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2 janvier 2010 6 02 /01 /janvier /2010 20:00

LE FAUCON MALTAIS, de John Huston

Warner Bros, 1941


Bogart est Spade

maltese 1La réplique finale du film est peut-être aussi célèbre – du moins entre amateurs de film noir – que celle de Certains l’aiment chaud. Elle met l’accent sur ce qui donne son titre au film : l’objet que tout le monde convoite, et les raisons pour lesquelles il est convoité. L’important, bien sûr, n’étant pas l’objet lui-même mais les émotions qu’il génère, et donc les personnages qui les ressentent. Le Faucon maltais est avant tout un film de personnages, et l’on est tenté d’ajouter : le film d’un personnage, Sam Spade, et d’un acteur, Humphrey Bogart.

 

La performance de Bogart tient le film entier. Il est de presque toutes les scènes, tout le film est bâti autour de lui. De son ironie, essentiellement. Dès la première séquence, où Sam Spade et son associé Miles Archer reçoivent leur cliente, qui s’est présentée sous un faux nom, Bogart écoute et regarde avec une distance qui laisse place au jugement. Il examine, et si son corps demeure en grande partie immobile, ses yeux, ses mains, les traits de son visage révèlent le travail intérieur, l’acuité dissimulée sous une nonchalance de surface. Archer au contraire offre le spectacle d’une personnalité sans profondeur, tout entière extravertie, lorsqu’il joue le séducteur auprès de la dame, cherchant à lui plaire, absorbant ses paroles sans chercher au-delà, les écoutant à peine, sans doute. Quelques minutes plus tard, dans la scène du meurtre, il arbore toujours le même sourire imbécile, la même naïveté qui permet à la mort de le surprendre sans rencontrer de résistance. Il est alors logique de découvrir, ensuite, qu’il était depuis un certain temps le dindon de la farce, trompé par sa femme et par son associé. La révélation de la relation adultère entre Mme Archer et Sam Spade achève de poser ce dernier comme un homme distant, aussi prudent en affaires que circonspect en amour. Quelle que soit la nature du sentiment qui l’a lié à Mme Archer, l’amour semble déjà bien loin.

 

maltese 21Le détective du Faucon maltais est ainsi posé d’emblée comme un homme solitaire, dont l’esprit est une manière de mettre le monde à distance plus qu’une forme de complicité. Il faut cette qualité pour naviguer dans l’univers qui est le sien en évitant les balles, à défaut d’éviter les ennuis. Il traite donc sans ménagement sa cliente, dont il se garde bien d’avaler les couleuvres, et dont il prend l’argent sans état d’âme. Dès lors que son associé s’est fait allumer en accomplissant une filature censément anodine, il prend les choses en main : lui ne s’embarrasse pas de séduction, comme feu Archer, s’il veut un baiser de la belle il le prend, avec brutalité, avant d’empocher toutes ses économies.

 

Cette brutalité a la même fonction que l’humour et l’ironie : elle est un moyen de défense. Aussi Spade en use-t-il également avec les truands qui se mettent d’eux-mêmes en travers de son chemin. Avec le faible mais sournois Cairo, avec le fier Wilmer, aussi fourbe qu’il paraît inoffensif, avec le sirupeux Gutman, dont le flot de paroles n’a d’autre but que d’endormir l’adversaire. La scène où le détective perd son sang-froid et hausse le ton dans le salon de Gutman pour, sitôt sorti, sourire d’un air amusé et satisfait, atteste son talent d’acteur. En donnant ainsi à voir des émotions qui ne sont pas les siennes, le détective se pose en simulateur, en acteur, et c’est ce qui lui permet de louvoyer entre sa cliente, les truands et la police, tous étant sur son dos à guetter le moindre faux pas pour en tirer parti. Dans le jeu qu’il joue, la confiance est une faiblesse, la naïveté un écriteau invitant les truands à faire un carton.

 

Le personnage de Wilmer, garde du corps qui dissimule lui-même son corps fluet dans un imperméable trop grand, jouant les durs mais ne frappant qu’un ennemi à terre, est l’antithèse de Spade. L’apparence de la dureté ne trompe d’ailleurs pas le détective : elle l’amuse. Aussi Spade n’a-t-il de cesse d’avoir humilié l’imposteur, dont il parvient in fine à faire le bouc émissaire idéal.


maltese 4
 

Les relations entre les truands sont l’autre cœur du film : peu importe le faucon que tout le monde veut posséder, l’essentiel est dans les comportements qu’il génère. Le rôle du détective est de faire la part du vrai et du factice dans ce qu’on lui donne à voir ; si le faucon est bien dévoilé au terme de l’aventure, ce sont surtout les caractères qui sont révélés, et le détective ne se contente pas d’être l’observateur de cette révélation, il en est l’artisan. C’est lui qui organise les rencontres propices à la révélation, lui qui exacerbe les sentiments pour pousser les comédiens à se démasquer. Nous sommes toujours dans le jeu, ce qui rend les prestations souvent savoureuses. A commencer par celle de Peter Lorre en Joel Cairo, dandy efféminé que le détective traite d’ailleurs comme une femme, l’assommant d’une pichenette avant de lui rendre son petit revolver à crosse de nacre… et riant lorsque Cairo l’en menace à nouveau. De même Wilmer joue-t-il les durs pour masquer sa vraie nature, aussi féminine que celle de Cairo. L’un et l’autre font davantage figure d’amants du pachydermique Gutman que d’acolytes criminels : si Cairo est une maîtresse sournoise et dangereuse – il se bat comme une chatte avec Brigid O’Shaughnessy -, Wilmer est plutôt un tendre en mal d’amour qui joue les voyous mais ne sort qu’exceptionnellement de la passivité. On retrouve d’ailleurs cette dichotomie dans les rôles féminins : la veuve Archer est une victime tandis que Brigid O’Shaughnessy est une tigresse, aussi sournoise que Cairo.


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A la fin du film, les masques tombent. Ceux des truands, mais celui du détective également. S’il lui était facile de tirer profit de l’aventure, il est tout aussi important, pour ce qu’il représente, que son honnêteté soit démontrée in fine. Comédien doué, artiste du double jeu, le détective résiste cependant à la tentation de se laisser corrompre ; la distance que professe Sam Spade lui permet de rester honnête, mais cette position a un prix. C’est le sens de la tirade de Bogart face à Mary Astor, lorsque les truands ont quitté l’appartement du détective où s’est joué le dénouement. Le prix de cette honnêteté, c’est la solitude. C’est le tribut que doit payer Spade pour conserver sa liberté. Autrement dit garder son âme, continuer d’évoluer dans ce monde sans en devenir la victime. Même si cela signifie refuser l’amour que, peut-être, Brigid O’Shaughnessy pourrait lui apporter. Si durant tout le film Spade a semblé s’amuser des événements, agissant sur eux sans s’y impliquer, cette illusion est détruite par la scène finale ; à son tour, Spade jette bas le masque et révèle la souffrance qu’il dissimule derrière l’apparente légèreté.

 

Retour au faucon de Malte. Un artefact qu’il peut être vain de gratter parce que la richesse qu’il promet n’est qu’illusoire. Pour Gutman et Cairo, cesser d’y croire signifie cesser de vivre. Pour Sam Spade, ces espoirs n’ont déjà plus de sens.
Thierry LE PEUT


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