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2 octobre 2010 6 02 /10 /octobre /2010 19:24

LA RESERVE (THE RESERVE), de Russell Banks

2007 - Actes Sud / Babel 2008

 

Merci à Steph de m'avoir fait entrer dans la Réserve.

 

réserve 1La Réserve commence comme un roman à l’eau de rose, évoquant les mélodrames sur fond d’Histoire de Judith Krantz ou Barbara Taylor Bradford : la chose étonne, mais correspond bien à l’illustration de couverture (la même en France que dans l’édition originale). Un décor magnifique, ouverture sur les sommets enneigés qui bordent un Grand Lac des Adirondacks, au bord duquel se tient une élégante silhouette hollywoodienne dont le rouge répond à celui d’un hydravion arrivant par le ciel. Garbo ? En tout cas le cadre évoque ces drames flamboyants et surannés que produisait le cinéma des années 1930, sur fond de dépression : précisément le cadre historique que choisit Russell Banks pour son histoire. C’est dans le courant du premier chapitre, mais surtout au-delà, que l’écrivain donne quelques coups de couteau à cette image glamour, pour en révéler les mensonges eten écorcher la patine.

L’élégante et sulfureuse héritière d’une bonne famille, le robuste, viril et indépendant artiste qui se pose en hydravion sur le grand lac, l’aristocratique société réunie ce soir-là dans la somptueuse « campagne » du Dr Cole ne sont en effet que les emprunts de Banks à l’époque. Les « interludes » qui, entre les chapitres, conduisent le lecteur en Europe, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sur fond cette fois de guerre d’Espagne, sont là pour filer l’annonce du désastre imminent. On apprend petit à petit à les situer sur la ligne du temps, à mesure que le récit linéaire qu’ils entrecoupent amène les éléments auxquels ils se raccrochent. Banks choisit ainsi une construction classique : à cet entremêlement chronologique répond la montée en puissance du récit, qui culmine en un long chapitre central, avant de déployer le drame jusqu’à sa conclusion illuminée. Classique mais ensorcelant, à l’image justement de la catastrophe annoncée dont les fascismes européens sont la prophétique illustration. A l’image, aussi, de l’« héroïne » du roman, l’intrigante Vanessa Cole, divorcée d’un Comte teuton.

L’auteur ne s’intéresse pas qu’à elle. Plusieurs personnages occupent tour à tour le devant de la scène, chacun se révélant conforme ou contraire à l’image trop lisse qui est d’abord donnée de lui, à mesure que l’on apprend son histoire et que l’on connaît ses désirs, ses peurs, ses frustrations. Et il y a les enfants, discrètement omniprésents, reflets tragiques du passé ou images du futur en gestation. Le drame se noue autour d’eux, les prenant dans ses rets, même si ce sont les adultes qui semblent en être les acteurs principaux. Aucun de ces derniers, en fait, ne maîtrise les événements qui se succèdent à partir de la soirée liminaire chez le Dr Cole, tout découlant, avec la force du destin, de cette cérémonie fondatrice.

Reserve 2Une fois commencé, le roman se laisse difficilement interrompre et la certitude d’un dénouement tragique n’empêche pas le récit d’être souvent surprenant et toujours fascinant. Les vérités que l’on croit toucher se refusent aux certitudes, les personnages semblent se révolter contre le destin qu’on leur imagine, sans que l’on puisse dire qu’ils se rendent finalement maîtres de leur vie. Les choses arrivent, souvent irréfléchies, irréversibles, auxquelles chacun réagit avec sa conscience, étonné soi-même de son propre cheminement. Les personnages se placent eux-mêmes dans les situations qu’ils sentent, qu’ils savent pourtant, obstinément, devoir éviter : on les suit jusqu’à cet instant fatal où ils passent le point de non retour. Comme si l’ombre spectrale de la Guerre, cet avenir déjà-là, recouvrait de sa présence glacée, glaçante, le libre-arbitre des personnages. A l’image de ces glaciers que la montagne abandonne à l’océan, à la fin du roman, et que recouvre brusquement l’ombre du gigantesque Hindenburg.

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7 juillet 2010 3 07 /07 /juillet /2010 16:25

MONTANA 1948, de Larry Watson

1993 (USA) - Ed. Jean-Claude Lattès 1996 (France)

10/18 domaine étranger n° 2981, 1998

 

Un drame initiatique au style limpide 

montana 1948-2« Une histoire qu'il revient à moi seul de conter. Peut-être n'en suis-je pas le detrnier témoin encore en vie, peut-être se trouve-t-il d'autres personnes dans cette bourgade du Montana qui se souviennent de ces événements aussi bien que moi. Nul toutefois ne peut prétendre avoir connu ces trois êtres mieux que moi.

Ni les avoir autant aimés. »

 

Les Etats-Unis ont amené jusqu'à nous une pléthore de clichés. L'un d'entre eux consiste en une image : ces maisons « de banlieue » toutes semblables précédées d'une barrière de piquets blancs, derrière lesquels sont cachés tous les drames, toutes les vicissitudes, tous les secrets imaginables. Dissimulés au regard des gens, mais écrasants. Montana 1948 s'inscrit dans la veine des histoires inspirées ou rattachées à cette image. La maison est celle des Hayden de Bentrock, Montana, durant l'été 1948. Le drame qui s'y noue est évoqué en quelques images dans le prologue, puis développé méthodiquement en trois parties et un épilogue.

Le narrateur, qui revient quarante ans plus tard sur l'été de ses douze ans, se souvient des événements et reconstitue autour d'eux le maillage complexe des relations familiales et des rapports sociaux au sein d'une petite ville américaine d'après-guerre. Si le coeur de l'intrigue est policier – le père du narrateur était le shérif de la bourgade – et les enjeux très classiques – un notable se révèle coupable d'agissements criminels envers les Indiennes de la région, le shérif enquête en dépit des pressions exercées par la famille la plus puissante de la ville -, la substance du roman est familiale et personnelle : car la famille en question est celle à laquelle appartient le shérif lui-même, devenu shérif après son propre père devenu riche et puissant, et le notable incriminé est son propre frère. La nature du crime – des agressions sexuelles sur les Indiennes au cours d'examens médicaux – ajoute au poids du drame, dont le déroulement inexorable ne peut épargner l'existence de cette famille une fois mis en marche.

montana 1948-1Le narrateur choisit de conter ce qu'il a vu, entendu, su et ressenti à l'époque de ses douze ans, faisant du roman un récit de passage à l'âge adulte, par la révélation des turpitudes cachées derrière les apparences respectables. C'est à travers les yeux de l'enfant que l'on appréhende les protagonistes du drame, à commencer par les parents, et surtout le père. Infirme, déconsidéré par son propre père au profit du frère « parfait » et héros de guerre, le shérif est un homme dont la force de caractère va se révéler à la faveur d'une enquête dont il cherche d'abord à esquiver la nécessité. Conscient de la difficulté à mener à terme l'instruction d'une affaire aussi scabreuse, dont les victimes ne sont « que » des Indiennes, mais paralysé surtout à l'idée d'affronter à la fois son frère et son père, le shérif trouve refuge dans le déni ; mais, une fois convaincu que son devoir est de porter au jour les événements désormais avérés, il ne lui est plus possible de fermer les yeux, de choisir le compromis, de céder devant l'intimidation.

Choisissant une construction classique en trois actes, Larry Watson construit son roman comme une pièce de théâtre, respectant la règle des trois unités (de lieu, de temps, d'action). Rien n'échappe à la logique du drame, dont le prologue a préparé le dénouement brutal. Rien n'est conté qui n'appartienne à l'expérience vécue par l'enfant, dont le regard sur le monde change et s'affine à mesure que les événements sont rapportés. Au terme du récit, ce n'est plus l'enfant mais l'adulte qui prend en charge la narration, avouant les conséquences du drame sur la construction de sa personnalité : « après ce que j'avais vu étant enfant, je ne pouvais plus croire à l'exercice de la justice ».

Classique, rigoureux, efficace, Montana 1948 est un livre qui touche par la limpidité de sa narration, l'évidence de son style.

Thierry LE PEUT

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12 mai 2010 3 12 /05 /mai /2010 17:15

LES DISPARUS, de Daniel Mendelsohn

D. Mendelsohn, 2006 - Flammarion, 2007

 

 Etre en vie, c'est avoir une histoire à raconter
DisparusLa première exergue de Les Disparus est une citation de Marcel Proust. Daniel Mendelsohn invoque ainsi d'entrée son illustre aîné, dont l'esprit ne quitte jamais les pages du livre. Il y a du Proust dans le style de Mendelsohn – ou, car la distinction s'impose, dans celui de son traducteur français Pierre Guglielmina -, dans ces phrases qui s'étirent à force de vouloir embrasser la complexité d'un instant, qui est toujours infiniment plus qu'un événement ou une impression. Mendelsohn commence son livre par l'un de ces événements qui, replacé dans un contexte qui n'en finit pas de s'étendre en ramifications, devient le révélateur d'une réalité considérablement plus vaste que l'incident lui-même. Les larmes que l'apparition de l'enfant provoquent chez de vieilles personnes ne sont pas seulement reliées à un lieu et à un moment donnés, elles sont la résultante d'événements, et de toute une Histoire, dont l'écrivain cherche à restituer la nature complexe en mettant au jour les liens qui les relient. Les Disparus est ainsi une affaire de liens, qu'il apparaît bien vite impossible de rendre par un récit linéaire. Les liens de famille, mais aussi, et surtout, les liens multiples qui se créent entre différents moments, entre le passé et le présent, et plus encore entre les passés et les présents.

En cherchant à connaître la vérité sur ce qui arriva à certains membres de sa famille en Europe durant l'Holocauste, Mendelsohn recueille les témoignages des survivants. Mais ces témoignages ne suffisent pas à établir une vérité incontestable, car ils se contredisent autant qu'ils se complètent, révèlent d'autres vies que celles qu'ils cherchent à approcher, d'autres expériences, d'autres préoccupations. Plus que des faits, c'est la vérité des existences perdues que l'écrivain cherche à retrouver. Non pas seulement ce qui est arrivé, mais ce qu'était la vie de ces personnes quand cela est arrivé, ce qu'avait été leur passé, la façon dont elles ont vécu l'événement, et pourquoi, à cause de quoi.

Les Disparus n'est pas qu'une enquête, c'est une quête. L'auteur y cherche une vérité sur lui-même et sur le temps autant que des vérités sur des personnes disparues. On sourit devant la quatrième de couverture qui promet « un récit policier haletant », parce que cette promesse est de nature à fourvoyer certains lecteurs : Mendelsohn ne se situe pas dans le récit événementiel mais dans la recherche d'une vérité sur soi, sur l'existence, sur ce que c'est qu'exister, ce que c'est que témoigner. Son enquête passionnera les historiens et les généalogistes, sans doute, et elle peut même passionner les amateurs de romans policiers, après tout, mais elle épouse une forme avant tout littéraire. Elle est « une formidable chambre d'écho », comme l'écrivait un critique de Lire : une réflexion sur les hommes, l'Histoire, les lieux, le voyage, l'héritage, la transmission, la mémoire, à partir des faits que traque l'auteur mais aussi à partir de cette traque elle-même.

Le livre est épais – plus de neuf cents pages dans l'édition de poche. Et parfois l'on se dit que l'auteur aurait pu condenser, couper. Quel besoin de s'attarder sur la découverte touristique des villes que l'auteur a visitées pour recueillir les témoignages nécessaires à son projet ? Quelle nécessité de décrire l'état d'esprit de lui-même et des gens qui l'accompagnaient dans ces déplacements ? Mais très vite il est clair que ces aspects du livre le constituent autant que l'enquête sur les faits du passé. L'histoire que raconte Mendelsohn s'inscrit dans ces villes, telles qu'elles furent et telles qu'elles sont devenues, et l'objet du livre est autant dans les enquêteurs et dans l'enquête que dans ce qui arriva à l'Oncle Shmiel et à sa famille durant la Seconde Guerre mondiale. Mendelsohn, les membres de sa famille qui l'accompagnent dans ses déplacements, ses amis, les survivants comme les morts, tous ont de l'importance car ils amènent l'auteur à s'interroger sur ce qui sous-tend les rapports entre les membres d'une même famille, d'une communauté, sur le sens que l'on peut donner aux événements comme au récit qui est fait ensuite de ces événements.

L'écrivain s'attache ainsi à restituer non seulement le contenu des entretiens qu'il a avec les témoins, mais aussi l'entretien lui-même, la manière dont il s'est réalisé, le lieu, les enjeux, les manières de parler et de bouger, les craintes et les motivations. Car ce sont tous ces éléments qui font la vérité d'une situation. Et en insistant sur la recréation de ces moments il nous rappelle qu'il en est de même des événements du passé, qui eux aussi s'inscrivaient dans une trame autrement plus complexe et profonde que le simple déroulement des faits. Aucune histoire n'existe sans un narrateur ; l'écrivain en est conscient, lui qui, voulant conter les histoires qu'il a recueillies, s'interroge sur la vérité objective et les vérités subjectives, sur les raisons qui font évoluer un récit à mesure qu'il est retravaillé par de nouveaux narrateurs, enfin sur ses propres choix lorsque lui revient, à lui désormais, la responsabilité de combiner en un seul récit les multiples récits qu'il a entendus. L'enquête sur le passé est donc aussi une enquête sur ce que c'est que conter, non seulement quand on se fait le témoin d'événements anciens mais aussi quand on compose un livre.

« Parfois, les histoires que nous racontons sont les récits de ce qui s'est passé ; parfois, elles sont l'image de ce que nous aurions souhaité voir se passer, les justifications inconscientes des vies que nous avons fini par vivre. » (pages 624-625)

« […] en raison de ce que nous avions entendu au cours de nos voyages, j'avais commencé à m'intéresser énormément aux histoires, à la façon dont ces histoires se multipliaient et donnaient naissance à d'autres histoires, […] même si ces histoires n'étaient pas vraies, elles restaient intéressantes en raison de ce qu'elles révélaient des gens qui les racontaient. Ce qu'elles révélaient des gens qui les racontaient […] faisait aussi partie des faits, des documents historiques. » (page 740)

« […] je comprends parfaitement de quoi elle avait peur, pourquoi elle redoutait de voir ses histoires figurer dans mon livre. Elle savait que dès l'instant qu'elle m'autoriserait à raconter ses histoires, elles deviendraient les miennes. » (page 456)

« Et qu'est-ce qu'il y a derrière ces histoires ? Je peux vous raconter des tas d'histoires de ce qu'il y a derrière ces histoires. Il y a des rancunes personnelles. » (page 740)

« Etre en vie, c'est avoir une histoire à raconter. » (page 783)

Qu'il se souvienne de la façon dont son grand-père racontait les histoires – une façon qu'il fait sienne, à son tour, en écrivant ce livre -, s'interroge sur les raisons qui font parler ou se taire les personnes qu'il rencontre, se demande quelle place et quel crédit accorder aux témoignages qu'il entend et qu'il a entrepris de restituer, Mendelsohn fait de Les Disparus une réflexion sur ce que c'est que raconter, ce que c'est qu'écrire. Son livre est un voyage où s'entremêlent ainsi la grande Histoire et les petites histoires, parce que celle-là n'est accessible qu'à travers celles-ci, mais que celles-ci sont indissociables des personnes qui les vivent et qui les racontent, la vérité n'étant jamais réductible aux faits mais toujours dépendante des conteurs – de leur identité, de leurs rapports avec les gens dont ils parlent, de leur regard sur leur propre vie, des craintes et des hontes dont ils ne sont pas toujours conscients, de la façon dont ils perçoivent leur responsabilité à l'égard de ce qui fut et de ceux qui furent, des disparus comme des vivants. En s'intéressant aux témoins autant qu'à leurs histoires, Mendelsohn place au premier rang les humains, et leur humanité. Il se veut passeur, mais également conservateur, témoin lui-même, dans un mouvement qui ne peut jamais s'arrêter puisqu'il n'y a jamais d'histoire sans narrateur.

La double interrogation sur ce qu'est un récit et sur ce qui pousse les gens à agir est appliquée par Mendelsohn au début de l'Ancien Testament, qui fournit la structure du livre et dont l'auteur examine les histoires à mesure qu'il progresse dans son propre récit. Son livre et le Livre s'entremêlent ainsi dans une relation intime qui amène l'écrivain à s'interroger sur la signification des histoires et celle de l'Histoire. A mesure que le récit des événements historiques met au jour les atrocités commises durant la Seconde Guerre mondiale, Mendelsohn questionne aussi les textes bibliques qu'il a lus dans son enfance et son adolescence, et en arrive à poser une interrogation qui concerne autant l'Histoire mythique des origines que l'Histoire réelle : qu'est-ce qui pousse à faire le mal ou à choisir le bien ? Pour quelles raisons Dieu provoque-t-il le Déluge, cet autre Holocauste, ou la destruction de Sodome et de Gomorrhe ? Pour quelle raison demande-t-il à Abraham de sacrifier son propre fils ? Et pourquoi Abraham obéit-il ? Pourquoi les voisins, les amis, les parents agissent-ils comme ils le font dans les circonstances tragiques décrites par les témoignages sur l'Holocauste ? Pourquoi certains choisissent-ils de trahir et de tuer tandis que d'autres choisissent d'aider, de cacher, de mourir ?

Les Disparus est une enquête sur les morts mais il est tout autant une enquête sur les vivants. Il questionne notre rapport à l'Histoire, mais aussi nos rapports les uns aux autres. Oeuvre d'écrivain, il constitue également un document utile et précieux sur l'Holocauste. Il nous rappelle que les disparus (the lost dans la version originale) ne sont pas « seulement » ceux qui ont péri mais aussi ceux qui, ayant survécu, n'ont jamais vécu la vie qui aurait pu être la leur. Et qu'une vie, comme une histoire, est faite de liens si nombreux et si riches, charrie avec elle tant de peut-être et de résonances, qu'il est impossible de la réduire à une seule vérité, aussi simple soit-elle. Sinon peut-être à la vérité du lien lui-même.

Thierry LE PEUT

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2 janvier 2010 6 02 /01 /janvier /2010 20:52

Au programme ci-dessous :

Les maîtres-chanteurs ne tirent pas (1933)
L'indic (1934)
Un crime mariolle
La mort à roulettes
Du sang espagnol (1935)
Poissons rouges (1936)

Les maîtres-chanteurs ne tirent pas (1933)

 

Construction de la nouvelle :

 

Chapitre 1

Au Club Bolivar, Mallory rencontre l’actrice Rhonda Farr pour lui soutirer de l’argent en échange de lettres que lui écrivit jadis Landrey, devenues compromettantes parce que le bonhomme a viré gangster. Elle refuse de payer et laisse Mallory en compagnie de son garde du corps, Erno. Mais c’est Mallory qui a raison d’Erno.

 

Chapitre 2

Devant le Club Bolivar. Après le départ de Miss Farr, Mallory est pris à parti par deux types, un gros et un maigre, Mac Donald et Jim, flics semble-t-il, qui l’emmènent dans leur voiture. De toute évidence, ils sont en possession des lettres compromettantes et se demandent quel rôle vient jouer Mallory dans cette affaire. Curieusement, Mac Donald laisse à Mallory son Luger, placé sous son aisselle.

 

Chapitre 3

Une maison sur une colline au-dessus de Westward Village. Mac Donald et Jim amènent Mallory devant Costello et un rouquin, qui ont enlevé Rhonda Farr, retenue ailleurs. On apprend que Mallory a été engagé pour retrouver les lettres. Mac Donald se sert de lui pour se retourner contre la bande, qu’il cherchait un moyen de quitter. Il révèle à Mallory que le chef de Costello est Atkinson, l’avocat de Miss Farr.

 

Chapitre 4

Mallory, Mac Donald et Landrey – l’homme qui a engagé Mallory – se rendent chez Atkinson et l’emmènent. Il leur apprend où est retenue Rhonda Farr.

 

Chapitre 5

Sur le plateau, près de Baldwin Hills, la cabane de Slippy Morgan. La bande retrouve Rhonda Farr, droguée. Mac Donald et Slippy Morgan sont tués dans une fusillade. Mais les lettres ne sont toujours pas là ; Atkinson pense que c’est Costello qui les a.

 

Chapitre 6

L’immeuble où sont ligotés Costello, le rouquin et Jim. Mallory veut les lettres mais Costello essaie de le doubler en prenant une arme dans un coffre-fort où il prétend avoir placé les lettres. Apparition d’Erno ; Erno et Landrey s’entretuent. Mallory s’éclipse avant l’arrivée de la police.

 

Chapitre 7

Chez Rhonda Farr. Elle refuse de payer Mallory à la place de Landrey. Elle prétend avoir fait réaliser de fausses lettres et que toute l’histoire n’était qu’un coup publicitaire. Mallory, lui, lui apprend que les lettres en question, il les a retrouvées en fait dans la poche de Landrey après que celui-ci s’est fait descendre. Mallory part pour rencontrer les associés de Landrey.

 

Chapitre 8

Chez Mardonne, l’associé de Landrey. Mallory, venu tenter de se faire payer par Mardonne, raconte plusieurs versions de l’histoire, dans lesquelles c’est tantôt Rhonda tantôt Landrey qui tiraient les ficelles.

 

Chapitre 9

Chez Mardonne (suite). Mardonne veut se débarrasser de Mallory, sans doute pour tenter de tirer profit lui-même de l’affaire, en faisant chanter Miss Farr. Mais la fusillade laisse Mardonne sur le carreau tandis que Mallory s’en tire blessé mais vivant.

 

Chapitre 10

Bureau de l’inspecteur-chef Cathcart. Celui-ci présente à Mallory la version officielle des événements de la nuit passée : règlements de comptes divers, la réputation de Mac Donald ne sera pas éclaboussée, Mallory ne sera pas inquiété. Plutôt que de retourner à Chicago où il a sa petite agence, Mallory a décidé de rester dans le coin.

 

Commentaire :

 

Si l’une des caractéristiques du « noir » est la confusion de ses intrigues, cette nouvelle est un modèle du genre. Les chapitres découpent l’action en tableaux très compartimentés (un lieu différent à chaque fois, sauf pour le dénouement réparti sur les chapitres 8 et 9), chacun contribuant à lever le voile sur la teneur réelle de l’intrigue. Fausses pistes, policiers agissant comme des truands, truands finissant en victimes, maître-chanteur se révélant détective, avocat se révélant maître-chanteur… tout cela tournant autour d’une victime antipathique qui joue elle-même avec la vérité et se concluant par un rapport de police qui construit également une vérité factice pour lier les événements en un tout à peu près cohérent qui n’éclaboussera pas la police. La plupart des personnages agissent par intérêt et certains jouent double jeu, l’intrigue respecte la loi du mouvement perpétuel qui ne s’arrête qu’après plusieurs morts et lorsque la vérité est à peu près claire.

 

Le héros lui-même est ambigu puisqu’il se présente d’abord sous les traits d’un maître-chanteur avant de se révéler détective privé engagé pour mettre fin au chantage. De manière classique, il est utilisé par son employeur, et d’ailleurs par la plupart des personnages qu’il croise : son cheminement consiste donc à découvrir la vérité qu’on lui a cachée – voire, ici, les vérités, chacun ayant finalement sa propre version des événements.

 

La tonalité d’ensemble penche clairement vers le cynisme, chacun essayant de tirer avantage d’une situation dont il ne maîtrise que certains éléments, même lorsqu’on le croit à l’origine de tout. L’arrière-plan – Hollywood – est esquissé comme un microcosme implacable fonctionnant selon ses propres règles et où chacun – actrice, avocat – joue double jeu pour servir ses intérêts égoïstes, avec une absence de compassion remarquable. Le chapitre final démontre que la police n’a pas davantage pour fonction de démêler le faux du vrai, ses conclusions étant elles aussi assujetties à des considérations égoïstes. Au milieu de tout cela se trouve donc le privé, le seul dont la mission est de découvrir la vérité.

 

La nouvelle présente une belle galerie de « gueules ». Le couple de flics ripoux, le gros Mac Donald et le petit aux cheveux gris, Jim ; le garde du corps Erno, du genre efféminé, à la manière du Joel Cairo du Faucon maltais ; le gangster Landrey, figure silencieuse à la « gangster de cinéma », jusqu’à ce qu’il se fasse plomber ; Atkinson, l’avocat véreux, et Mardonne, l’associé opportuniste et gourmand ; Rhonda Farr, la star de Hollywood, avec fume-cigarettes et grands airs, à son aise dans un monde où tout est factice. Et au milieu, le détective, seule figure honnête, mais aussi l’inspecteur-chef Cathcart, qui intervient pour mettre de l’ordre après que le détective a fait le boulot.


 

L’indic (1934)

 

La première enquête de Philip Marlowe ne se distingue pas des autres histoires de privé de Raymond Chandler (et pour cause : le nom de Marlowe remplaça celui originellement utilisé par Chandler : Carmody). Sinon par le lieu : nous ne sommes pas à Los Angeles mais à San Angelo – bien que le nom du District Attorney, Horney, soit le même que dans « Un crime mariolle », qui se déroule à L.A. Le privé se distingue de la police officielle en étant le seul à pouvoir conduire à la mise en accusation d’un mafieux local (c’est le postulat du premier chapitre) – mais la corruption l’emporte quand même, puisque la mise en accusation est rejetée par le tribunal, ce qui met le courageux maverick en danger de mort. Il peut malgré tout compter sur les gens honnêtes que comptent les forces de l’ordre, en l’occurrence le lieutenant du commissaire de district.

 

L’ambiance est donnée dans les premières pages. Celle du personnage : « J’avais passé l’âge de m’amuser à gueuler après les gens que je ne peux pas atteindre. » Celle du bureau du privé : « Je me détournai et promenai mon regard autour de la pièce. Elle avait un tapis rouille, cinq classeurs verts alignés sous le calendrier réclame, un vieux portemanteau dans un coin, quelques chaises en noyer, des rideaux de filet aux fenêtres. La frange était sale à force de balayer la poussière au gré des courants d’air. Un rayon de soleil attardé tombait sur mon bureau et mettait la saleté en valeur. »

 

Le détective dispose d’acolytes de qualité : outre le lieutenant déjà cité, un chauffeur de taxi père de famille qui prend le fusil contre les mafieux qui menacent son petit monde, et un journaliste qui reste dans l’ombre mais qui rappelle que les journalistes sont aussi des auxiliaires de la vérité dans l’univers de Chandler (et plus largement dans le genre où il officie).

 

Le moteur de l’action, c’est bien sûr la menace de mort qui pèse sur le privé à cause de son implication dans un procès ; mais c’est aussi la mort d’un ami, sacrifié à ce désir de revanche des mafieux. Chapeautant les gangsters, un politicien : « un ponte de la politique, un gars qu’il faut aller voir quand on veut ouvrir un tripot ou un bordel ou vendre de l’honnête marchandise à la ville ». Ne pas oublier, pour parachever la distribution, une jolie rousse jouant double jeu.

 

La petite remarque finale est appelée à une postérité remarquable : elle concerne les honoraires du privé, « deux cents dollars plus les frais », qui donnera son titre (français) à une célèbre série américaine des années 1970 (en v.o. The Rockford Files) et servira de nouveau dans Magnum.




Un crime mariolle

 

Le privé est John Dalmas, dont c’est peut-être la première enquête. Le récit est à la troisième personne, comme c’était le cas dans « Les maîtres-chanteurs ne tirent pas » et comme ce sera le cas dans les enquêtes suivantes de Dalmas, « Un tueur sous la pluie » et « Déniche la fille ». « Un crime mariolle » s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de « Les maîtres-chanteurs ne tirent pas », par le lieu (Los Angeles), par la présence du même chef de la police (l’Irlandais Cathcart), par la référence à la société de production « Eclipse » qui engage Mallory à la fin de « Les maîtres-chanteurs… » et pour laquelle travaille Dalmas au début de « Un crime mariolle ». La structure du récit est grossièrement la même : début in medias res, enchaînement serré d’actions, dénouement avec exposé des faits démêlés, conclusion dans le bureau de l’inspecteur-chef Cathcart. L’action est toutefois moins complexe que dans « Les maîtres-chanteurs… ». Le privé travaille en marge de la police mais ses rapports avec elle ne sont pas spécialement agressifs : Weinkassel ne l’impressionne pas, Lonergan n’aime pas les privés et le dit, Cathcart le trouve plutôt sympathique et boit un verre avec lui à la fin de l’aventure ; Dalmas a un ami dans la place, dont le nom n’est pas cité : « C’est un flic cent pour cent, mais c’est un vieux de la vieille et il se fout pas mal de sa publicité. » Ce pourrait être Violets M’Gee, que l’on rencontrera plus tard dans « Un tueur sous la pluie » et « Bay City Blues » (simple hypothèse).

 

Construction de la nouvelle :

 

Chapitre 1

Chez Derek Walden. Dalmas vient lui annoncer qu’il ne veut plus travailler pour lui ; il a remarqué qu’on le suivait mais Walden prétend n’avoir engagé personne. Deux truands, Noddy et Ricchio, débarquent et font chanter Walden, emmenant Dalmas comme garantie. Il leur échappe grâce à l’intervention de son ami chauffeur de taxi, Joey.

 

Chapitre 2

Dans son appartement du Merivale, Dalmas reçoit un coup de fil de Mianne Crayle, qui s’inquiète du silence de Walden. Elle l’envoie chez lui, où il le trouve mort : meurtre maquillé en suicide. Le numéro de série du revolver est limé à l’extérieur mais Dalmas le trouve à l’intérieur de l’arme, qu’il démonte et remonte avant de s’en aller, sans appeler la police.

 

Chapitre 3

Dalmas va trouver Miss Crayle à une réception chez John Sutro, conseiller municipal. Elle admet avoir trouvé Walden mort avant d’appeler le privé.

 

Chapitre 4

Au Carli’s, Mianne Crayle conte les faits à Dalmas. Elle se sait suspecte mais prétend ne pas avoir tué Walden. Elle révèle 1) qu’il faisait du trafic d’alcool, 2) qu’il était gaucher ; or, l’arme a été placée dans sa main droite. Dalmas lui propose d’aller conter son histoire à un ami policier qui saura tenir sa langue quelques heures.

 

Chapitre 5

Dans son appartement du Merivale, Dalmas met au parfum un enquêteur d’Eclipse, Denny. Il veut tirer l’affaire au clair avant que la police ne découvre le cadavre de Walden. Il compte suivre la piste de l’arme.

 

Chapitre 6

Dalmas rend visite à Helen Dalton, à qui appartenait le revolver, qui a servi déjà à tuer un journaliste, mari de la fille. Celle-ci est l’amie de John Sutro. Elle prétend avoir laissé le revolver à un prêteur sur gage il y a longtemps déjà. En la quittant, Dalmas retrouve Joey ; des coups de feu éclatent, Joey est blessé, les tireurs prennent la fuite dans un coupé Cadillac.

 

Chapitre 7

Dans le bureau des Lts Weinkassel et Lonergan. Dalmas garde le silence ; Weinkassel lui donne jusqu’au lendemain pour continuer ses investigations avant de revenir déballer son histoire. Sitôt sorti, il reçoit un appel de Denny qui lui demande de le rejoindre chez lui, où il a emmené Helen Dalton.

 

Chapitre 8

Chez Denny, une villa dans les collines. Dalmas a compris que Denny le surveillait depuis un moment (voir chapitre 1) et l’a attiré dans un traquenard. Deux types un uniformes de flics arrosent la maison ; Denny, blessé à la main, révèle à Dalmas le nom de son employeur, John Sutro.

 

Chapitre 9

Le club de Donner. Dans le bureau de ce dernier, Dalmas retrouve Sutro, Noddy et Ricchio. Celui-ci a été travaillé par les hommes de main de Donner : c’est Ricchio qui faisait chanter Walden, et qui a tiré sur Joey. Il roulait pour son propre compte. D’abord complice de Walden (dont il était le garde du corps) dans le trafic d’alcool, il y a ajouté le trafic de drogue ; Walden, l’ayant découvert, l’a viré et Ricchio l’a fait chanter. Mais Dalmas révèle que Ricchio n’a pas tué Walden : c’est Sutro le coupable. Une fusillade s’ensuit, au cours de laquelle Donner est blessé. Puis Dalmas téléphone à l’inspecteur-chef Cathcart.

 

Chapitre 10

Bureau de Cathcart, qui fait le bilan de l’affaire avec Dalmas. Sutro a été tué par sa femme alors que la police venait de l’arrêter. Crime passionnel. Joey n’est pas grièvement blessé. Les « artilleurs » qui ont arrosé la maison de Denny travaillaient pour Sutro, on ne les a pas arrêtés.

 

 

La mort à roulettes

 

« La mort à roulettes » n’est pas une histoire de détective. C’est plutôt une histoire de truands, si l’on croit sur parole l’un des personnages lorsqu’il présente le héros, Johnny De Ruse, un « gangster ». Quant à ce que recouvre exactement ce qualificatif, c’est assez difficile à dire puisque celui qui l’emploie se révèle être l’artisan du mauvais coup qui fournit le matériau de l’histoire, tandis que le gangster en question est le héros qui démêle les fils et décide finalement de se ranger des voitures en épousant la fille qu’il avait congédiée quelques chapitres plus tôt. Quant au privé, il n’est pas absent de l’aventure mais y joue l’auxiliaire, la seconde main, ce qui concourt d’ailleurs à faire passer le « gangster » du « bon » côté de la morale.

 

De Ruse est donc un « gangster » flanqué d’une fille qui cherche le confort dans ses bras mais la tendresse dans ceux d’un autre. Non parce que De Ruse manque de tendresse : au contraire, c’est plutôt un tendre, pas un « mou » comme elle le lui jette à la figure dans un moment de dépit, mais un cœur tendre, un homme à principes qui a jadis rencardé les flics et permis l’arrestation d’un kidnappeur, genre de gogo que De Ruse ne prise pas. Justement, c’est le retour en ville du gogo qui lance l’histoire. Désireux de se venger, il tente de faire son affaire à De Ruse en le faisant enlever, ce qui pousse De Ruse à remonter jusqu’au cerveau pour mettre bon ordre dans son entourage. Accessoirement en faisant exploser ledit cerveau.

 

« La mort à roulettes » sonne quasiment comme une petite fable morale. La victime des truands est un politicard roublard au cadavre duquel son ravisseur finira par passer une nuit ligoté. Le « gangster », lui, qui se préparait à prendre la poudre d’escampette pour éviter les embrouilles, est forcé de faire le ménage pour éviter d’être accusé de complicité, vu qu’il a refroidi les deux kidnappeurs qui avaient enlevé le politicien avant de l’embarquer dans la même voiture, une limousine trafiquée de manière à faire de son compartiment arrière une petite chambre à gaz sur roues. La « fille » du gangster, pas franchement amoureuse mais punie de ses infidélités par la mort du bellâtre qui s’est allié aux truands pour améliorer ses vieux jours, se révèle moins pourrie qu’on ne le croirait en apportant un coup de griffes bienvenu à De Ruse, qui finit par la demander en mariage. D’où la fin « morale », qui promet une récompense aux gentils après avoir scellé le sort des méchants. Après tout, à voir la manière dont elle caresse le front de son homme dans le dernier chapitre, il n’est pas impossible que la « fille » soit quand même un peu amoureuse…

 

Les personnages de la nouvelle payent le tribut aux clichés habituels mais l’un d’eux se détache par son côté bigger than life qui tient autant à sa part de cliché qu’aux ajouts personnels qu’y fait Chandler. Un « ancien de la boîte à flics de Walls Fargo » affublé du patronyme de Kuvalick et d’une moumoute qui cache la misère du sommet de son crâne, tandis que lui-même cache un feu de la taille d’un fusil de chasse et un gilet pare-balles qui permet de lui faire jouer les deus ex machina après l’avoir proprement envoyé au tapis. « Je ne suis pas une mauviette ! Je suis de l’école de Wells Fargo ! » Ce n’est pas forcément en faisant dans la dentelle qu’on surprend son lecteur. 





Du sang espagnol  (Spanish Blood, Novembre 1935, Black Mask)

 

« Du sang espagnol », c’est ce qui coule dans les veines de Sam Delaguerra, inspecteur à la Brigade criminelle. Traduisez : c’est un dur, quelqu’un qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. C’est pourquoi il continue d’enquêter sur la mort de son ami, le politicien Donegan Marr, même lorsque ses chefs le retirent de l’enquête au prétexte qu’il connaissait trop bien la victime, dont d’ailleurs il aimait l’épouse, avant même qu’elle ne devienne Mme Belle Marr.

 

Le héros de Chandler est donc cette fois un policier, tout ce qu’il y a d’officiel. Mais un maverick quand même, puisque non seulement il agit contre les instructions de sa hiérarchie mais en outre il est victime de coups montés destinés à le pousser sur le bas-côté. « Du sang espagnol » navigue en pleines eaux politiciennes, entre belle maison citadine et petite cabane au bord du lac, politicards véreux et flicards corrompus. Le dénouement se déroule dans un bain de sang, dont celui, espagnol, du flic héroïque. En chemin, plusieurs cadavres ont jalonné l’intrigue. Au terme de l’aventure, la vérité officielle diffère quelque peu de la vérité tout court, révélée dans l’ultime chapitre, et le héros se prête au jeu : il est vain de croire au grand nettoyage – sinon par le vide, comme le font les coupables avant de s’effacer eux-mêmes -, et la fidélité aux morts justifie certains aménagements. A défaut d’imposer la « vraie » vérité, le héros se montre ainsi loyal envers les dernières volontés d’un ami.

 

« Du sang espagnol » déroule ainsi une intrigue calibrée et sans surprise, épousant la structure habituelle des nouvelles publiées dans Black Mask : une suite de chapitres courts caractérisés chacun par l’unité de lieu, d’action et en général de temps, un dénouement placé dans l’avant-dernier chapitre et un chapitre ultime pour liquider les dernières scories du récit. La touche finale, c’est un peu le poor lonesome cow-boy d’un Lucky Luke, avec soleil couchant dans le ton sinon dans l’image. Côté personnages, la faune de la nouvelle est classique également : la corruption gangrène les hautes sphères – politiciens et chef de la police –, secrets et turpitudes se terrent dans les maisons, mais il reste quelques « petits » pour sauver l’ensemble en restant fidèles à des principes d’amitié, de loyauté, d’honnêteté. Dans la mesure de leurs moyens. C’est le cas bien sûr du héros, mais aussi de son compère policier, Pete Marcus, qui a cessé de se prendre le chou pour de hautes idées mais qui reste prêt à foncer dans le tas pour imposer un peu de décence et prendre la défense de son partenaire.

 

 

Poissons rouges  (Goldfish, Juin 1936, Black Mask)

 

Au début du chapitre 2, on croit tenir le nom du privé qui s’exprime ici à la première personne : étant donné qu’il a aidé un policier du nom de Benie Obis à alpaguer un truand du nom de Peter Andrews du côté de Grey Lake, ce ne peut être que Philip Marlowe, qui dans « L’indic » aidait le flic Bennie Ohls à mettre le grappin sur le truand Poke Andrews du côté de Grey Lake. Eh bien non : le chapitre 3 nous donne le nom du privé, il s’agit de Carmady, le narrateur-héros de « Déniche la fille ». Si Marlowe officiait à San Angelo, Carmady est un privé de L.A. Quant à savoir où est Grey Lake, dans tout cela…

 

« Poissons rouges », de toute façon, finit par éloigner le privé de son décor habituel pour l’envoyer dans le Nord, du côté du Canada, où se tient le dénouement de l’histoire. Chandler l’écrivait lui-même : ce qui compte, dans toutes ces nouvelles conçues pour plaire à Black Mask, c’est le dénouement, le reste n’étant que prétexte à de bonnes scènes. Les bonnes scènes mettent ici en présence Carmady, un vieil homme répondant au nom de Sunset et bientôt rattrapé par le coucher de soleil, un couple composé d’un avoué bedonnant et de sa moitié, celle qui porte la culotte, une ancienne femme flic qui attend que son homme sorte de San Quentin pour pouvoir essayer encore de le remettre sur le droit chemin, et quelques autres. Seuls quelques-uns de ces gusses arrivent jusqu’au dénouement, évidemment le morceau de choix de la nouvelle, qui ne fait pas mentir Chandler. Là, un autre couple vient garnir la galerie de personnages, un autre tandem parvenu à l’automne de la vie, sinon à l’hiver.

 

Ce qui fait bouger tout ce monde, ce sont les deux cent mille dollars de perles Leander que Wally Sype a volées des années plus tôt et qu’il cache encore quelque part. Mis sur leur piste, le détective doit composer avec la concurrence, et compter sur le talent du romancier pour le débarrasser de celle-ci. Au final, il reste avec les perles en poche, une prime à partager finalement en deux, et une gentille petite bonne femme dont le visage se décompose brusquement pour livrer passage à un crachat ultime. Vous lirez pour comprendre. Mais ce visage est l’une des images fortes de « Poissons rouges », où l’on n’a pas besoin d’être trop aiguillé pour comprendre que les poissons détiennent la clé de l’énigme. Les Chinois, précisément. Autres images fortes : celle de la même petite bonne femme faisant exploser le dos d’une autre bourgeoise avec un gros Colt qu’elle tient des deux mains, celle d’un petit vieux aux pieds brûlés étendu en croix sur son dernier lit, ou d’un couple de vieux parlant un drôle de langage là-bas, dans le Nord.
Thierry LE PEUT

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2 janvier 2010 6 02 /01 /janvier /2010 20:21

un-tueur-sous-la-pluieUn tueur sous la pluie (Killer in the Rain, Janvier 1935, Black Mask)

Bay City Blues (Bay City Blues, Juin 1938, Dime Detective)

Déniche la fille (Try the Girl, Janvier 1937, Black Mask)

 

Trois nouvelles de Raymond Chandler initialement publiés dans Black Mask et Dime Detective, réunies ici dans une traduction de Henri Robillot. Trois histoires de privé qui, dixit la quatrième de couverture, renferment « tout l’univers du célébrissime Chandler ».

 
Affaires privées
A première vue, le privé de chacune des trois nouvelles pourrait être le même. Il s’exprime bien sûr à la première personne, fait preuve du même esprit de dérision et du même humour, destinés l’un et l’autre à rendre plus tolérable l’ordinaire de son activité quotidienne. Dans les deux premiers titres apparaît le même flic travaillant au bureau du shérif de Los Angeles, Violets M’Gee – ainsi surnommé à cause de son habitude de suçoter des pastilles à la violette, ce qui invite à reconnaître dans le privé un personnage unique, bien que son nom ne soit pas cité dans la première nouvelle. La deuxième, en revanche, le mentionne plusieurs fois : Johnny Dalmas, privé de L.A. Dans la troisième, toutefois, le héros a pour nom Carmody, mais il conduit la même voiture que Dalmas (un roadster Chrysler). Le changement de nom n’empêche pas les deux privés d’illustrer la même veine de héros chandlerien : courageux sans être tête brûlée, d’un naturel prudent mais pas assez pour se tenir à l’écart d’un traquenard, suffisamment astucieux toutefois pour se tirer d’affaire même quand on veut faire de lui un bouc émissaire idéal, intéressé (il faut bien vivre) mais pas vénal. Un brave type, en somme, qui travaille en marge de la police officielle, parfois contre elle, parfois pour elle – Violets M’Gee apporte des clients à Dalmas –, et qui se fie d’abord à son propre code de conduite. A la fin de « Try the Girl », il rosse une fille pour rendre vraisemblable une fausse déposition à la police, parce qu’il trouve cela plus juste.

 

Les intrigues sont bâties aussi sur le même principe, celui du mouvement. Dans « Try the Girl », Carmody est littéralement happé par une action qui ne le concerne pas, simplement pour avoir glissé son nez où il ne fallait pas, et ne s’arrête d’agir qu’une fois résolue l’affaire dans laquelle il s’est ainsi trouvé embarqué par hasard. Dans les deux autres titres, une action en entraîne une autre et cet enchaînement serré ne laisse guère de place à la digression. Le récit étant à la première personne, le lecteur n’a d’autre choix que de suivre le héros là où le mènent son enquête et les rebondissements inopinés, à la rencontre des personnages dont chaque histoire s’emploie à révéler les caractères.

 

Ce sont donc les personnages « secondaires » - pas tant que ça, évidemment – qui donnent chair aux histoires. Des personnages dotés d’une histoire mais croqués en quelques situations, emportés eux aussi par les événements : soit c’est le privé qui les entraîne dans le mouvement, soit il croise leur trajectoire déjà entamée. Dans tous les cas, la résolution de l’intrigue s’inscrit dans le mouvement des personnages et coïncide avec l’aboutissement de leur trajectoire. Une figure se distingue dans chacune des nouvelles : celle de Dravec dans « Killer in the Rain », celle de Steve Skalla dans « Try the Girl », celle du flic Al De Spain dans « Bay City Blues ». Toutes sont liées à la femme, qu’il s’agit de protéger dans un fol espoir de possession (Dravec), de retrouver (Skalla) ou de tuer par dépit (De Spain). Chacun de ces trois hommes est à sa manière une « force de la nature » dont la trajectoire illustre l’irréversible décadence liée à leurs femmes désirées ou honnies. A chaque fois, la trajectoire de cette figure-maîtresse provoque des dégâts « collatéraux » dont le détective est tantôt le simple spectateur tantôt le responsable plus ou moins volontaire. Chacune de ces figures-maîtresses affiche en outre une distance à l’égard de son propre destin, qu’elle s’exprime de manière pathétique (Dravec), cynique (De Spain) ou quasiment amusée (Skalla) : c’est à la fois la marque du genre (le détective non plus ne s’en laisse pas conter, et même si les événements et les personnages l’étonnent parfois, au fond rien ne le surprend) et une façon de les inscrire dans un destin d’autant plus implacable qu’il paraît assumé d’avance. On sent ainsi dans le Dravec des premières pages de « Killer in the Rain » ce qu’il advient du personnage dans les dernières, et la conclusion de la trajectoire de Skalla dans « Try the Girl » n’étonne pas davantage. Quant à De Spain, si la place qu’il occupe finalement dans l’intrigue peut, elle, surprendre, la façon dont il réagit in fine révèle aussi l’empreinte d’un destin. Ce sont trois personnages entiers, auxquels doit correspondre une trajectoire absolue, sans demi-mesure.

 

Autour des figures-maîtresses, les autres personnages portent aussi, souvent, la marque du désespoir. Le détective les surprend dans une déchéance amorcée de longue date, ou donne lui-même le coup de pouce qui fait bondir les uns et tomber les autres. Chaque nouvelle se présente ainsi non comme un mouvement unique – celui qui entraîne le détective vers la résolution de l’intrigue – mais comme le choc de plusieurs trajectoires qui se croisent et s’influencent l’une l’autre. En recherchant une femme dans « Try the Girl », le détective en pousse une autre à devenir une meurtrière ; en réveillant une vieille affaire, dans « Bay City Blues », il agite un microcosme où une tension non résolue ne demande qu’à pousser à leur conclusion dramatique des relations en sommeil ; et dans « Killer in the Rain » un imbroglio de désirs et de jalousies bien antérieurs au début de la nouvelle se démêle à la faveur d’un crime qui joue le rôle de catalyseur.

 

Tout cela n’a bien entendu rien de nouveau : c’est le matériau dont est fait le genre policier. C’est la forme brève qui donne à ces trois nouvelles de Chandler leur caractère dynamique, à la fois dans le rythme du récit et dans les portraits qui l’émaillent. L’écrivain croque ses personnages en traits vifs : psychologie, vêtements, environnement, tout a son importance et doit tenir en quelques lignes, voire quelques mots. Quelques scènes, parfois une seule, doivent suffire à les caractériser, à leur donner « chair », à faire sentir l’émotion tapie sous la surface ; les personnages, même secondaires, ne sont ainsi jamais traités avec légèreté, comme des instruments du récit, mais toujours comme des personnes, avec ce que cela suppose de sentiments non avoués, d’épaisseur. Ainsi, le brutal Moss Lorenz dans « Bay City Blues », peu propice à la sympathie et finalement pathétique alors même qu’il ne prononce que peu de mots, ou la veuve de Shamey dans « Try the Girl », alcoolique qui ne se contente pas d’être pathétique mais dont la hargne transparait dans l’attitude contradictoire, ratée aussi bien que maître-chanteur. Dans ce monde en demi-teinte, il s’agit souvent de saisir la balle au bond sans trop se soucier de morale, le but étant d’exister ou au moins de survivre.

 

Cette densité a pour corollaire l’exclusion des éléments contingents : le détective peut ainsi se faire enlever en pleine rue et en plein jour sans que cela paraisse anormal, parce que l’important n’est pas dans le « réalisme » de l’action mais dans la nécessité de garder les personnages en mouvement. Si tout se joue entre le détective et son ravisseur, inutile de faire intervenir des figurants : « Des voitures étaient garées des deux côtés de l’avenue. Il aurait dû y avoir une bonne demi-douzaine de personnes en vue. Il n’y en avait pas une, mis à part le grand type avec son pétard et moi. » (« Try the Girl ») Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’écrivain joue la carte de l’indice forcément signifiant, à la manière d’un Sherlock Holmes : il existe des « signes » qui ne trouvent pas de sens (« Elle tenait à la main un petit gant enveloppé autour de la crosse d’un automatique. J’ignore pourquoi. Jamais je n’ai élucidé ce mystère. », note le narrateur-détective de « Try the Girl »), et d’autres dont le sens n’est pas celui attendu (comme l’explication de la mort du chauffeur Carl Owen dans « Killer in the Rain »). Chandler s’accommode fort bien des entorses à l’artifice de la perfection, car la vérité est rarement aussi parfaite qu’un récit policier. Ainsi, après le dénouement de « Bay City Blues », met-il dans la bouche d’un personnage des paroles qui soulignent le caractère non nécessaire de la conclusion : « Il n’aurait pas dû vous tirer dessus, dit-il. Vous n’auriez rien pu prouver du tout. Nous ne vous aurions pas laissé faire. » Si l’action ne répondait qu’à des impératifs logiques, elle serait, précisément, moins « juste », moins « vraie ».
Thierry LE PEUT

Sur les personnages de Chandler, Mallory, Carmody, Dalmas : voir cette mise au point de Jim Doherty

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26 octobre 2009 1 26 /10 /octobre /2009 19:18
RETOUR AU PAYS, par Robin Hobb
Pygmalion (Flammarion), 2006 / Librio, 2007

 

Aux sources de l'univers de Robin Hobb 

Il est impossible en lisant Retour au pays de ne pas avoir constamment à l’esprit les récits de Lovecraft évoquant d’anciennes cités aux pouvoirs envoûtants et terrifiants. Car c’est là le cœur de ce récit de fantasy où Robin Hobb mêle exploration et discours sur l’art, confondu avec la magie.

 

Dame Carillon Valjine Rochecarre écrit dans son journal les impressions de son voyage vers les Rivages Maudits, où elle accompagne son époux le seigneur Jathan Rochecarre pour fonder une colonie au nom du « très auguste et magnifique Gouverneur Esclépius ». En vérité, Jathan Rochecarre a conspiré contre le Gouverneur et été condamné à l’exil avec ses complices. Le voyage qui conduit sa famille vers les Rivages Maudits est un bannissement, que la clémence du Gouverneur a substitué à la mort. Dame Carillon l’ignore lorsque débute ce voyage, mais elle le découvre avant d’arriver à destination. Les regrets de la vie de cour perdue font cependant place, très vite, à l’horreur qui attend les voyageurs dans leur nouveau territoire. Là-bas, ce ne sont que marais et obscurité. Les titres de noblesse n’ont plus guère de valeur lorsque, abandonnés dans cette terre hostile, Dame Carillon et les siens sont contraints de cohabiter avec des marchands, des aventuriers, des voleurs et des prostituées. Ayant perdu sa fille et le bébé mort-né qu’elle met au monde là-bas, Dame Carillon note les épreuves et les changements qui attendent la communauté. Surtout, elle change elle-même, moralement et physiquement, en s’adaptant à sa nouvelle vie, à son nouveau pays.

 

Robin Hobb entreprend Retour au pays comme un récit de « découverte », plongeant ses pionniers malgré eux dans un environnement qu’elle découvre et nous fait découvrir en même temps qu’eux. C’est aussi, bien sûr, un récit d’initiation, car Dame Carillon naît véritablement à une nouvelle conscience du monde, en même temps que son corps, et ceux de ses compagnons, prennent peu à peu les stigmates du nouveau pays. Des stigmates qui marquent l’emprise des lieux sur ses habitants, semblant les changer physiquement pour les faire ressembler à ceux qui peuplèrent jadis ces lieux inhospitaliers. De ces précédents habitants, les pionniers ne font pas exactement la rencontre ; du moins une rencontre physique. C’est à travers leurs rêves et leurs cauchemars, et par le truchement d’une étrange musique entendue dans le noir, qu’ils éprouvent l’existence de ces êtres défunts. Mais sont-ils défunts ? Dans les profondeurs des marais, à l’intérieur d’une tour en partie engloutie, une véritable cité est découverte, qui semble avoir abrité des rois et tout un peuple. Ceux-ci existent encore, d’une étrange façon : leur souvenir s’immisce dans la mémoire des pionniers, dans leurs rêves, pour les tirer à eux, les perdre peut-être, ou simplement ressusciter en eux. La terreur qu’inspire cette cité le dispute à la cupidité qu’elle suscite lorsque des richesses y sont découvertes. La communauté se déchire pour posséder ces biens que certains espèrent ramener avec eux au pays d’où ils furent chassés, et où ce trésor, pensent-ils, leur permettra de revenir.

 

Le récit conduit ses personnages à la lisière de ce monde rêvé dans lequel ils courent le risque de s’engloutir, à mesure que la cité s’enfonce dans les marécages. Pour sauver un enfant, Dame Carillon plonge dans ces profondeurs délétères ; et pour sauver la communauté qu’elle ressent désormais comme son peuple elle acceptera de s’abandonner aux « esprits » qui hantent les lieux.

 

En attribuant l’influence fantastique des lieux à l’art qui y a survécu, Robin Hobb attribue à l’art un pouvoir comparable à la magie. L’art porte en lui l’existence de ceux qui l’ont conçu, bien après que ceux-ci ont disparu physiquement. Il ouvre à ceux qui s’y aventurent un monde non pas extérieur mais qui ne demande qu’à être réinvesti. Il est la porte magique qui conduit aux mondes disparus, mais surtout aux peuples défunts, auxquels il assure une forme d’immortalité. En suivant cette intuition, Dame Carillon conduit finalement sa communauté vers une terre moins hostile, et moins hostile justement parce qu’elle s’étend sur les ruines de la civilisation antérieure. Ainsi un nouveau peuple trouve-t-il à s’installer en cessant de craindre ce qui fut et en acceptant de se développer sur cela même qui n’est plus.

 

Retour au pays est une nouvelle, sur le modèle d’une journal de voyage et du journal intime, mais c’est aussi le prélude aux cycles qui ont fait connaître Robin Hobb, Les aventuriers de la mer  et L’assassin royal. Le Désert des Pluies, nom donné au pays que fonde la communauté de Dame Carillon, est un lieu que l'on retrouvera ensuite les aventures déjà écrites par Hobb.
Thierry LE PEUT

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7 octobre 2009 3 07 /10 /octobre /2009 10:02
UN CRIME PARFAIT, de David Grann
Allia, 2009, 3 €

Le visage de la vérité
Sous-titré Un polar postmoderne, ce petit opus de David Grann - publié en petit format chez Allia - propose une histoire criminelle restituée avec la minutie d'un article de journal. Grann est d'ailleurs journaliste au New Yorker. Tout commence par le compte rendu du crime, jusqu'au classement de l'affaire, faute d'éléments suffisants pour désigner un coupable. Le crime, c'est le meurtre d'un homme, un homme apparemment sans histoire, et sans ennemi. Mais ce classement n'est que le début de l'investigation relatée par David Grann : des années plus tard, un inspecteur de police réouvre le dossier, relance l'enquête... et tombe sur une piste prometteuse.

Toute cette histoire se passe en Pologne, lieu assez inhabituel pour retenir l'attention au premier abord. Le "héros", l'inspecteur Jacek Wroblewski, 38 ans - que ses collègues appellent Jack Sparrow, comme le personnage incarné par Johnny Depp dans Pirates des Caraïbes, parce que c'est grosso modo la traduction de son nom en anglais -, est un détective tenace, du genre à ne rien lâcher s'il tient une piste.

Voilà les conditions de l'histoire en place. Une fois sur la piste du coupable, le détective opiniâtre est déterminé à aller jusqu'au bout... dût-il se tromper. Car c'est là que réside l'intérêt principal du récit de Grann. Les déductions de l'inspecteur sont troublantes, et plus encore lorsque les faits semblent venir les confirmer. Pourtant, le doute subsiste jusqu'à la dernière page. Et il subsiste d'autant plus que la victime est trop belle. Personnage paradoxal en partie défini par son goût de la provocation et ses inspirations philosophico-littéraires plus ou moins nihilistes, le coupable désigné a principalement contre lui l'unique livre qu'il a écrit, dans lequel l'inspecteur puise la matière de ses déductions. L'invention littéraire devient le principal argument de la vérité construite par le détective.

Le récit se construit autour de cette notion de vérité, d'autant plus difficile à découvrir que le coupable idéal est habité par la conviction qu'un mensonge suffisamment crédible et répété n'est rien d'autre qu'une vérité nouvelle, créée de toutes pièces. Et si la vérité du détective n'était rien d'autre qu'une invention plausible, mais une invention tout de même ? Si la vérité qu'il construit à partir du livre, et même si elle le mène à mettre au jour des faits qui la confirment et l'étayent - si cette vérité qui conduit à la condamnation d'un homme n'était finalement qu'un mensonge ? "Ils ont construit cette réalité et maintenant ils me forcent à y vivre", déclare dans sa prison le coupable désigné, prêtant sa voix au spectre glaçant de la manipulation ultime, celle qui finit par substituer une réalité à une autre.

Un livre à lire et à méditer, à la lumière de la phrase qui occupe sa quatrième de couverture : "L'art de duper ses pairs est le visage même de la vérité." TLP
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5 juillet 2009 7 05 /07 /juillet /2009 22:10
SEXY, par Joyce Carol Oates
Gallimard Jeunesse, 2006 (collection Scripto) - Folio, n° 4908, 2009

Par delà les risques du métier
Lorsque l'on évoque "les risques du métier", c'est au film d'André Cayatte (1967) que l'on pense : Jacques Brel, instituteur dans une petite école, est victime d'une campagne de calomnie après que trois de ses élèves l'ont accusé d'"outrage aux moeurs". A la fin du film (désolé pour ceux qui ne veulent pas connaître la fin, mais c'est essentiel pour cerner le propos), on découvre que les accusations étaient inventées de toutes pièces. Bien sûr, le mal est fait.

Sexy reprend l'histoire de l'enseignant accusé d'un forfait dont il est innocent. Les péripéties ne sont pas originales tant le thème vaut comme motif invariable d'une problématique immuable. Le fait que l'enseignant, un homme, soit accusé de "s'intéresser" aux garçons de son lycée explique l'intérêt que le livre soulève notamment auprès des homosexuels (voir le blog
culture-et-debats, par exemple, et la critique d' altersexualite.com). Et, de fait, le récit de Joyce Carol Oates renvoie à la problématique de l'homosexualité replacée dans le contexte scolaire - ou, de manière plus générale, dans tout contexte mettant en contact des adultes "ayant autorité" et des enfants. Le thème de Sexy n'est pas l'homosexualité, toutefois, mais la pédophilie. Le rapprochement des deux termes amène à questionner le regard que la société porte sur l'homosexualité, souvent confondue avec la pédophilie.

Les personnages du roman appartiennent à l'humanité ordinaire ; classe moyenne, milieu ouvrier, bourgeoisie sont évoqués tous les trois au travers des personnages qui font l'histoire. L'accusation de pédophilie et le jugement sur l'homosexualité sont liés par les propos de ces personnages : le père du protagoniste parle des "gays", des "tapettes", à l'instar du frère du jeune personnage ou de ses camarades du lycée, et tous condamnent l'homosexualité au nom de l'image de virilité qu'ils veulent donner. Le discours maladroit du père au jeune Darren stigmatise cette condamnation qui, même si elle se drape dans une tolérance "politiquement correcte", s'enracine dans la peur et donc le rejet de la différence, ressentie en l'occurrence comme une menace envers le fils.  On notera aussi que le père s'inquiète pour son jeune fils car il trouve celui-ci plus "fragile" que son frère aîné (un mec, un vrai), plus gracile, plus sensible, plus "féminin" donc, sans aller jusqu'à "efféminé".

La façon dont le père emploie toutes ces étiquettes est significative du regard que porte l'ensemble de la collectivité sur l'homosexualité. "Tu comprends de quoi je parle, Darren ? Des gays, des homosexuels ? Les gens les traitent de pédés, mais c'est péjoratif, maintenant. Avant on les appelait des tapettes. Aujourd'hui, disons que les gens sont plus politiquement corrects." (Folio, page 65) "... Avec le visage que tu as, ton air si tranquille et confiant. Disons que tu ressembles plus à ta mère qu'à ton vieux et qu'à ton frère, tu vois. Je ne veux pas dire que tu aies l'air féminin - efféminé -, pas le moins du monde." (ibid.) Oates insiste sur l'attitude du père durant ce discours, censé être une "conversation sérieuse" entre le père et le fils, une conversation sur les choses du sexe et une mise en garde contre le danger que représentent "certaines" personnes : "Un homme ou un garçon plus âgé que toi, il peut avoir n'importe quel âge..." (page 64) "Le père de Darren riait nerveusement, essuyant la paume de ses mains sur ses fortes cuisses. Il ressemblait à un homme qui ne sait pas ce qu'il dit, mais qui répond à un urgent besoin de le dire, et qui le dit. Des relents de bière émanaient de son haleine." (page 65) Le contexte, aussi, est essentiel : "C'était l'époque où avaient éclaté les scandales sur les abus sexuels dans l'Eglise catholique. A la télé, dans les journaux, on en parlait partout. Même Darren, qui ne s'intéressait pas beaucoup aux informations, était au courant." (page 64)

La conversation entre le père et le fils concentre la problématique du roman : car les craintes du père sont d'une nature qui échappe en partie au fils et génèrent une gêne plutôt qu'elles ne rassurent. "Trop jeune pour comprendre que son père voulait le protéger contre tout ce qui aurait pu lui faire du mal, Darren, paralysé par la gêne, ne savait que dire. Il aurait voulu se précipiter hors de la pièce. Il aurait voulu éclater bruyamment d'un rire moqueur." (page 66) La fuite ou le rire sont les deux options auxquelles pense le garçon pour surmonter la gêne provoquée par le discours de son père. Or, le rapport des jeunes garçons à l'homosexualité, mais aussi celui des adultes de leur entourage, à qui incombe la charge de les protéger et de les éduquer, est au centre du drame qui se joue dans le livre. Si la conversation a eu lieu quand Darren avait douze ans, elle lui revient à l'esprit quand, à seize ans, il se retrouve affronté à un doute bien réel. Non pas sur ses propres désirs ; ce n'est pas la question du roman. Mais sur ceux qu'il génère chez d'autres, et en particulier chez des hommes mûrs, professeurs, quidams ou amis de la famille. Le fait est que, face à ces doutes, Darren ne pourra compter ni sur sa famille ni sur le proviseur de son lycée ni sur les policiers. Tous ces garants de sa protection se révèleront incapables de répondre à son questionnement, car le drame révélera leur propre incapacité à gérer leur propre rapport à l'homosexualité et aux désirs interdits que l'on reprochera au professeur mis en accusation.

L'incompétence des adultes - ou leur insuffisance, si l'on veut être plus indulgent - est soulignée plusieurs fois par des scènes sans rapport direct avec le thème de la pédophilie. Darren, demandant à ses professeurs des précisions sur un cours, ou leur posant une question qui dépasse le cadre strict de la leçon, se voit opposer des fins de non-recevoir, comme si les enseignants n'étaient pas capables de répondre à une interrogation sincère outrepassant la limite étroite du cours. Pire : l'enfant se sent moqué, regardé avec dérision ou condescendance, alors même qu'il se montre seulement intéressé, qu'il avoue un questionnement personnel. Plus tard, lorsque le drame atteint son point culminant, le garçon se débat seul avec ses doutes mais espère encore trouver en l'adulte "référent" un secours ; cet espoir est balayé dans une scène consternante : l'adolescent, venu demander son aide au proviseur, ne trouve que lâcheté et intimidation dans son bureau. Le dernier symbole de la "justice" au sein de la "cité" scolaire vole en éclats dans cette scène de quelques pages (c'est le chapitre 59). Dès lors, Darren comprend qu'il ne peut compter sur les adultes : il devra, seul, construire ses repères pour étayer sa personnalité en devenir. Même l'amour - celui, sentimental, qui se dessine avec Molly ou celui, sexuel, qu'il découvre dans les bras d'une autre fille - semble promettre davantage de déceptions que de repères.

Le pessimisme de Sexy traduit le désarroi d'un garçon de seize ans qui ne fait pas seulement l'expérience de l'imposture adulte mais celle de la vie en général. Les "jeunes" ne valent guère mieux que les adultes ici. Ils sont guidés par l'envie, les préjugés, la bêtise, d'autant plus puissants qu'ils sont "ordinaires". C'est par dépit et par colère que plusieurs camarades de Darren décident de se venger du professeur d'anglais dont l'intransigeance a causé le renvoi de l'un des leurs de l'équipe de natation du lycée. Intransigeance jugée ambiguë, non pas tant parce que ces adolescents ont vraiment perçu "quelque chose d'anormal", mais parce qu'ils veulent frapper là où ça fera mal : les "grands airs" du professeur, son "affectation", son intérêt pour les athlètes du lycée, dont on disait hier qu'il les soutenait et aujourd'hui qu'il les "sacque", tout cela se mêle dans une accusation que l'on voit d'abord germer dans l'esprit des ados, puis se concrétiser sous la forme d'une enveloppe recelant des photos "dégoûtantes" et une "confession" écrite par un garçon de onze ans totalement imaginaire. Personne ne défendra l'enseignant : hier admiré pour sa compétence, il est brutalement, et sans espoir de s'expliquer - car la police "protège" les mineurs qui témoignent contre lui -, mis au ban du lycée et de la société dite respectable. Les élèves jasent, les parents s'interrogent, l'administration se défile, la police cherche l'aveu plus que la vérité.

Darren se trouve pris dans la tourmente à son corps défendant, et d'autant plus brutalement qu'il doute. Il sait que l'accusation a été forgée par ses camarades, dont l'irresponsabilité et la perfidie le consternent, mais il sait autre chose qui le taraude comme un secret embarrassant, qu'il ne comprend pas et qu'il ne peut confier à personne de peur d'être mal compris ou de donner à la horde des chiens une arme pour achever la curée. Là réside, selon moi, l'intérêt du roman : l'enseignant accusé n'est pas coupable de ce dont on l'accuse, mais il n'est pas innocent non plus. Le secret qui torture Darren, c'est l'intérêt "anormal" que son professeur a manifesté pour lui ; la façon dont il l'a regardé et dont il lui a parlé, un soir, en insistant pour le ramener chez lui en voiture, lui posant des questions sur sa vie, ses ambitions, l'invitant brusquement à l'appeler par son prénom plutôt que de lui donner du "monsieur". Cette familiarité inattendue, Darren l'a reçue comme une agression, elle a insinué en lui un doute qu'il n'était pas préparé à gérer. L'enseignant n'a pas eu à le toucher pour le bouleverser : il lui a suffi de lui faire sentir l'intérêt dont il était l'objet, un intérêt déplacé que l'adolescent n'a pas compris mais qui se précisera au fil du récit, contribuant à donner au garçon la conscience de ce qu'il est, ou représente, aux yeux des autres. Le cadeau empoisonné de l'enseignant à l'adolescent, c'est la conscience du désir sexuel qu'il suscite, et qu'il suscite non pas seulement chez les filles de son âge mais chez des adultes en qui lui-même ne percevait jusque là aucun enjeu d'ordre sexuel.

     "
Dans le regard embué de la salle de bains, il évite son regard.
     Un visage comme le tien. Pas comme ton frère ou ton vieux. Confiant. Féminin. Efféminé ?
     Beauté. Larges épaules. Hanches minces. Poisson torpille.
     Regard honteux. Regard coupable. Regard effrayé. Regard à éviter.
     Il passe un rasoir sur sa barbe de trois jours rapidement savonnée, en espérant à moitié se couper.
"
     (Folio, page 68, chapitre 18)

L'attitude du professeur fait écho à celle du père lors de la "conversation sérieuse". Ce sont les adultes qui introduisent dans l'esprit de l'enfant la composante sexuelle, l'un par souci de jouer son rôle de protecteur, l'autre par incapacité à imposer le silence à un désir que la morale réprouve. Car c'est bien là que se situe le coeur de Sexy : Oates ne juge pas l'enseignant, celui-ci reste un personnage "annexe", le récit épouse le point de vue de l'adolescent qui refuse de condamner le professeur même s'il réprouve, profondément, ce qu'il lui a révélé. Le dilemme de Darren est bien d'ordre moral et la mise en question de l'enseignant l'est aussi. Le "crime" de ce dernier, en effet, n'est pas d'éprouver du désir pour l'adolescent ; c'est de lui révéler ce désir, certes sans commettre aucune agression physique à son endroit, sans même lui suggérer quoi que ce soit de répréhensible, mais en lui imposant brutalement la conscience d'une puissance sexuelle à laquelle il n'est pas préparé et que la morale réprouve. Le "crime", c'est la violence morale faite à l'enfant, et l'objet de Sexy est le récit de la tourmente morale dans laquelle se débat Darren. On verra ainsi celui-ci, dans une scène marquante du livre, s'en prendre violemment à un homosexuel parce que ce dernier le renvoie à la conscience sexuelle que lui a imposée l'épisode avec l'enseignant. Cette scène est essentielle dans la construction personnelle de Darren : ayant cédé au réflexe de l'agression par peur de ses propres émotions - non pas, répétons-le encore, parce qu'il éprouve le moindre désir à l'égard d'autres garçons, mais bien parce qu'il ne supporte pas de se savoir objet d'un désir sexuel -, il refusera ensuite de céder à cette peur et de se joindre à la curée.

Là se joue donc un autre débat moral, qui repose sur la vérité et l'honnêteté : bien que bouleversé par les événements qu'il garde secrets et ceux qui se produisent publiquement, Darren refuse de transiger avec ce qu'il croit juste. Peu importe le "crime" commis à son encontre par l'enseignant accusé, il ne peut se résoudre à laisser se dérouler un lynchage provoqué par de fausses accusations.

Sexy n'est donc pas un roman sur les désirs interdits, c'est un roman sur l'adolescence, sur ce moment difficile où l'enfant, parvenant à la maturité physique, prend conscience de ce qu'il représente, de son pouvoir sur autrui, et se pose la question de l'utilisation de ce pouvoir. La force du roman est de ne pas prendre position ; les personnages sont montrés à travers le regard inquiet de Darren, s'ils sont condamnés ou approuvés ce n'est que par ce regard, jamais par l'auteur. L'expérience vécue par Darren reposant sur ses incertitudes, le lecteur garde la liberté de juger lui-même selon sa conscience. On peut supposer que le lecteur sensible à la beauté des garçons éprouvera de la sympathie pour l'enseignant ; mais le roman met à nu l'effet dévastateur que peut avoir un simple échange entre un adolescent et un adulte, dès lors qu'il investit des "données" que l'adolescent n'est pas encore prêt à assimiler, avec lesquelles il n'a pas appris à composer ; et cette mise à nu empêche le récit d'être "récupéré" par ceux qui sont prêts à défendre une relation à l'antique entre un adulte et un adolescent, elle recentre le drame autour de la problématique de l'adolescent.

L'étude des différentes couvertures de Sexy est éloquente (voir ci-dessous). Car ces couvertures orientent la lecture du roman vers cette ambiguïté, au risque d'en faire l'élément primordial du récit. Elles reposent précisément sur le désir qu'évoque un corps jeune, athlétique ; sur le charme fragile et ambigu de l'adolescence. Elles imposent le regard de l'enseignant, alors que le roman se focalise sur celui de l'adolescent. Certes, on ne peut nier que l'objet de Sexy est la nature sexuée de l'adolescent ; le désir qu'évoquent les couvertures renvoie à celui dont Darren prend conscience brutalement, sans l'accepter. Mais elles jouent largement sur l'attirance, au détriment du rejet, voire du dégoût, qui caractérise le cheminement de Darren dans le roman. On touche là à l'ambiguïté fondamentale des reportages consacrés à la pédophilie ou au tourisme sexuel ; information ou racolage ? La même remarque vaut pour d'autres livres (Actes impurs de Pasolini, par exemple) ou pour des films (le téléfilm Les garçons de Saint Vincent, pour "dénoncer" les abus sexuels commis au sein d'un collège religieux, met en scène de nombreuses images d'enfants nus ou impliqués dans des rapports sexuels ou sensuels avec des adultes, amenant obligatoirement à s'interroger sur les intentions du réalisateur et sur la validité de son choix - quand bien même les scènes en question ne relèvent pas de la pornographie). Or, le roman de Joyce Carol Oates n'est pas voyeuriste ; il repose sur un choix de narration qui souligne sans ambiguïté le véritable sujet du livre. Aussi préférera-t-on aux trois couvertures reproduites ci-dessous celle de la récente édition Folio (voir en tête de cet article), où, d'une part, l'accent n'est pas mis sur l'aspect adolescent des personnages figurés (ils sont saisis de loin et ont davantage l'air de jeunes adultes que d'adolescents), et où, d'autre part, l'image d'un corps "suspendu", en pleine chute, sous le regard d'un autre, symbolise la situation de Darren dans le roman.  TLP



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1 juillet 2009 3 01 /07 /juillet /2009 16:30
LA ROUTE, par Cormac McCarthy
L'Olivier, 2008 - Seuil, "Points", 2009

Non, ce monde n'est pas pour l'homme
La route, de Cormac McCarthy, a obtenu le Prix Pulitzer en 2007. Voilà un point de départ honorable. De quoi donner envie de lire un livre qui, comme le proclame le bandeau rouge ajouté à l'édition en poche du Seuil, affiche déjà 170 000 lecteurs au compteur. D'autant qu'on parle beaucoup de McCarthy ces dernières années, à l'occasion par exemple de la sortie du film des frères Coen adaptant son roman No Country for Old Men (Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, titre français original aujourd'hui remplacé par le titre américain, que le film a conservé), couronné aux Oscars 2008.

On aborde donc La route avec... quoi ? un sentiment de respect ? une sorte de religiosité accentuée par la couverture du livre, toute blanche, sillonnée seulement par les lettres rouges du titre et celles, noires, du nom de l'auteur et de la mention du Prix Pulitzer 2007 ? Les deux, sans doute. Il y a de la religiosité, de toute façon, dans la lecture de McCarthy ; dans son style parfois haché, parfois ample, qui assène des notations descriptives sous forme de phrases non verbales et développe les actions parfois les plus ordinaires des personnages à grand renfort de "et" répétitifs. Ce qui fait que ses livres ont quelque chose, non pas d'incantatoire peut-être, mais de poétique. Télérama a dit de lui, ou de l'un de ses livres : "Lyrique et visionnaire." 1  Lyrique, oui, parce qu'on est forcé de le suivre dans des phrases qui charrient des émotions individuelles et universelles ; visionnaire, parce que ses pages sont ponctuées de visions sur l'homme, sa place dans la nature, son devenir, déclinées au moyen de comparaisons et de métaphores qui se glissent dans les plis de l'écriture et donnent brusquement un sens métaphysique à la réalité la plus triviale.

La route ne fait pas exception. On est d'emblée plongé dans la problématique de l'homme au sein de la nature, puisque le cadre du livre est un monde post-apocalyptique où ne survivent que des "humains" devenus cannibales, sanguinaires, se déplaçant en hordes et affectionnant spécialement la chair des petits enfants, qu'ils violent, peut-être, avant de les consommer plus... crûment ; et quelques autres, isolés, survivants à double titre puisqu'ils ont survécu à la fin du monde et doivent survivre, désormais, à l'appétit de leurs congénères. Le sont-ils d'ailleurs, congénères ? Quel rapport entre ces survivants "normaux" et les hordes cannibales et bestiales qui surgissent par intervalles dans les pages du roman ? Appartiennent-ils, tous, à la même race humaine ?

Ce ne sont pas les hordes qui intéressent le romancier. Mais d'abord deux des survivants "normaux". Les personnages, eux, parlent des "gentils" et des "méchants". Et ils appartiennent au camp des gentils. Ce sont un père et son fils. On ne connaîtra jamais leurs noms car ils sont avant tout, et essentiellement, un père et son fils. Un homme rescapé de l'ancien monde, qui sait qu'il ne survivra pas longtemps dans le nouveau, et un enfant dont les seuls souvenirs sont ceux du monde nouveau, dont il représente l'avenir. S'il survit. Tous deux "portent le feu", expression que le père a apprise au fils et qui ne prend son sens que vers la fin du roman ; au début, on peut avoir l'impression que "porter le feu" signifie "avoir une arme" : c'est le revolver qui constitue leur ultime rempart contre la barbarie des "méchants". L'arme dont le père a juré de se servir pour tuer son fils afin de lui épargner un sort cruel, le cas échéant ; elle contient deux balles, d'abord : une pour l'enfant, une pour le père. Puis une seule, après que le père a dû tuer l'un de ces barbares pour préserver la vie de son enfant. Une seule, c'est assez pour tuer le fils, pas pour permettre au père de le suivre "dans les ténèbres". A moins qu'il faille de nouveau s'en servir, et renoncer à la promesse faite au fils.

Puis ce "feu" prend un autre sens, à mesure que l'on évoque la "lumière" que portent les deux survivants. Celle d'un homme qui a survécu, qui survit encore, et qui s'accroche à un avenir possible. Car le père et le fils, son petit garçon dont on ne dit pas l'âge (le connaissent-ils seulement ? on pense que non) mais qui parle comme un enfant de six à neuf ans, tout juste, ont un but. Ils suivent 'la route" qui traverse tout le pays, vers le sud, où ils espèrent trouver... quoi ? un sort meilleur, une perspective, d'autres "gentils" peut-être. Un peu de tout cela, sûrement. C'est leur voyage que racontent les pages du roman, en "épisodes" plus ou moins développés, séparés seulement par des blancs, des vides, sans chapitre, sans division autre que ces interlignes où la chronologie se perd, où la réalité, parfois, bascule dans le rêve, et inversement. Le "feu", au fur et à mesure qu'ils avancent sur la route, devient alors clairement le symbole de ce que représentent ces survivants, et particulièrement l'enfant : la possibilité d'une renaissance, plus seulement d'une survie de l'homme, mais bien d'une refondation ; des cendres du monde ancien peut surgir un homme nouveau, dont le mode de pensée sera "lavé" des vieilles habitudes, des démons du vieux monde.

Des circonstances de l'apocalypse le livre ne dit rien, ou si peu. On sait que le monde fut balayé par des "tempêtes de feu" et qu'il n'est plus que cendres : cendres des cadavres calcinés encore visibles dans les rues des grandes cités, cendres qui recouvrent tout et polluent l'air, obligeant les survivants à se protéger avec un masque et à s'emmitoufler dans de lourds vêtements munis de capuchons. Encore ne se fait-on une image précise de cet accoutrement qu'au fur et à mesure de l'histoire. Ce qui apparaît au début, c'est avant tout une double silhouette, celle de ce père et de ce fils, prolongée par celle du caddie dans lequel ils transportent leurs richesses : quelque nourriture trouvée ici et là, difficilement, divers objets susceptibles de servir un jour, ou qui servent déjà à la survie ordinaire. Et puis la route, bien sûr, "ce couloir froid", dit McCarthy, qui trace le parcours des personnages vers le sud. Car il fait froid, sur la route. Si les cendres couvrent tout, s'insinuent dans le corps de l'homme au point de le tuer lentement, polluent l'air, l'eau et la terre, elles cachent aussi le soleil ; le monde nouveau, ce monde de mort où l'homme est devenu un prédateur pour lui-même, est un monde sans soleil, un monde de journées sombres où les nuits sont des ténèbres sans aucun repère.

Tout le livre repose sur la relation entre ce père et ce fils. Comme toujours chez McCarthy, le dialogue se fond dans le récit, n'étant signalé que par les renvois à la ligne, sans guillemets ni tirets, et souvent sans verbes de parole. C'est l'aspect "organique" de l'écriture de McCarthy : les mots des personnages et ceux du narrateur forment un tout, de même que les personnages sont une part de leur environnement. McCarthy manie avec une précision encyclopédique les mots de cet environnement, qu'il soit minéral, végétal ou né de la main de l'homme. Impressionnant dans Méridien de sang, où il trace une véritable fresque "naturelle" où la nature absorbe littéralement l'homme et s'acharne à lui refuser l'autonomie qui le distinguerait de son environnement, le style de l'écrivain se fait ici plus simple, léger, sobre. Le lyrisme, toujours présent dans les images, qu'elles soient issues de la narration ou de l'esprit des personnages, ne cherche pas à s'emparer de pages entières ; au contraire, McCarthy s'emploie à le contenir, procédant par paragraphes courts, découpant ses pages en sections comme s'il veillait à ne pas se laisser entraîner. Cette sobriété profite aux deux personnages principaux, qui, pour le coup, détiennent cette autonomie que Méridien de sang refuse à ses créatures humaines. Le père et le fils se détachent d'autant mieux du décor de La route que ce décor est lui aussi réduit à quelques éléments caractéristiques. Certes, certains paysages, des maisons, la Ville parfois sont décrits ; mais ils ne le sont pas avec cette profusion hallucinée qui, dans Méridien de sang, charrie les personnages avec les pierres, les malaxant comme pour les amalgamer au décor. Les uns - ceux de Méridien - comme les autres - ceux de La route - ne cessent jamais de se déplacer, et ils cherchent tous à échapper à l'emprise de leur environnement, pour ne pas s'y fondre complètement et disparaître. Mais dans La route cette lutte de chaque jour (et le livre insiste sur la succession des jours, dans un mouvement binaire persistant, à quelques exceptions près au cours du voyage des deux personnages) possède la simplicité de l'objectif que poursuivent le père et l'enfant : suivre la route, s'en écarter le moins possible, ne jamais perdre de vue la finalité du voyage, sa seule raison d'être : survivre pour atteindre autre chose, pour permettre un renouveau, une renaissance, une refondation, peu importe le mot qu'on utilise. Tout le livre tend vers ce désir qui se confond souvent avec le rêve et dont la réalisation, d'ailleurs, reste à jamais incertaine.

Beaucoup de choses vont par deux dans La route. Tout, peut-être. Le père et l'enfant, la route et son en-dehors, les méchants et les gentils... Il est d'autant plus essentiel de dissocier les choses que le monde "nouveau", qui n'est fait que des cendres de l'ancien, cherche à les combiner dans un gris uniforme, à parachever son oeuvre de mort.

"Il sortit dans la lumière grise et s'arrêta et il vit l'espace d'un bref instant l'absolue vérité du monde. Le froid tournoyant sans répit autour de la terre intestat. L'implacable obscurité. Les chiens aveugles du soleil dans leur course. L'accablant vide noir de l'univers. Et quelque part deux animaux traqués tremblant comme des renards dans leur refuge. Du temps en sursis et un monde en sursis et des yeux en sursis pour le pleurer." (Page 119 de l'édition de poche "Points" Seuil)

Chaque jour est employé à survivre et chaque nuit, pour le père, à s'inquiéter de la survie de son enfant. La sienne n'importe, c'est de plus en plus visible à mesure que le roman avance, que pour autant qu'elle assure celle du fils. "Peut-être comprenait-il pour la première fois qu'aux yeux du petit il était lui-même un extraterrestre. Un être d'une planète qui n'existait plus. Dont les récits qu'il en faisait étaient suspects." (Page 139)

On ne trouvera pas dans La route une vision originale, insolite, d'un monde post-apocalyptique. Celui dans lequel McCarthy a placé ses personnages est au contraire très proche des visions déjà écrites et filmées ailleurs, dans La peste écarlate de Jack London aussi bien que dans les films à grand spectacle comme Mad Max ou Resident Evil Extinction. Il est aisé aussi de songer à La nuit des morts-vivants, à 28 jours plus tard ou à Le survivant devant les hordes cannibales décrites par l'écrivain, comme d'évoquer The World, the Flesh and the Devil, de Ranald McDougall, en associant solitude et errance dans une grande ville dévastée, comme le font plusieurs pages du roman. Il est clair, très vite, que ni le propos ni l'intérêt de La route ne résident dans cette peinture a minima de l'avenir de l'humanité.

On laissera plutôt parler Cormac McCarthy avant de refermer ce texte :

"Ils continuaient. Marchant sur le monde mort comme des rats tournant sur une roue. Les nuits d'une quiétude de mort et plus mortellement noires. Si froides. Ils parlaient à peine. Il toussait sans cesse et le petit le regardait cracher du sang. Marcher le dos voûté. Sale, en haillons, sans espoir. Il s'arrêtait et s'appuyait contre le caddie et le petit continuait puis s'arrêtait et se retournait et l'homme levait les yeux en pleurant et le voyait là debout sur la route qui le regardait du fond d'on ne sait quel inconcevable avenir, étincelant dans ce désert comme un tabernacle." (Page 241)

Et on rappellera que ce dont nous parle McCarthy n'est pas l'avenir de l'homme mais son présent avant tout.  TLP

1. "Héritier de la Bible et de Shakespeare, de Hawthorne et de Faulkner, archaïque, lyrique et visionnaire, sensible à la beauté du monde, McCarthy est hanté par la violence des hommes et la question du Mal."   Nathalie Crom, Télérama.
Lire la critique complète (de No Country for the Old Men, en fait)


L'aventure de La route se poursuit... au cinéma dans l'adaptation de John Hillcoat avec Viggo Mortensen, Kodi Smit-McPhee et (on en salive d'avance) Robert Duvall dans le rôle d'un Old Man dont on vous laisse tout découvrir en lisant le livre ! Et même si l'on aime bien Charlize Theron, on espère que le réalisateur n'aura pas fait une trop grande place à son personnage, car ce n'est pas l'objet du récit de McCarthy...



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30 juin 2009 2 30 /06 /juin /2009 07:24
Parue dans Télérama n° 2974 - 13 janvier 2007

La suite de notre sélection de romans publiés en janvier. Dans une langue aride, McCarthy fait entendre la voix d’une Amérique sauvage.

La rareté suffisant à créer la valeur, Cormac McCarthy est à tous points de vueun écrivain précieux. Un romancier parcimonieux qui, depuis quarante ans qu’il écrit et publie – Le Gardien du verger est paru en 1965 –, a donné en tout et pour tout neuf ouvrages de fiction. Un auteur qui, sans être habité par le souci d’invisibilité maniaque d’un Salinger ou d’un Pynchon, se veut depuis toujours spectaculairement absent de la scène publique et médiatique, laissant à ses seuls livres le soin de parler pour lui. Tout cela ne suffirait certes pas à faire de McCarthy l’un des auteurs majeurs de la scène américaine contemporaine. Mais il se trouve aussi, et surtout, et avant toute autre occurrence, qu’il a su faire entendre et imposer sa voix : dans Le Gardien du verger, L’Obscurité du dehors (1968), Un enfant de Dieu (1974), l’extraordinaire Suttree (1979), Méridien de sang (1985), puis la Trilogie des confins (1992-1998), celle d’un héritier de la Bible et de Shakespeare, de Hawthorne et de Faulkner, archaïque, lyrique et visionnaire, tenté parfois et de plus en plus par un certain laconisme, sensible à la beauté du monde, hanté par la violence des hommes et la question du Mal. Les motifs demeurent les mêmes, les obsessions exacerbées, dans le présent Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, mais la voix de McCarthy a définitivement changé. La prose est descriptive, lapidaire, aride, dépouillée jusqu’à l’os, et lorsque la phrase tantôt s’allonge, ce n’est pas pour se déployer, élastique et harmonieuse – au contraire, la voici alors qui s’articule sèchement autour d’une succession de « et » prosaïques. Le rythme qui naît de cette austérité formelle, la scansion singulière et toute biblique que fait entendre le texte, l’hyperréalisme minutieux des descriptions ne sont pas pour rien dans le magnétisme puissant qu’exerce ce roman très noir, parabole flagrante d’un monde contemporain débordant de sauvagerie et même de perversité – un monde où le Mal ne le dispute même plus au Bien, savourant son triomphe définitif. Nous sommes dans les années 80, au sud du Texas, dans la zone frontière entre Etats-Unis et Mexique. Parti un matin à l’aube chasser l’antilope sur les rives désertes du Rio Grande, Llewelyn Moss rentre finalement chez lui avec une mallette pleine de dollars, trouvée sur les lieux d’un carnage – des véhicules éventrés, des cadavres criblés de balles. Mais le cadeau du ciel n’est évidemment qu’un piège du destin, une fatalité, une malédiction – voici Moss devenu la proie d’un tueur fanatique, Chigurh, dont le dessein ultime n’est pas tant de récupérer l’argent que de liquider celui qui s’en est emparé. Fuite, fusillades, massacres... Les trois cents pages du roman déclinent sans coup férir, de façon lente, réaliste et violente, la vaine lutte de Llewelyn Moss contre Chigurh, sous le regard impuissant du shériff Al Bell, incarnation patente de l’homme de bonne volonté parfaitement désarmé devant la fatalité du désastre annoncé. Le caractère inéluctable de l’issue promise à Moss, au terme de ce funeste voyage initiatique, peut désarçonner, tout autant que l’absence d’épaisseur psychologique des personnages, leur dimension presque abstraite – comme si McCarthy avait choisi d’évoluer pleinement ici dans le registre de la tragédie, du récit édifiant, bien davantage que dans le romanesque au sens ordinaire du terme. C’est ce même parti pris qui fait la force du livre, lui donne sa valeur parabolique éclatante et captivante. Une qualité plus que méditative, rigoureusement et outrageusement métaphysique. Nathalie Crom   Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Hirsch, éd. de l’Olivier, 296 p., 21 €.

Nathalie Crom

Telerama n° 2974 - 13 janvier 2007
   critique reproduite sur Telerama.fr

 

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