plus à ce mariage ; elle voit l’intrusion de la fille comme une menace pour sa famille. Ou pour elle-même. Car la mère, de toute évidence, règne elle aussi sur son petit monde, et l’on découvre bientôt qu’elle entend régenter les choix de sa famille. Le père, lui, se montre bientôt ; c’est un bon vivant, un vieillard de 71 ans tout émoustillé par la présence sous son toit de « la nouvelle », pour laquelle il entend se faire beau. Mais, réduit à la situation de minorité raillée, il ne se déplace pas sans sa bouteille de whisky, et son rôle est celui du trublion en vérité soumis à la dictature de sa femme et de Curt.

track-of-the-cat 8Telle est la situation qui se révèle dans les premières minutes du film. L’action se limite pour l’instant au réveil des frères, mais une sourde menace pèse sur cette famille : matérialisée par le félin qui s’attaque au troupeau, elle provient en fait de Curt et de sa mère. C’est autour de cette menace que se bâtit tout le film. Pendant que Curt et Arthur sortent à la recherche de l’animal, les relations continuent de se révéler entre les autres membres de la famille. Le non-dit s’impose bientôt avec évidence ; il s’agit d’une tension sexuelle entre Curt et Gwen : puisqu’elle est femme, c’est un homme comme Curt qui lui conviendrait, non un enfant tel que Harold. Bien qu’elle ne le formule pas, la mère pense manifestement ainsi, encore qu’elle préférerait, sans doute, garder pour elle ses trois fils sans avoir à souffrir la présence d’une autre femme. Le nœud de cette famille est ainsi de nature incestueuse. Il génère une tension qui ne demande qu’à s’exprimer. Et qui devra bien être résolue.

Les péripéties sont minimales et servent à révéler et attiser cette tension, que le début du film a dévoilée mais qui existe depuis longtemps. La mort d’Arthur, attaqué par le félin, fait disparaître le contrepoids à la toute puissance de Curt et révèle en même temps l’emprise de la mère sur le reste de la famille. Grace, la fille, est au bord de la crise nerveuse, épuisée par le petit drame familial. L’alcool délie la langue du père, mais celui-ci, incapable d’agir, est cantonné dans la provocation verbale par laquelle il résout son impuissance. Bientôt, il accuse sa femme d’avoir toujours été froide, aussi froide que le pays enneigé dont ils sont tous prisonniers. Le décor, comme le félin tapi quelque part, est une métaphore. C’est aussi pourquoi l’arrivée de Gwen représente un espoir : la possibilité d’introduire de la chaleur dans la maison, de desserrer la main silencieuse de Ma Bridges et de Curt. Cet espoir, ce n’est pas Harold qui l’exprime, car il demeure silencieux en dépit des boutades du frère et des silences de la mère, aussi humiliants les uns que les autres. Prise dans cette gangue puissante, Gwen essaie d’éveiller l’homme en Harold, avec bien des difficultés.

 

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L’absence de Curt pendant la plus grande partie du film est à rapprocher de celle du félin, redouté en dépit de l’incapacité à le voir. Curt, en effet, est sur les traces de l’animal durant les trois quarts du métrage. Pourtant, il demeure irréductiblement présent dans la maison, à travers la tyrannie qu’il fait régner sur les esprits. Nulle violence cependant dans cette tyrannie ; sûr de lui, il n’a jamais haussé le ton ni levé la main. Il se contente d’humilier par le verbe, d’intimider par le regard, tout en restant sûr de son fait. Puis il disparaît, et tous continuent de réagir à sa présence invisible : la soumission de Harold, la révolte de Grace, l’impuissance de Pa Bridges tiennent autant à la présence invisible de Curt qu’à la présence silencieuse de Ma.

Bien que le récit soit concentré sur la maison et sur ces ressorts psychologiques, le cadre y a une grande importance. Les nombreux déplacements des personnages d’un bâtiment de la ferme à l’autre imposent le décor froid et sombre – la lumière a autant de mal à pénétrer ici que la chaleur – du ranch, tandis que les échappées dans les grands espaces enneigés, à la suite de Curt, montrent qu’il n’y a justement aucune évasion possible car tout est neige et solitude aussi loin que portent les pas. L’image de la ferme, filmée de loin, dans ce paysage de neige, pourrait être l’un de ces chromos ravissants qui exprime la chaleur d’un foyer au cœur de l’hiver ; c’est plutôt, ici, l’isolement qu’elle exprime.

 

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Le film repose alors sur plusieurs enjeux. La traque de l’animal en est un, qui en contient un autre : le retour – ou non – de Curt. Les rapports de force au sein de la famille en sont un autre. Curt absent, les autres membres de la famille sont-ils capables de contester le pouvoir de Ma Bridges, qui repose essentiellement sur la présence de Curt, dont la tyrannie continue de s’exercer sur les esprits alors même qu’il est ailleurs ? Le motif du retour de l’animal prédateur épouse la même menace que celle du retour de Curt. Tant que cette menace n’est pas résolue, la peur demeure.

Dans ce huis clos psychologique, la présence de Robert Mitchum en Curt fait merveille, mais tout autant celle de Beulah Bondi en Ma Bridges et de Philip Tonge en Pa. Tab Hunter campe quant à lui un Harold au corps puissant mais à l’esprit complètement soumis, face à une Diana Lynn contrainte à un relatif silence mais dont émane la chaleur et la fougue dont les Bridges ont besoin. Teresa Wright confère quant à elle à Grace Bridges la force d’une révolte contrariée qui possède encore l’énergie de se dresser contre la tyrannie maternelle et fraternelle – mais ne le pourra pas éternellement si elle ne trouve pas d’alliés.

 

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Western des confins, Track of the Cat regarde vers l’intérieur de ses personnages plutôt que vers l’extérieur des grands espaces consubstantiels au western « classique ». De là un caractère envoûtant qui s’accommode très bien d’une pincée de fantastique, prise en charge par la figure invisible du félin et celle du vieil Indien, Joe Sam, sorte de coryphée presque toujours silencieux dont le moindre mot prend, du coup, une résonance particulière. Tourné en couleurs, le film tire également un grand parti de celles-ci, pas seulement en opposant la blancheur de la neige au reste de l’environnement mais aussi, au sein même de la ferme, en dessinant des zones de froideur et de chaleur qui s’affrontent dans un combat incertain.

Thierry LE PEUT

       

TRACK OF THE CAT de William A. Wellman

Paramount, 1954

Scénario d’A. I. Bezzerides, d’après le roman de Walter Van Tilburg Clark

 

A lire : 

la critique d'Erick Maurel sur dvdclassik.com

des avis divers ET des photos géniales sur le forum westernmovies

 

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15 novembre 2014 6 15 /11 /novembre /2014 19:40

THIEF (LE SOLITAIRE), aka VIOLENT STREETS, de Michael Mann

United Artists, 1980

 

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Condamné à la nuit

Mann - Thief 5Thief (Le Solitaire)est le premier long métrage de Michael Mann, qui a réalisé auparavant le téléfilm Comme un homme libre dans la prison de Folsom. Mann avait effectué des recherches poussées à la prison de Folsom pour le documentaire Aucune bête aussi féroce, et John Santucci, le cambrioleur real life qui a inspiré en partie le personnage de Frank dans Thief (Le Solitaire), est à l’affiche du film dans le rôle d’un flic ripou (tandis que l’ex-flic de Chicago Dennis Farina, qui sera Jack Crawford dans Manhunter (Le Sixième sens) et Mike Torello dans la série Crime Story, joue le rôle d’un tueur). Ces quelques remarques pour souligner la parenté de ces travaux « de jeunesse », par lesquels Mann crée une véritable « famille » qui sera impliquée dans les deux séries Miami Vice et Crime Story (où l’on retrouve Farina, Santucci et nombre d’acteurs et de collaborateurs à l’œuvre dans les premiers films, tels que Mel Bourne, Dov Hoenig, Bonnie Timmerman, Robert Rutledge, Richard Brams côté coulisses et Kim Greist, Michael Talbott, Willie Nelson ou Stephen Lang côté acting). Thief inaugure aussi la collaboration de Mann avec le groupe Tangerine Dream, qui signera la partition de (The Keep) La Forteresse Noire et que Mann aurait voulu avoir sur Miami Vice (il demandera au compositeur Jan Hammer de composer un score sous influence Tangerine Dream).

James Caan incarne Frank, un cambrioleur « professionnel » qui a passé à la prison de Joliet quinze années de sa vie, de l’adolescence à l’âge de 30 ans. Ses casses lui permettent de mener une belle vie en toute discrétion. Propriétaire d’une entreprise de vente de voitures d’occasion et d’un bar, il fait une cour succincte à Jessie, une femme qui lui plaît, en lui expliquant qu’il n’a pas de temps pour les finesses. Elle a envie d’être avec lui, il a envie d’elle, c’est suffisant. Au terme d’une longue séquence de conversation devant la baie vitrée d’un diner, qui préfigure la réunion de De Niro et Pacino dans Heat (une idée soufflée par Chuck Adamson, ex-flic de Chicago, collègue de Dennis Farina et co-créateur de Crime Story, également acteur dans Thief), Jessie accepte de partager la vie de Caan. C’est une séquence poignante, à la fois captivante et distanciée, au cours de laquelle Caan raconte la vie de Frank en prison et explique pourquoi il n’a pas la patience de regarder la vie se dérouler devant ses yeux, pourquoi il doit la prendre à bras le corps, parce que tout va très vite. C’est ainsi que Mann conduit lui-même le film, non, dira-t-il dans le livre de F. X. Feeney, parce qu’il est lui-même ainsi mais parce qu’il est attiré par les hommes qui « ont une attitude très agressive vis-à-vis de ce qu’ils font dans la vie » (Michael Mann par F. X. Feeney, Taschen, 2006, p. 9).

L’agressivité de Frank est celle d’un homme qui a appris la vie en prison, qui s’est formé en marge de la société, en marge de tout ce qui définit une époque. Ses valeurs sont simples, « bourgeoises » comme le dit Mann : il veut de l’argent, une famille, une belle maison. Le rêve américain, en somme. Comme il a fait son éducation en prison, il ignore comment courtiser une femme, et cela ne l’intéresse pas : il veut aller droit au but, droit à la vie de famille. Il aborde de la même manière l’incapacité de Jessie à avoir un enfant : une adoption lui va très bien. Son rapport direct à la vie se heurte pourtant à la réalité ; bien vite, il perd son calme devant l’assistante sociale qui lui pose des questions dans la perspective d’une adoption, et il finit par l’insulter. La solution viendra alors du monde « invisible », de la marge, sous la forme d’une proposition de son « patron », qui lui permet d’adopter très facilement, hors du circuit légal.

 

Mann - Thief 12


Tout le film se situe dans cette marge. Frank est de presque toutes les scènes, depuis le premier plan – où il perce un coffre-fort – jusqu’au dernier. Même les flics appartiennent à la marge puisqu’ils sont ripoux et ne traquent Frank que pour avoir leur part du magot que, ils en sont persuadés, il est sur le point de rafler. Ce parti pris épouse la vision du monde de Frank, qui ne pense pas en termes de lois dans un cadre prédéfini par la société, mais suit ses propres codes, ses propres rêves. Lorsqu’il parle de ceux-ci à Jessie, dans le diner, il lui met dans les mains une carte toute pliée qu’il garde toujours sur lui, un collage réalisé en prison qui résume, à partir de photos découpées dans des magazines ou ailleurs, sa vision de son avenir. Maison, voiture, enfants – toutes choses qui semblent sortir d’un numéro de Life ouvert au bas de la carte -, le tout marqué par la mort (un empilement de crânes et un cimetière) et un mentor (Willie Nelson, qui joue le vieil Okla, père de substitution de Frank en prison, et dont le visage se découpe sur un fond bleu). La « véritable » enfance de Frank, c’est peut-être cette tête de femme dont on a découpé le visage, et le buste d’un homme jeune qui surmonte l’une des pierres tombales du cimetière.

On songe à des films de gangster tels que Little Caesar et Scarface (celui de De Palma), mais Thief est un film de casse, et un film ancré dans la ville, comme le seront les futurs polars de Mann. Le réalisateur la filme non pas comme un décor plat mais comme un élément essentiel du cadre, un espace en trois dimensions (c’est ce qu’il a demandé à son chef opérateur) où les lumières et leurs reflets tracent des perspectives dans le noir. La manière dont Frank traverse la nuit en voiture est à l’image de la façon dont il traverse la vie, comme dans un tunnel. Les lumières de la ville sont présentes tout au long de la séquence du diner, elles se dessinent derrière Frank et Barry lorsqu’ils pénètrent par le toit dans l’immeuble de leur second casse, à L.A. Lorsque le film se déroule en plein jour, c’est pour montrer la réussite sociale visible de Frank, son entreprise, sa belle maison – tout ce qu’il détruira avant le finale, une fois qu’il aura compris qu’il s’est bercé d’illusions.

 

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Si les scènes de famille ne sont pas toujours les plus réussies, elles sont nécessaires à l’armature du film. Comme pour Will Graham, le profiler de Manhunter (Le Sixième sens), la famille est un havre, un lieu de paix – mais, à la différence de Graham, Frank n’en jouit que « par erreur », durant un temps limité. La réalisation de ses rêves est suspendue à la menace d’un retour au réel qui se joue entre gangsters et flics ripoux et qui pèse sur le personnage comme une lourde fatalité. Le sort d’Okla est une sorte d’avertissement : il n’est libéré de prison que pour mourir avant d’avoir pu en profiter. Il en est sorti, certes, mais Frank n’aura pas eu le temps d’en jouir. Les séquences de casse apparaissent comme des parenthèses magiques dans le film : elles représentent les moments où Frank fait ce qu’il sait faire, joue ses « tours de magie », selon sa propre expression, des moments hors du temps, déconnectés de tout rapport au bien ou au mal – un dialogue avec le « boss », Leo, nous apprend d’ailleurs la relativité des pertes essuyées par les victimes des casses, ceux-ci étant parfois complices des voleurs pour toucher l’assurance. Flics ripoux, propriétaires eux-mêmes corrompus : l’environnement de Frank montre surtout des gens auxquels on n’a aucune raison de s’identifier, comme si le film évacuait purement et simplement la question du crime. Mais c’est, aussi, un environnement peu rassurant, impersonnel, qui affecte la peinture de la vie « normale » de Frank. C’est une normalité surfaite, plate comme la carte montrée à Jessie. Une illusion.

 

Mann - Thief 9


Comme Manhunter, Thief est un film tendu. Toute l’action est tournée vers le dénouement, et les quelques moments de violence qui ponctuent l’histoire sont l’annonce du déchaînement qui survient à la fin. La violence est la réalité la plus prégnante de la vie de Frank, dès le départ. Elle est d’ailleurs présente, aussi, dans la façon dont il « fait la cour » à Jessie, en l’entraînant de force dans sa voiture pour la conduire au diner. Quels que soient les efforts faits par Frank pour s’acheter l’existence dont il rêve, et à laquelle il estime avoir droit, le tunnel qu’il longe le conduit à la violence. Mann filme celle-ci comme une apothéose mi-rock mi-silencieuse, où les corps propulsés par les déflagrations sont filmés au ralenti. Le même procédé sera repris dans Manhunter. Si la question du bien et du mal n’est pas posée par le film, l’acte final de Frank apparaît malgré tout comme un acte de justice, perpétré entre gangsters. Une justice amère, désenchantée et expéditive. Mais justice quand même.

Thierry LE PEUT

 

Mann - Thief 8 

 

 

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29 juillet 2014 2 29 /07 /juillet /2014 18:24

 

Backlash 0ENQUETE ET ROMANCE EN TECHNICOLOR

Réalisé par John Sturges en 1956, Backlash (Coup de fouet en retour, mais on rencontre aussi sur certaines affiches le titre Le secret des 5 tombeaux ! – qui semble être la traduction française du titre allemand) est un honnête western qui vaut plus par son rythme, sa photographie et sa distribution que par l’originalité de son histoire. Celle-ci est tirée d’un roman de Frank Gruber, adaptée par Borden Chase.

L’histoire : Jim Slater cherche à percer le mystère qui entoure la mort de cinq hommes à Gila Valley, près de Silver City, en Arizona. Ces cinq chercheurs d’or ont été massacrés par les Apaches et le bruit court encore que 60.000 dollars en or seraient cachés quelque part. Mais Slater est convaincu, lui, qu’il y avait un sixième homme, qui a pris la fuite en laissant les autres se faire massacrer. Il est déterminé à retrouver ce sixième homme afin de venger la mort de son père, qui faisait partie des cinq victimes. Tandis qu’il mène cette enquête, il rencontre une femme qui, elle, semble s’intéresser à l’or.

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Le film est mené sans temps mort grâce à une succession de séquences qui matérialisent sur la route de Jim Slater (Richard Widmark) plusieurs obstacles plus ou moins liés à son enquête. Dès la première séquence, Sturges impose une dynamique forte : une femme (Karyl Horton, jouée par Donna Reed) traverse le désert à cheval, épiée par un tireur embusqué dans les rochers en aplomb. Elle se rend à la rencontre d’un homme occupé à creuser au milieu des décombres d’un abri. Ainsi sont réunis Donna Reed et Richard Widmark. Quelques mots sont échangés, qui permettent de savoir que l’on est à Gila Valley et qu’il y a de l’or quelque part, mais que cet or n’est pas la raison de la présence de Widmark. Puis viennent les coups de feu : alors qu’il s’est approché du cheval de la dame à l’invitation de cette dernière, Widmark est pris pour cible par le tireur embusqué. Il soupçonne la femme de lui avoir tendu un piège mais s’élance sur le cheval de la belle intrigante en direction des rochers. Le cheval est abattu et l’homme poursuit à pied. L’action ici est simple, nécessite peu de moyens, mais est très bien mise en espace par Sturges, qui filme avec fluidité les mouvements des deux hommes dans les rochers. Il faudra quelques minutes à Widmark pour venir à bout du tireur.

Deuxième séquence : Widmark et Reed se rendent à Silver City pour remettre au shérif le corps du tireur embusqué. Suit une conversation entre Widmark et le shérif, qui le met en garde contre les deux frères du défunt, les peu recommandables frères Welker, et le renvoie vers une autre destination pour parler au sergent Lake, qui a enterré les corps de Gila Valley.

 

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La troisième séquence tourne donc autour de la rencontre avec Lake, compliquée par une attaque d’Indiens. Widmark et Reed sont de nouveau réunis (il a fait route à cheval, elle dans une diligence, tous deux suivant la même piste) puis séparés. La quête de Jim Slater est toujours présente mais retardée par l’urgence de la situation, qui permet à Sturges de filmer plusieurs fusillades entre Blancs et Apaches, dans un relais de chevaux et en suivant la course d’une diligence, des scènes d’action parfaitement maîtrisées.

 

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Le film progresse ainsi selon un découpage parfois brutal car les protagonistes ne sont pas censés voyager ensemble et leur quête les amène à traverser le pays, de l’Arizona au Texas, où sera situé le dénouement. La relation entre l’homme et la femme apparaît hachée et conflictuelle, même s’il est clair que leur romance est l’un des objets principaux du film. Romance et enquête dans l’Ouest, ainsi pourrait se résumer Coup de fouet en retour (au passage, on remarque que Donna Reed tient effectivement un fouet à un moment du film, mais le titre a plutôt un sens métaphorique, qui renvoie au choc psychologique qui attend le héros au terme de son voyage).

Car Backlash a parfois été classé parmi les « westerns psychologiques » en raison de son sujet. Jim Slater en effet, en cherchant son « sixième homme », est aussi sur la trace de son père, qu’il n’a pas véritablement connu puisqu’il était encore très jeune quand l’homme est parti. Il a cependant reçu de lui une lettre, qu’il conserve sur lui et que trouvera Donna Reed. Son père l’y invitait à le rejoindre à Gila Valley, où il s’était associé à cinq autres hommes pour chercher de l’or. De là vient la certitude qu’il existe un sixième homme, puisque cinq corps seulement ont été mis en terre par le sergent Lake. A mesure que l’histoire progresse, c’est le rapport à l’image du père qui s’impose comme le caractère principal de Jim Slater. En cherchant à le venger, ce dernier s’inscrit dans le respect envers un père qu’il idéalise, et que le massacre de Gila Valley l’a empêché de retrouver. L’intérêt de l’enquête policière que constitue le parcours de Widmark et Reed est cependant que les certitudes de Jim Slater sont bientôt mises à mal. Des cinq cadavres, trois ont pu être identifiés ; un quatrième l’est bientôt, lorsque Widmark et Reed rencontrent Carson, propriétaire d’un ranch au Texas. Il n’en reste qu’un. Or, le père de Slater et le fiancé de Karyl se trouvaient tous deux à Gila Valley. Il faut donc bien que le survivant soit l’un d’entre eux. Et s’il s’agissait du père de Slater ? Si son père, au lieu d’être l’une des victimes, était en fait le lâche qui a laissé massacrer les autres ?

Telle est la question qui se pose au terme du voyage de Slater. Reconnaissons toutefois que cet aspect psychologique ne prend pas le pas sur l’action, qui continue de se dérouler à un rythme vif. Sturges s’emploie à entretenir un certain mystère le plus longtemps possible, en cachant à Widmark (mais pas au spectateur) le visage du sixième homme qu’il a si longtemps cherché. Ce n’est que dans la dernière séquence du film (j’entends par là la partie qui se déroule au Texas, elle-même découpée en plusieurs épisodes) qu’intervient John McIntire, qui campe un opposant convaincant à Slater, même si l’on aurait attendu du personnage un peu plus de panache, impression accentuée par une confrontation finale qui perd la moitié de l’intensité dramatique attendue du fait de la superposition de deux actions (le « duel » Widmark – McIntire et la rencontre des deux armées de pistoleros).

 

 Backlash 39

 

Coup de fouet en retour présente ainsi tous les charmes du western (un tournage presque exclusivement en extérieurs, dans un superbe Technicolor, un héros solitaire et une femme de tête qui lui est destinée, des Indiens et des opposants patibulaires, des duels dans la rue principale et un finale à la OK Corral – la réunion de tous ces éléments pouvant prêter le flanc à l’accusation de céder à tous les clichés du genre !) auxquels s’ajoute le mystère d’une enquête policière et un dilemme psychologique intéressant. Tout ce qu’il faut pour offrir un divertissement de bonne tenue et nullement honteux.

 

Thierry LE PEUT 

 

(BACKLASH) COUP DE FOUET EN RETOUR de John Sturges

Universal, 1956 - 1 h 21

D'autres avis sur ce film : 

DVDClassik

Wild Wild Western

 

Backlash 6

 

Backlash 10 bis

Richard Widmark et John McIntire

Backlash 14 bis

Richard Widmark et Donna Reed

Backlash 20 bis

Backlash 24

 

 

 


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9 juillet 2014 3 09 /07 /juillet /2014 19:13

Murphy's War 1 


JUSQU'AU BOUT DE LA HAINE

Murphy's war 2Murphy’s Law, sorti en 1971, ne reçut pas un excellent accueil critique ni public. C’est peut-être en partie parce qu’il ne s’agit pas vraiment d’un film de guerre mais plutôt d’un film anti-guerre situé à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une partie du monde éloignée des habituels théâtres d’opération. Nous sommes au Venezuela, détroit de l’Orénoque. Là, dans un ancien fort surplombant le fleuve sur les bords duquel se dressent de modestes cabanes de pêcheurs, Alice Hayden, médecin quaker pacifiste, soigne la population indigène au milieu de laquelle elle vit. Louis Brezon, un Français, occupe, lui, une barge aménagée en maison, pour le compte d’une compagnie pétrolière dont il doit surveiller le matériel. C’est dans ce bout du monde qu’un navire anglais, le Mount Kyle, est détruit par un sous-marin allemand. Alors que l’épave sombre, les Allemands s’acharnent à achever tous les membres d’équipage avant de remonter l’Orénoque. Un marin, pourtant, échappe au massacre : Murphy. Certes pas le meilleur de tous, si l’on en croit la réaction du Lt Ellis, pilote de la Royal Navy retrouvé plus tard dans l’épave de son hydravion. Recueilli par les pêcheurs, Murphy est soigné par le Dr Hayden et se remet rapidement dans la compagnie du joli docteur et de Louis. Mais il est persuadé d’avoir vu le sous-marin remonter l’Orénoque et obsédé par l’idée de le retrouver et de le couler.

Le film est l’histoire de cette obsession. Point d’armée ici, ni de combats à proprement parler. L’attaque du navire anglais n’est montrée qu’au travers de quelques scènes, alors que le navire s’enfonce déjà dans l’eau. L’équipage du sous-marin allemand est tout ce que l’on verra des forces armées, et le sous-marin et l’hydravion le seul matériel militaire mis en jeu dans l’histoire. La guerre se déroule loin de là, et on ne saura d’ailleurs jamais ce que le sous-marin est venu faire dans l’Orénoque. On comprend, en revanche, que sa mission exige le secret absolu, ce qui explique l’acharnement des Allemands à ne laisser aucune trace de leurs actes. Lorsqu’un message radio du Dr Hayden, intercepté, leur apprend l’existence d’un survivant, ils font un raid sur le village, où le capitaine Lauchs achève le blessé anglais ; il ignore que le survivant dont parlait Hayden est Murphy, Ellis n’ayant été retrouvé que plus tard. Or, Murphy n’est plus, à ce moment-là, dans la clinique.

 

Murphy's war 6


Telles sont les données du film. A les lire, on pourrait penser que le sous-marin représente le Mal absolu ; et, de fait, il est filmé comme une sorte de monstre marin qui préfigure parfois le requin tueur des Dents de la mer (le film de Spielberg sortira en 1975). C’est le cas lorsque sa silhouette glisse à la surface de l’Orénoque sous l’œil de Murphy, après le massacre de l’équipage anglais ; le cas encore lorsqu’il émerge du fleuve lors de l’expédition punitive sur le village, alors que Murphy était persuadé de l’avoir détruit au terme d’un raid aérien avec l’hydravion d’Ellis remis en état. L’affrontement final du sous-marin et de la barge de Brezon évoque également le dernier acte du futur film de Spielberg, avec un Peter O’Toole forcené poussant à fond les moteurs de son bateau contre le sous-marin en lieu et place de Robert Shaw poussant son bateau au-delà de ses limites pour fuir le requin tueur. Sans parler de la conclusion du film, où l’on trouve encore une similitude entre O’Toole et Shaw.

Mais, en vérité, Lauchs et ses hommes ne représentent pas le Mal. Dans les scènes liminaires du massacre de l’équipage anglais, le visage de Lauchs paraît réticent, comme s’il cautionnait à contrecœur l’exécution des survivants ; lorsqu’il achève un Ellis sans défense dans la clinique du Dr Hayden, il commence par s’excuser en expliquant au lieutenant anglais qu’il a une responsabilité envers ses hommes et envers sa mission, non de manière ironique mais pour exprimer un cas de conscience manifestement réel. Tout ce que font les Allemands est lié à la nécessité – c’est un autre mot que Lauchs emploie en s’adressant à Ellis – de leur mission, et leur visage n’exprime aucune méchanceté foncière, aucun sadisme. Lorsque la nouvelle de la fin de la guerre arrive par radio, l’équipage du sous-marin célèbre l’événement – la fin de la guerre est plus importante que la défaite de l’Allemagne – en se détendant sur le pont ou en buvant du champagne. Peter Yates (le réalisateur) s’emploie donc à montrer les Allemands avec humanité, jusqu’au dénouement, et non comme des assassins déshumanisés.

 

Murphy's war 3


Cet aspect du film est essentiel, puisque c’est finalement l’Anglais, Murphy, héros du film, a priori sympathique puisqu’unique survivant d’un massacre dont la justification n’est jamais donnée, qui fait figure d’assassin lorsqu’il poursuit « sa » guerre avec obstination, même quand la guerre est terminée. Car le sujet du film est celui-là : sitôt rétabli, et dès qu’il a mis la main sur l’avion d’Ellis qu’il travaille à remettre en état de vol et qu’il apprend à piloter, Murphy n’a en effet qu’une idée en tête, retrouver le sous-marin et le détruire, déterminé à anéantir jusqu’au dernier l’équipage du bâtiment qui a décimé son propre équipage. L’attitude d’Ellis à l’égard de Murphy quand il découvre que lui seul a survécu au massacre est éloquente : même aux yeux de son compatriote, Murphy n’est pas un bon élément. La sympathie que l’on est tenté d’éprouver à l’égard de Murphy, plus anti-héros que héros, est ainsi contredite par le point de vue d’Ellis et par l’attitude jusqu’auboutiste du rescapé dans sa guerre personnelle contre le sous-marin. Les personnages d’Alice et de Louis sont là pour illustrer cette sympathie contrariée : pacifistes, ne se sentant pas concernés par la guerre de Murphy, ils voient avec désolation ce dernier s’obstiner dans son projet dont ils seront les victimes, au même titre que les villageois tués par les Allemands en représailles de l’attaque aérienne contre le sous-marin. Au terme de ces représailles, Murphy une nouvelle fois échappe à la mort ; mais de nouveau, au lieu de s’estimer heureux et de laisser les événements suivre leur cours, il s’obstine et poursuit sa vengeance. Privé d’avion, il utilise la barge de Louis comme nouvelle arme, sourd aux objurgations du Français et indifférent aux conséquences de ses actes. Murphy en effet met en danger le Dr Hayden comme les villageois, de même qu’il condamne Louis à rendre compte auprès de ses employeurs de la perte du matériel dont il est responsable. Mais rien de tout cela n’arrête le Don Quichotte anglais, dont la guerre personnelle est érigée en croisade.

      Murphy's war 5


Il ne faut peut-être pas chercher plus loin la raison de l’insuccès du film. Ou plutôt si, allons un peu plus loin, en mettant ici en garde le lecteur : si tu ne souhaites pas savoir comment finit cette histoire, cesse ici ta lecture, car nous allons révéler la conclusion du film ! Peter Yates et son producteur Michael Deeley s’affrontèrent sur le choix de la fin. Le premier voulait tuer Murphy, car sa mort lui apparaissait comme l’unique issue possible de son obstination coupable. Deeley s’y opposait, arguant que le personnage était montré dans ses rapports avec les autres personnages comme un Irlandais rieur et irrespectueux, et défendant une fin qui le montrerait émergeant des eaux de l’Orénoque après l’engloutissement de la barge et la destruction du sous-marin, riant de sa victoire. Une image en accord avec la façon dont Murphy est filmé dans les séquences aériennes : bien que ne sachant pas piloter, il se lance hardiment à l’assaut des airs et se montre capable de dompter son avion, tel un enfant dans un grand jouet ; plus tard, le raid aérien est filmé de la même manière, avec un O’Toole à la fois concentré et hilare, qui réussit sa mission en dépit de son inexpérience et au mépris du danger. C’est Yates qui l’emporta : à la fin du film, le sous-marin est détruit mais la barge coule, emportant avec elle un Murphy coincé sous une grue (c’est cette scène qui évoque la fin de Shaw dans Les Dents de la mer : le vieux loup de mer périra avec son bateau, emporté dans la gueule énorme du requin). Deeley resta persuadé que, sans cette fin, le film eût été un succès, et Yates lui-même estimera avoir commis une erreur, se jurant dès lors de ne plus tourner de film sans happy end ! 

Thierry LE PEUT

 

MURPHY'S LAW (LA GUERRE DE MURPHY), par Peter Yates

Paramount, 1971

 

 

Murphy's war 9

      Sian Phillips (alors Mme Peter O'Toole) est le Dr Hayden

 Murphy's war 10

      Philippe Noiret est Louis Brezon

 Murphy's war 8

      Peter O'Toole est Murphy

 Murphy's war 7

 


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12 janvier 2013 6 12 /01 /janvier /2013 16:57

FRONTIER MARSHAL par Allan Dwan

20th Century Fox, 1939

 

frontier 14Romance magnifiée

Produit en 1939 par la 20th Century Fox, Frontier Marshal donne à Randolph Scott (il a alors 41 ans) le rôle de Wyatt Earp, le légendaire marshal de Tombstone. A ses côtés, Doc Halliday est interprété par César Romero qui, lui, n’a que 32 ans. Le film est une romance, parfois naïve (notamment dans la scène de l’attaque de la diligence, où les deux personnages échappent miraculeusement aux balles des bandits bien maladroits), qui conte la rencontre et l’amitié immédiate de Earp et Halliday, avant de donner beaucoup d’importance à la relation complexe de Halliday avec les deux femmes du film : la première, une infirmière douce et déterminée jouée par Nancy Kelly, a suivi depuis l’Idaho la trace de l’homme qu’elle aime, lequel refuse son amour parce que, malade, il ne veut pas de sa pitié ; la seconde, danseuse de bar interprétée par Binnie Barnes, a un caractère bien trempé (sa première scène s’achève d’ailleurs par un bain de siège que lui dispense le très macho Randolph Scott dans un moment délicieux) et n’entend pas renoncer à celui qu’elle aime, elle aussi, mais qui n’a recherché la chaleur de ses bras que pour tenter d’oublier le véritable objet de son amour.

 

frontier 3


Le fil convenu de cette romance est toutefois mêlé à la trame westernienne qui en constitue l’écrin. Ainsi l’ouverture du film retrace-t-elle, en quelques minutes et une suite de plans alternés et bientôt surimposés, la naissance de Tombstone, ville-champignon née de la ruée vers les mines d’argent à la suite de la découverte du premier filon en territoire apache par Ed Schieffelin – à qui l’on avait prédit que la seule chose qu’il trouverait dans les montagnes serait sa propre tombe (tombstone) – et devenue rapidement le berceau de la légende de Wyatt Earp. Le scénario semble donc épouser le destin du héros Wyatt Earp, présenté dans une scène précisément héroïque, avant de bifurquer en introduisant le personnage de Halliday, dont on suit alors l’histoire amoureuse. Earp semble dès lors devoir n’être que le témoin d’une aventure qui n’est plus la sienne, mais la présence de bad guys dans l’ombre le ramène sur le devant de la scène. C’est la trame amoureuse qui explique la réunion des deux hommes au moment de l’attaque de la diligence, et plus tard, en ville, la romance et l’action se croisent de nouveau pour amener le dénouement dramatique. Frontier Marshal offre ainsi une construction plus complexe qu’il n’y paraît, semblant conter deux histoires qui, loin de cheminer en parallèle, avancent au contraire de manière imbriquée et complémentaire.

 

frontier 11


Cette idée de concomitance fait aussi se côtoyer de manière très étroite, comme sur la scène d’un théâtre, des lieux et des motifs légendaires. Ainsi le drame se joue-t-il dans quelques décors regroupés autour d’un coin de rue, à l’exception de quelques rares séquences extérieures à la ville, lesquelles s’en trouvent du même coup rehaussées : il s’agit de l’attaque de la diligence et des deux séquences complémentaires où Earp est conduit hors de la ville et tabassé par une poignée de bad guys, qu’il s’en retourne ensuite cueillir au saloon, après avoir accepté le poste de marshal, pour les conduire à son tour au même endroit et leur infliger la leçon qu’ils méritent. Ce diptyque placé sous le signe de la pénombre, tout se déroulant en une seule nuit, met en exergue la morale biblique du western, œil pour œil dent pour dent, et installe en quelques minutes la figure du marshal, non pas invulnérable mais doté d’une arme plus puissante que celles des méchants de tout poil : le sens de la justice et la détermination. Ce sont aussi ces qualités qui font de Earp l’intercesseur idéal entre Doc Halliday et les deux femmes qui se disputent ses faveurs, accentuant l’imbrication étroite des lignes dramatiques. Mais c’est bien dans la ville qu’est ancré l’essentiel du récit, entre les deux saloons concurrents qui s’arrachent la présence de l’artiste Eddie Foy (joué par Eddie Foy, Jr), lors d’une longue séquence qui, plus qu’une digression, illustre la montée en puissance de l’antagonisme qui conduira au dénouement fatal. La proximité spatiale est commandée par l’enchaînement serré des séquences, à l’image de l’ouverture du film qui condense plusieurs années et plusieurs événements (la découverte du filon de Schieffelin, la ruée vers les mines d’argent, la naissance et le développement de la ville) en quelques minutes, surimposant les plans plutôt que de les enchaîner : lorsque Curly Bill, le bad guy, met Earp au défi de le rejoindre à OK Corral, on imagine un changement de lieu et une scène de transition, mais le corral se révèle tout proche, jouxtant le saloon devant lequel le destin de Doc Halliday vient de se jouer. Randolph Scott n’a ainsi que quelques pas à faire et le sort des méchants se joue alors que les deux femmes pleurent encore leur bien-aimé. Les actions, comme les plans de l’ouverture, se superposent, combinant les deux intrigues et, du même coup, les émotions suscitées par la mort d’un personnage et la justice aussitôt rendue.

 

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      Si le trait paraît parfois forcé, le film possède toutefois un charme certain et quelques plans persistent dans la mémoire, comme des tableaux isolés. Celui de Sarah couchée, seule, dans son lit, après avoir été éconduite brutalement par Doc Halliday, et résignée à reprendre le lendemain la diligence qui l’a amenée de fort loin, et au prix de bien des efforts. C’est l’image d’une sainte baignée de lumière, qui se révélera cependant moins désarmée qu’au premier abord. La scène fait pendant à celle, à la fin du film, où la même est vêtue de noir en signe de deuil, et où elle prend la décision riche de sens de demeurer à Tombstone. Cette robe de deuil apparaît comme l’écho visuel du costume porté dès sa première apparition par le Doc, chemise blanche mais costume noir, aussi noir que ses cheveux, et qui trouve un autre écho dans le costume également noir que porte Wyatt Earp dans la séquence du dénouement. La séquence de l’opération chirurgicale dans le saloon, tendance mélodrame, contient aussi un plan magnifique : celui du Doc entouré de « ses » deux femmes, et le regard lourd, presque halluciné, de Jerry, la délaissée, qui observe le duo formé par le docteur et l’infirmière, absorbés dans leur tâche. On sent, dans ce regard, non seulement la conscience d’avoir perdu, et l’acceptation douloureuse qu’elle suppose, mais aussi le hiératisme prémonitoire d’une Parque, contemplant l’homme dont elle a, inconsciemment, scellé le destin. Le renoncement se mêle à la prescience du drame tandis que la Moira contemple, droite comme la Justice, les mortels inconscients du drame qui va se jouer.

Malgré son allure de « petit » film, Frontier Marshal possède ainsi une force dramatique qui tient autant à la concentration de l’action qu’à la beauté de ces fulgurances qui le traversent. 

Thierry LE PEUT

 

 


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19 mai 2012 6 19 /05 /mai /2012 11:25

NEWMAN'S LAW, de Richard T. Heffron

Universal, 1974

 

Les héros sont condamnés

Newmans Law 1Newman’s Law est un film rare. Destiné d’abord à la télévision, mais diffusé en salles, il est le quatrième long-métrage réalisé par Richard T. Heffron (mais le premier considéré comme « film » puisque premier à être diffusé en salles). Ce dernier avait déjà dirigé l’acteur George Peppard dans la série Banacek l’année précédente (1973). Sorti en août 1974 aux Etats-Unis, il reste (apparemment) inédit en France, où il a été diffusé (sur Ciné Polar notamment) en VO.

Le rythme, les décors, la réalisation dans son ensemble montrent assez que Newman’s Law est d’abord un téléfilm. On pourrait d’ailleurs croire à un pilote en vue d’une série, même si l’histoire, très vite, évolue dans une direction qui s’éloigne de cette première impression (rappelons-nous cependant que Police sur la ville de Don Siegel, un « vrai film » celui-là, sera plus tard adapté en série – éphémère – en dépit de la mort de son personnage principal, le flic Madigan interprété par Richard Widmark). C’est d’ailleurs l’époque où Peppard, qui est apparu d’abord dans des séries à la fin des années cinquante mais a tourné essentiellement pour le cinéma durant les années soixante, revient à la télévision, à travers des téléfilms et des séries où il occupe une place récurrente (Banacek puis Doctors’ Hospital, avant L’Agence Tous Risques en 1983).

Newman’s Law est à plus d’un titre inscrit dans la continuité de Banacek. D’abord, Peppard y incarne un personnage plutôt dur, volontiers taciturne ; c’est l’effet « pilote de série », qui s’estompe à mesure que cette image est abîmée par l’histoire et que le flic « hard hat » (c’est le gangster Dellanza qui utilise cette expression en s’adressant à lui) en prend plein la figure, au point de flirter dangereusement avec le point de non retour. Ensuite, le scénario est une histoire originale signée par Anthony Wilson, qui développa un an plus tôt le personnage de Banacek. Et, bien sûr, il y a Heffron.

Au début du film, donc, Thomas Vincent Newman est un flic intègre, le genre de type qui aurait pu devenir inspecteur (detective) mais qui reste sergent parce que, selon son chef le Lt Reardon, il s’implique trop. Tout en disant cela, Reardon enchaîne les parties de carte en face du commissariat avec des flics en uniforme, au lieu d’être à son bureau, tandis que Newman et son partenaire Garry mènent un travail de flic « à plein temps », vêtus comme des ouvriers parce qu’ils ont passé des heures (on l’imagine) en planque. Newman a une vie privée réduite à un petit appartement où il vit seul et aux coups de fil inquiets de l’hospice où végète son vieux père, sénile ; inquiets, parce qu’il a du mal à honorer les factures et qu’il ne voit pas comment y arriver. Quand il rentre épuisé, il n’a que la force de faire chauffer un des produits surgelés qui s’entassent dans le compartiment congélateur de son frigo. En visite dans l’appartement, un peu plus tard, le chef Reardon ironisera sur l’accusation de corruption dont sera alors victime Newman : ce n’est pas le genre d’habitat qu’on imagine pour un flic ripou !

 

Newmans Law 4

 

L’histoire de Newman’s Law, c’est la destruction méthodique de ce flic intègre, de ce qui lui reste de vie. D’abord carte maîtresse du procureur Eastman dans un procès contre le trafiquant international Frank Lo Falcone, Newman devient la personne à éviter quand il se retrouve accusé de corruption, victime manifeste d’un coup monté par Lo Falcone. Personne n’y croit vraiment mais peu importe ; le mal est fait. Newman n’est plus d’aucune utilité à Eastman, dont on visitera plus tard le domicile, en pleines agapes familiales, pour mesurer à quel point l’univers du flic et celui du procureur sont éloignés. Aisance et négociations politiciennes d’un côté, intégrité et quasi-misère de l’autre. Autant Eastman est entouré (un conseiller qui parle pour lui et assure le gros du travail, un flic en uniforme à sa porte, des amis insouciants autour de sa table), autant Newman est de plus en plus isolé, abandonné à lui-même. Même son amitié avec Garry est finalement abîmée à mesure qu’il sent le piège se refermer autour de lui. Viré de la police, pris pour cible par les malfrats, Newman s’abîme lui-même, finit par acheter un fusil à lunette et par monter sur un château d’eau pour arroser la propriété de Lo Falcone, dont l’aisance s’étale en écho, bien sûr, à celle d’Eastman. Truands et politiciens partagent le même univers, où il est toujours possible de passer un marché (plea bargaining) pour que chacun y trouve son compte. Dans le processus, Newman n’est qu’un détail, un dommage collatéral.

 

Newmans Law 5

 

Le scénario se déroule comme une démonstration implacable de la supériorité de l’intrigue sur l’intégrité. Au terme du processus, seule la violence, radicale, expéditive, en marge de la loi, permet de rétablir l’équilibre, au prix des vies innocentes. Même si la conclusion du film comporte son lot de poudre et de sang, l’une des scènes les plus marquantes est le délire de la veuve de Garry, sous le choc alors qu’elle vient d’apprendre la mort de son mari, lui aussi victime collatérale. Victime du cynisme et de la corruption ? Ou victime de la « croisade » de son partenaire, l’homme intègre au milieu des flics corrompus ? La douleur de la femme hésite entre les deux : après avoir chargé Newman, qui écoute, impuissant, écrasé par la culpabilité, la colère et le chagrin, elle s’excuse. Mais il est déjà parti. Il n’a laissé qu’une enveloppe pleine de billets : l’argent sale offert par Dellanzia pour la dépouille du malfrat qui a tué son neveu au début du film, cet argent d’abord refusé par Newman et qu’il est finalement allé réclamer, non pour lui, mais pour la veuve de son ami.

Newmans Law 2Sans avoir la force d’un French Connection ou d’un Serpico, ou même de films d’action plus mineurs comme Le Cercle noir et Meurtres dans la 110e Rue, la faute à une réalisation trop sage, à Peppard aussi, peut-être, qui peine à incarner à la fois la dureté et les blessures de son personnage, Newman’s Law est un film honnête, ancré dans le désenchantement des années 1970 et dans un cinéma dont il reprend avec savoir-faire les éléments fondamentaux, la ville, les fractures sociales, les noirs, les fusillades, et ce réalisme sans appel qui chante la mise à mort des héros rassurants dans un monde gouverné par l’argent et l’ambition. On en retient les pleurs d’une veuve, les tremblements d’un vieil homme sur un lit d’hôpital, tandis qu’à deux pas de là les truands et les powers that be mènent la belle vie sans s’encombrer des vieilles lunes de l’intégrité. Comme le dit l’ancien flic devenu larbin à la solde de Dellanzia, « Prends l’argent ! C’est de l’argent propre ! Qui est-ce que ça gêne ? »

Thierry LE PEUT

 

 

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31 octobre 2010 7 31 /10 /octobre /2010 11:21

THE NEW CENTURIONS (LES FLICS NE DORMENT PAS LA NUIT), de Richard Fleischer

Columbia / Chartoff-Winkler Production, 1972

 

Banale vie de flic(s)

new centurions 1Adapté d’un roman de Joseph Wambaugh, fils d’un policier, ancien policier lui-même, The New Centurions est une chronique de la vie des policiers en uniforme dans l’une des divisions de Los Angeles, East L.A. C’est aussi l’un des premiers films de Stacy Keach, qui en est l’acteur principal. A ses côtés, quelques visages connus comme ceux de George C. Scott et Clifton James (le shérif ridicule de plusieurs James Bond) mais aussi de jeunes comédiens comme Erik Estrada. Le film n’est pas un polar ; il ne raconte pas une enquête mais la vie quotidienne du jeune flic incarné par Stacy Keach, d’abord avec Kilvinski, que joue George C. Scott, un flic qui affiche vingt ans de service et prendra bientôt sa retraite, puis avec des partenaires moins marquants. Le premier contact avec la rue, la découverte qu’il aime ce métier, puis une blessure au ventre qui le conduit au seuil de la mort, la reprise du service, ponctuée d’incidents plus ou moins cocasses et dramatiques, la ruine de sa vie de famille, le départ de sa femme : ce sont ces étapes que raconte le film, en évitant toute emphase, fuyant le spectaculaire. Une vie de flic, que le réalisateur ne rend ni attrayante ni désespérante mais qu’il filme en s’astreignant à la neutralité. Les séquences s’enchaînent d’ailleurs de manière parfois surprenante : ainsi le départ à la retraite de Scott, qui témoigne, avec la moustache brusquement apparue sur le visage de Keach, du passage du temps, et que Fleischer filme sans préparation ni dispositif particulier. Les pensées du jeune flic, qu’il communique à voix haute, de loin en loin, ponctuent les événements alignés par le film, expriment le travail du temps, sans y insister.

Fleischer donne à voir en laissant son public libre de juger. Les personnages ne sont ni sympathiques, ni antipathiques ; ils sont, simplement, et nous les voyons agir, plaisanter, pleurer, se taire aussi très souvent, échanger leurs points de vue, parfois, mais avec une sorte de pudeur, ou d’embarras. Keach veut devenir avocat mais néglige les cours et finit par abandonner : cet abandon n’est pas raconté, il est constaté, de même que la ruine de sa vie de famille, qui se révèle effective par le départ de sa femme. La petite fille, qui n’apparaît que dans deux scènes, disparaît de l’histoire, simplement. De même, Kilvinsky s’en va, puis revient, et deux scènes suffisent à suggérer qu’il n’a pas pu s’adapter à la retraite. Il est devenu inutile. Après un coup de fil à son ancien partenaire, sans larmes, sans mots, il se tire une balle dans la bouche.

new centurions 7bisLe sens d’une vie de flic n’est que suggéré, lui aussi, sans doute parce qu’il dépend de la perception qu’on en a. Pour Kilvinsky, la loi peut bien modifier la nature du crime, jouer à le faire disparaître simplement en le dépénalisant ou en en changeant le nom, mais l’éradication du mal est impossible. C’est une question de nature humaine. Pour son partenaire Fehler (Keach), les policiers sont les « nouveaux centurions » : comme les centurions de l’Antiquité, ils sont formés pour protéger la société de la barbarie mais condamnés aussi à ne pas être aimés. Ils sont l’ultime rempart. Expression de la vocation de Fehler, qui abandonne ses ambitions de jeunesse pour se consacrer corps et âme à son métier… jusqu’à ce qu’il ne puisse plus faire autrement que de chercher un vain réconfort dans la bouteille. L’amour, alors, le rappelle à la vie, au moment même où il perd pied. Mais son métier ne lui permettra pas de se sauver.

Les flics ne dorment pas la nuit est trop atone pour être tragique. C’est un film-constat, un quasi documentaire sur la vie de flic. Un film sans héroïsme, peuplé de flics ni bons ni mauvais, qui font leur travail, chacun pour des raisons qui lui sont propres. L’un des jeunes flics dont on suit l’entraînement à l’académie de police veut simplement être un bon flic ; un autre s’est engagé pour le salaire et pour avoir l’opportunité de quitter le ghetto hispanique où il a grandi… et où il se retrouve muté ; Kilvinsky semble avoir eu de l’ambition, jadis, mais il y a renoncé pour s’efforcer de faire son travail sans chercher à sauver le monde, conscient que son action ne change pas grand chose mais qu’elle est utile, simplement : il dispense ses conseils modestes à son jeune partenaire, se montre charmant et compréhensif avec les prostituées qu’il embarque, évite les provocations et les ennuis, aide quand il le peut ; et Fehler passe de l’ambition à la résignation, au point de ne plus savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas.

new centurions 3De ce constat se détachent quelques scènes marquantes, comme celle d’une mère ivrogne qui maltraite son bébé mais se jette sur les policiers pour le reprendre, prête à l’étouffer dans sa fureur, ou celle de Fehler ivre accroché à une voiture que sa conductrice furieuse jette à l’assaut des poubelles et des barrières dans l’espoir de le décrocher. Image d’une police sans réel contrôle sur les événements, ballottée d’un drame à l’autre, dans une ville ni meilleure ni pire que les autres, où le drame lui-même devient l’expression banale de la condition humaine. La mort du flic est arbitraire, comme le reste. Et le film s’achève en fondu au noir, sur l’œil qui se ferme.

Thierry LE PEUT

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31 octobre 2010 7 31 /10 /octobre /2010 10:30

ACROSS 110th STREET (MEURTRES DANS LA 110e RUE), de Barry Shear

MGM, 1973

 

Harlem Tragédie

110e 1En 1973, le cinéma américain a amorcé le courant de la Blaxploitation : des films où apparaissent en grande majorité des acteurs noirs dans des rôles de premier plan. Meurtres dans la 110e rue appartient à ce courant. Produit par son réalisateur Barry Shear et par Anthony Quinn, il bénéficie de la présence de ce dernier dans un rôle de flic fatigué, corrompu et raciste, contraint de faire équipe avec un jeune inspecteur noir (Yaphet Kotto) aux méthodes bien plus douces et dignes que les siennes. Quinn est le capitaine Mattelli, un Italien (un « macaroni », pour les caïds noirs de Harlem), qui à 55 ans sent le vent tourner : non seulement la pègre de Harlem le regarde avec mépris mais sa propre hiérarchie cherche à le mettre au placard pour le remplacer par quelqu’un de plus jeune. Kotto, lui, est le lieutenant Pope, qui ambitionne de prendre la place de Mattelli mais refuse ses méthodes brutales et entend rester honnête, autant face aux provocations des Blancs que face aux pressions et à la corruption venues de la pègre noire.

110e 5Le film dresse un tableau sombre de Harlem. Corruption, violence, désespoir forment les murs contre lesquels les habitants du quartier se frappent la tête. Tout commence par un rendez-vous dans la 110e rue ; les représentants de la pègre italienne viennent recueillir le fruit des trafics gérés par les Noirs de Harlem. Deux faux policiers noirs s’invitent à la transaction et raflent 300.000 dollars en faisant un carton à la mitraillette. Pas un mafieux ne survit. Aussitôt, parallèlement à l’enquête de la police, la pègre se met en mouvement : le parrain dépêche son fils Nick D’Salvio, une grande gueule arrogante mais taillée dans du petit bois, pour remuer le caïd Doc Johnson qui n’apprécie guère d’être bousculé sur son territoire. S’engage une partie à trois : la police, les Italiens, les Noirs. Au milieu se trouvent les auteurs du hold-up. Pour eux, ce coup signifiait une richesse inaccessible par des moyens honnêtes, la liberté, l’autonomie. Pour Jim Harris, tout juste sorti de prison, l’espoir d’une vie débarrassée des larcins par lesquels il a survécu jusque là, alors que, à 42 ans, souffrant en plus d’épilepsie, il n’avait d’autre horizon que la misère et la nécessité pour son amie de vendre son corps dans un club. Pour Joe Logart, le moyen de bazarder son pressing, de fuir le mépris des Blancs et une vie de labeur mal payé. Et pour Henry J. Jackson, l’occasion de flamber, de jouer les seigneurs, de s’offrir la drogue, l’alcool et les femmes sans songer au lendemain.

110e 4bisJackson est celui par qui le drame se précipite. Son incapacité à patienter et à se faire discret attirent forcément l’attention des truands. On le trouve, on le torture, on finit par lui couper les roustons et il meurt dans l’ambulance sous les hurlements de Mattelli qui essaie de lui faire dire ce qu’il sait. Vient ensuite le tour de Logart, puis de Harris. Toujours les truands ont un temps d’avance sur la police, même si Mattelli et Pope finissent par trouver un terrain d’entente. A chaque étape, la violence, le sadisme, le sang et les coups. La peur, aussi, car le film baigne dans cette émotion poisseuse autant que dans la misère visible dans chaque lieu, matérielle ou morale. La fin est prévisible et donne à l’ensemble un aspect tragique ; pour Harris et ses complices, il ne peut y avoir d’issue. L’inconnue réside dans le sort de D’Salvio et de Doc Johnson, dans celui de Mattelli aussi.

La poésie de cette histoire tragique ? Une scène du dénouement, lorsque le voleur malheureux jette, avant de mourir, le sac plein de billets dans une cour en contrebas où jouent des enfants. Sur le toit, des pigeons en cage. Dans la cour, des humains qui se jettent sur le sac pour picorer son contenu. L’argent, c’est la nourriture qui leur manque à tous. Rien qu’une histoire de nourriture, de survie.

Dernière image du film : la main d’un Blanc dans celle d’un Noir, mais le temps d’un dernier soupir sur un toit de Harlem maculé de sang. Qui sort vainqueur de l’histoire ? Le truand Doc Johnson, qui tire les ficelles sans quitter son antre, où il est protégé par ses gorilles vêtus de longs manteaux colorés et coiffés de chapeaux blancs. Bye bye les Ritals, bonjour la pègre noire, qui garde le contrôle des rues. C’est poignant, terrible, sans espoir.

Thierry LE PEUT

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11 septembre 2010 6 11 /09 /septembre /2010 11:51

MORT OU VIF (THE QUICK AND THE DEAD), de Sam Raimi

TriStar Pictures, 1994

 

Opéra baroque à l'italienne

mort ou vif afficheRedemption est une petite ville de l’Ouest où vit, notamment, une forte population mexicaine. Celle-ci est entièrement sous la coupe de John Herod, ancien chef de bande cruel et redouté qui habite une grande maison baroque en bordure de la ville. Près de ce monument extravagant, une haute horloge rythme la vie de la cité : c’est au son de son carillon que se déroule chaque année un tournoi dont les règles sont fixées par Herod lui-même. Tous ceux qui s’y inscrivent sont libres de se défier les uns les autres. Les duels ont lieu dans la rue principale, au bas de la résidence d’Herod. Lorsque la grande aiguille marque l’heure, le premier coup de feu peut être tiré. Si la victoire revient d’abord à celui qui met son adversaire à terre, bientôt Herod annonce une nouvelle règle : le vainqueur est celui qui reste en vie.

C’est dans ce contexte qu’une femme arrive à Redemption. Nul ne sait d’où elle vient mais le spectateur comprend vite pourquoi elle est là : elle a une revanche personnelle à prendre sur Herod, meurtrier de son père. Les circonstances de ce drame de l’enfance sont éclaircies par des retours en arrière successifs. Cette femme, c’est Sharon Stone : soyons honnêtes, elle n’est pas entièrement convaincante dans ce rôle conçu pour elle (l’actrice est aussi productrice du film) et qui s’appuie sur sa plastique avantageuse sans exiger un jeu complexe. Face à Gene Hackman dans un rôle similaire à celui qu’il tenait deux ans plus tôt dans Impitoyable (mais en plus cabotin), elle fait pâle figure.

A ses côtés, Russell Crowe incarne un ancien pistolero repenti, devenu pasteur, dont le refus de tuer à nouveau ne résiste pas longtemps à l’impératif de sauver sa vie au cours des duels que lui impose un Hackman diabolique à souhait. Enchaîné durant une partie du film, traité comme un animal, Crowe est malheureusement cantonné par la présence de Stone et Hackman à une sorte de figuration améliorée. Le tout jeune Leonardo DiCaprio, déjà remarqué dans Blessures secrètes et Gilbert Grape mais pas encore starisé par Romeo + Juliette et surtout Titanic, bénéficie d’un traitement plus valorisant dans le rôle d’un jeune pistolero en mal de reconnaissance, qui fait des pieds de nez à la mort en en rajoutant dans l’insouciance et l’arrogance. Sa seule motivation est en vérité de gagner enfin le respect de son père, Herod, qu’il finit par défier.

mort-ou-vifLe film, mis en scène avec le sens du baroque par Sam Raimi (à l’époque, il est surtout connu pour les trois Evil Dead et Darkman), se roule avec délectation dans l’esthétique « décadente » du western italien : la photographie est signée Dante Spinotti, le montage Pietro Scalia, et la musique d’Alan Silvestri cultive le baroque à la Morricone. Par ses cadrages, sa flamboyance, son esthétique hyperbolique, Sam Raimi s’inscrit dans la lignée de Leone sans toutefois faire œuvre d’originalité (les duels évoquent le maître italien, la scène de pendaison du marshal celle qui clôt Il était une fois dans l’Ouest, l’étoile remplaçant l’harmonica). Il y a même quelque chose d’un peu vain dans la succession de duels qu’aligne le film, les gimmicks du réalisateur étant finalement assez attendus : l’Indien qu’ « aucune balle ne peut tuer » semble ne pas vouloir mourir, la lumière passe à travers les trous percés dans la main de Lance Henriksen, dans la tête d’un autre et dans la poitrine d’un troisième (on ne vous dit pas qui). Cet étalage de scènes vaguement gore participe aussi, évidemment, du « néo-baroque » de la réalisation. C’est divertissant mais sans surprise.

mort ou vif 5Il reste quelques belles scènes, comme le duel de DiCaprio contre Gene Hackman et celle de Sharon Stone dans le cimetière, en compagnie d’un homme en livrée noire, médecin sans doute, mais qui incarne aussi bien la Mort faisant avec résignation le compte des cadavres. Raimi individualise peu les habitants : les Mexicains valent en tant qu’entité soumise, Kevin Conway et Pat Hingle incarnent chacun une attitude différente, types plutôt qu’individus. L’ambiance est glauque (pauvres spécimens d’humanité baignant dans la fange de leur médiocrité, loi du plus fort, sourires édentés, enfance souillée) et la réussite du film (tout de même) est sans doute d’orchestrer tout cela comme un opéra exposant le triste spectacle d’une humanité réduite à sa plus simple expression, jouet d’une culture du spectacle où elle n’a le choix qu’entre subir et prendre part elle-même à la tuerie. La rédemption ne peut venir que de l’extérieur et prendre la forme d’une vengeance, que son artisan (Sharon Stone) ne réalise qu’avec peine, en se faisant elle-même violence et en passant par une mort symbolique.

 

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