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26 février 2014 3 26 /02 /février /2014 12:22

LA PART MANQUANTE de Christian Bobin

Gallimard, 1989 – Folio, 1994 (n° 2554)

Les citations sont extraites de l’édition Folio

 

Il parle d'enfance, d'âme et de solitude

Bobin - la part manquante 1

On ne rend peut-être pas compte d’un livre de Christian Bobin. On le lit, c’est tout. J’en ai extrait ici quelques phrases, des pensées, des images, qui touchent forcément à la subjectivité, la mienne. Ce ne sont pas celles qu’un autre aurait retenues, parce qu’elles parlent à ce que je suis, qu’elles font écho à mes lectures et à ce que mes lectures font résonner en moi. D’autres pensées, d’autres images, qui ne m’appartiennent pas et que je crois reconnaître dans les mots de Bobin. C’est cela, un écrivain : un esprit qui pense, qui pense sans se soucier de vous, qui pense comme vous pourtant, ce pourquoi on se reconnaît en eux, on s’identifie à eux parfois, puis on les quitte, pour s’écouter toujours davantage en écoutant un autre, encore un autre.

Se contenter de ces extraits n’a pas de sens. Il faut les replacer dans leur contexte, lire le texte entier. Certaines citations, soustraites à ce contexte, ont un sens autre que celui que (peut-être) Bobin leur donne. Elles deviennent miennes, pas forcément vôtres. C’est aussi pourquoi je n’ai pas hésité, parfois, à citer des lignes entières, plutôt qu’une seule phrase ; de toute façon il faut que toi-même tu les lises, que toi-même tu suives le fil de la pensée de Bobin, pas le mien. Parfois, il est difficile de savoir où commencer, où s’arrêter ; parfois j’ai outrepassé les extraits que j’avais retenus à la lecture, parce qu’il fallait aller plus loin, ne pas couper le flux ; et parfois j’ai tranché. A tes risques et périls.

La part manquante est constituée d’une suite de textes qui ne sont pas étrangers les uns aux autres. Tu le verras dans les citations, certaines se répondent, d’un lieu à l’autre du livre. Mais elles sont aussi les échos des autres livres de Bobin, qu’il faudra lire – que je lirai, moi aussi, peut-être, en revenant à Bobin. Quand il m’a semblé que certaines étaient trop liées à leur objet, à leur sujet, pour les en séparer, j’ai indiqué le titre du texte qui les enveloppe. Pour les autres, je les ai laissées affranchies de leur titre, pour les laisser dans une indifférenciation universelle, ou peut-être essentielle. « Allez savoir. »

Ce faisant, au fond, j’ai respecté, je crois, la nature des livres de Bobin. Ce sont des pensées qui peuvent se lire n’importe quand ; on prend un Bobin entre deux lectures. Puis on le repose, pour y revenir, et pour le prolonger plus tard par un autre. On le feuillette, en s’appuyant sur les passages qu’on a marqués plus tôt ; un jour on le relira, et on y marquera sans doute d’autres passages. Ce sont les haltes de la pensée, les instants où le sentiment se reconnaît. Ce sont ces instants d’une lecture, qui ne sont pas ceux d’une autre, que j’ai voulu conserver ici. Pour moi autant que pour toi. Un témoignage d’un moment de ma vie autant que les vestiges d’une lecture.

Ces pensées d’un jour dépassent le cadre du jour, comme celui du livre, comme celui du titre après lequel elles sont rangées dans le livre. On peut d’ailleurs lire ces titres dans le désordre, sans égard pour le travail de l’écrivain qui, peut-être, les a rangés dans un ordre voulu, signifiant. Je crois avoir lu la fin, puis être remonté jusqu’au milieu, avant de reprendre au début, jusqu’au milieu. C’est un choix comme un autre, qu’autorise Bobin, et dont s’insurgerait un autre livre.

On parle ici de neige, d’âme, d’enfance beaucoup, et de lecture. Tout est lié d’ailleurs. Tout touche à l’âme, la blancheur de la page, celle de la neige, le pas de l’ange, la voix, le souffle, les images et les mots que l’écrivain emploie. C’est ce jeu d’échos, de flux et de reflux, de retours qui compose la lecture. J’ai dit tout à l’heure qu’on lisait un Bobin entre deux lectures. Cela ne veut pas dire qu’on le lit en tranches, comme on déguste une clémentine – d’ailleurs, laisseriez-vous traîner votre clémentine avant d’y revenir ? Le Bobin se lit d’une traite, même si c’est dans le désordre. C’est pour cela qu’il a la délicatesse, l’écrivain, de nous offrir des livres courts et déjà découpés en quartiers, pour faciliter notre dégustation. C’est en s’offrant le temps de cette dégustation, un quartier après l’autre mais le livre tout entier, qu’on se laisse pénétrer par les mots, les pensées et les images, et ce jeu de l’écriture, devenu jeu de lecture, est la voix et le mouvement qui parle à l’âme. Rien de mystique aussi – ou si peu. A moins que tout acte de lecture (ne) soit mystique. Lecteur, tu es juge.

Les citations que j’ai retenues sont peut-être celles qui touchent le plus à cet acte : écriture, lecture. Pour moi ce ne sont pas deux, mais un. Ils se touchent et se répondent plus qu’ils ne se complètent (même si je reconnais la grande part de sophisme de l’expression – mieux vaut en rire !). Ce sont celles aussi qui touchent à l’enfance, car il me semble que tout, pas seulement l’écriture, pas seulement la lecture, que tout y ramène. A cette idée exprimée par Bobin que toutes nos attitudes proviennent de l’enfance ; c’est là qu’elles se cristallisent, qu’elles naissent en dehors de la conscience (de la nôtre, de celle qui nous voient grandir peut-être aussi, dans l’amour, la crainte et le secret qui toujours et déjà conditionnent ce que nous serons une fois conscients). De sorte que, parvenu à l’âge adulte, on n’en finit pas de redécouvrir ce territoire où sont tapis les démons, ou ils s’égaillent, dans un grand rire, car les démons ne sont pas tous malins. Et l’on rêve de retourner dans ce pays (Peter Pan, tu n’es jamais loin, ah ! M. Barrie !), maintenant pourvu de la conscience, et de retrouver les sensations qu’on y a éprouvées avant de les comprendre. Plus qu’une nostalgie, une construction de soi, une découverte. La vie se découpe en actes ; celui des émotions premières précède celui de la conscience, qui cherche à retrouver la pureté perdue. Le serpent se mord la queue – certains en font un drame, d’autres une tragédie, d’autres préfèrent en rire d’un rire qui n’est peut-être pas si franc, un cousin de la peur, ou son ombre peut-être.

De Bobin je n’ai pas d’idée informée. Au fond je ne le connaissais pas avant de le voir sur un écran, et de l’entendre. Sa parole est celle d’un poète, il est un invité qui n’appartient pas au lieu ni au moment, dont les mots font toucher un monde intérieur qui continue de s’épancher dans les livres. C’est ce monde intérieur qui est attirant. Parce qu’il semble réaliser ce dont rêvent ceux qui le lisent : une vie de lecture, d’écriture et de rapport direct au monde, aux choses comme aux sensations, aux émotions qu’elles suscitent et à l’écoute desquelles se met l’écrivain. Lisant Bobin, on retrouve une révolte naïve, celle dont il parle dans La part manquante, la révolte face au temps contraint, au travail qui est perte de soi, di-gression insupportable si l’on suit trop la « pente » Bobine. Le livre permet de s’avouer cette perte, de se retrouver le temps d’une lecture. A chacun ensuite de choisir le retour qu’il veut, ou qu’il peut : ici, ou là-bas.

Cette révolte est aussi celle d’un Thomas Bernhard, avec moins de violence. Non que la violence soit absente de Bobin, il l’écrit lui-même ; elle est dans ses mots, elle est près de lui, comme un enfant, mais elle s’exprime avec une sorte d’évidence qui est calme assumé, désir d’accord et non de rupture. Bobin cherche cet accord, tandis que Bernhard expose volontiers sa violence. Mais le sentiment d’aliénation produit par le travail est le même, qui conduit à l’écriture, à la lecture, dans la conscience très forte, et constante, qu’accepter l’emploi contraint du temps est renoncer à soi-même.

C’est cette pureté que porte La part manquante. Elle n’est pas naïve, cependant, elle n’est pas ingénue. C’est une pureté solitaire, extraite de la souffrance, y compris de la souffrance d’amour qui suppose elle aussi une contrainte, une perte de soi, à laquelle l’écrivain ne se résout pas.

Assez parlé. Nunc est legendum – il faut lire maintenant.

Thierry LE PEUT

*

*    *

C’est le contraire de ce qu’on dit qui est le vrai. C’est toujours ce qui est tu, qui est le vrai. (p. 12)

 

L’homme ignore ce qui se passe. C’est même sa fonction, à l’homme, de ne rien voir de l’invisible. Ceux parmi les hommes qui voient quand même, ils en deviennent un peu étranges. Mystiques, poètes ou bien rien. Etranges. Déchus de leur condition. Ils deviennent comme des femmes : voués à l’amour infini. (p. 13)

 

On a un âge. On a un nom. On a une vie qui vous attend. Elle n’est pas faite pour vous, elle n’est faite pour personne. Elle vous attend. A huit ans on devine très bien ces choses-là, et qu’il faudra choisir. Choisir Dieu ou le vide, le travail ou le chômage, le désespoir ou l’ennui, choisir. Seulement voilà, on a trouvé autre chose, on a trouvé les livres, avec les livres on ne choisit plus, on reçoit tout. La lecture c’est la vie sans contraire, c’est la vie épargnée. On lit sous les draps, on lit sous le jour, c’est comme une résistance, une lecture clandestine, une lecture de plein vent. (p. 22)

 

On lit avec ce qu’on est. On lit ce qu’on est. Lire c’est s’apprendre soi-même à la maternelle du sang, c’est apprendre qui l’on est d’une connaissance inoubliable, par soi seul inventée. (p. 23)

 

Ce qu’on apprend dans les livres, c’est-à-dire « je vous aime ». Il faut d’abord dire « je ». C’est difficile, c’est comme se perdre dans la forêt, loin des chemins, c’est comme sortir de maladie, de la maladie des vies impersonnelles, des vies tuées. Ensuite il faut dire « vous ». La souffrance peut aider – la souffrance d’un bonheur, la jalousie, le froid, la candeur d’une saison sur la vitre du sang. Tout peut aider en un sens à dire « vous », tout ce qui manque et qui est là, sous les yeux, dans l’absence abondante. Enfin il faut dire « aime ». C’est vers la fin des temps déjà, cela ne peut être dit qu’à condition de ne pas l’être. La dernière lettre est muette, elle s’efface dans le souffle, elle s’en va comme l’air bleu sur la page, dans la gorge. « Je vous aime. » Sujet, verbe, complément. Ce qu’on apprend dans les livres, c’est la grammaire du silence, la leçon de lumière. Il faut du temps pour apprendre. Il faut tellement de temps pour s’atteindre. On va à l’aventure. On prend un livre dans ses bras, puis on le quitte, on va vers le suivant. (p. 24)

 

Ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit. C’est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour. (p. 26)

 

L’enfance fait comme un courant profond dans la rivière du jour. Vous y revenez souvent, comme on revient chez soi après beaucoup d’absence. (p. 29)

 

L’émerveillement n’est pas l’oubli de la mort, mais la capacité de la contempler comme tout le reste, comme l’amer et le sombre : dans la brûlure d’une première fois, dans la fraîcheur d’une connaissance sans précédent. (p. 31)

 

(…) le travail c’est d’être où l’on n’a pas choisi d’être, où l’on est contraint de demeurer – loin de soi et de tout. (p. 33)

 

Le futur n’existe pas dans l’enfance. Il n’y a ni passé ni futur dans la vie. Il n’y a que du présent, qu’une hémorragie éternelle de présent. (p. 34)

 

Le livre, on le découvre peu à peu. On le traîne avec soi depuis trois ans, on ne l’a pas terminé. On l’emmène en vacances, on l’ouvre au ciel d’été, de préférence. Comme si, pour le lire, il fallait retrouver une grandeur qui ne montre dans aucun emploi contraint du temps. Comme si, pour le lire, il fallait retrouver une pureté que jamais on n’aura, sinon dans la nostalgie qui vous en vient, au long des soirs d’été. (p. 41)

 

L’abondance des choses empêche de voir. La rumeur des pensées empêche d’entendre. (p. 42)

 

Il est bon d’être aimé. C’est comme atteindre ces îles si vertes que l’on désespérait d’un jour y aborder : les yeux et la pensée d’un autre. (p. 44)

 

Celui qui ne dort jamais (p. 45-52) :

 

C’est le genre d’homme qui peut tout faire, n’étant personne. (p. 47)

 

Le monde industriel c’est le monde tout entier, une fable noire pour enfants, une mauvaise insomnie dans le jour. La présence de l’argent y est considérable, autant que celle de Dieu dans les sociétés primitives. Elle irradie de la même façon. Elle gouverne le mouvement des pensées comme celui des visages. (p. 49)

 

Ils sont là comme des éboueurs de l’argent, comme des esclaves d’un nouveau genre, des esclaves millionnaires. Ils ordonnent, ils décident, ils tranchent. Ils parlent beaucoup. La parole est leur matière première. Ils parlent beaucoup mais ce n’est jamais une parole personnelle. Ils parlent suivant ce qu’ils font, suivant une idée générale de ce qu’il y a à faire dans la vie, une idée apprise. Ce sont les hommes du sérieux, les hommes sans ombre. L’éclat de l’argent égalise leurs traits. On dirait le même homme à chaque fois, la même absence hautaine, la même ruine de toute aventure personnelle, singulière. (p. 49-50)

 

Celui commande aux autres se met en position de Dieu. Celui qui commande et rit de ses commandements se met en position de diable. C’est un diable sans noirceur, un diable enfantin. (p. 51)

 

On apprend à voir comme on apprend à marcher après une longue maladie : pas après pas, songe après songe. (p. 55-56)

 

Ce fouillis des chambres d’enfants, vous le retrouvez dans la chambre d’écriture. (p. 59)

 

Il n’y a de connaissance que de ce qui meurt. Il n’y a de lumière que dans le noir. (p. 67)

 

Il y a la neige, il y a la voix. La neige descend du grand ciel lumineux de l’enfance. La voix fleurit sur les arbres du souffle. Dans le chant elle s’envole. Elle va dormir un temps auprès de Dieu. Elle redescend l’instant d’après, toute blanche et douce. Flux de la neige sous les ondes de la voix. Vagues de la voix sur les neiges du souffle. Nos attitudes devant la vie sont apprises durant l’enfance, et nous écoutons le chant des lumières comme un nouveau-né entend un bruit de source dans son cœur. Nos attitudes devant l’amour sont enracinées dans l’enfance indéracinable, et nous attendons un amour éternel comme un enfant espère la neige qui ne vient pas, qui peut venir. (p. 75-76)

 

Il y a des moments comme ça, on voit ce que c’est, le désir : la volonté exténuante de prendre, de jouir, de vaincre. (p. 80)

 

Il y a un creux sous votre nom. Il y a un trou dans le ciel. On a inventé le travail pour n’y plus songer. On a inventé le travail et le manège des chevaux de bois pour s’éloigner en vain de la place vide, au centre du centre, au cœur du cœur. (p. 89)

 

Vous connaissez cette tentation. Souvent vous connaissez cette envie de sortir du jeu, pour aller voir la lumière blanche dans le ciel large. Ce désir d’aller contre vos intérêts immédiats de travail ou d’amour, au nom d’un intérêt plus grand peut-être, ou bien au nom de rien. Allez savoir. (p. 89-90)

 

Le temps s’abîme dans un travail, dans des vacances, dans une histoire. Le temps s’abîme dans tous les emplois qu’on en peut faire. Peut-être écrire, c’est différent. C’est très près de perdre du temps, écrire, et ça prend tout le temps.

 

L’écrivain (p. 93-99) :

 

Il parle doucement. Il a cette courtoisie des contemplatifs, cette douceur farouche de ceux qui n’en ont jamais fait qu’à leur guise, que suivant une pensée d’eux-mêmes dans leurs jours, une pensée non apprise, solitaire. Sa violence est endormie dans sa voix. Elle remue légèrement sous les mots. (p. 96)

 

C’est quoi, réussir sa vie, sinon cela, cet entêtement d’une enfance, cette fidélité simple : ne jamais aller plus loin que ce qui vous enchante à ce jour, à cette heure. Emprunter ce chemin qu’on ne suit qu’à s’y perdre. (p. 97)

 

L’écrivain, c’est celui qui ne gagne aucune place – pas même la dernière. Celui qui se tient comme ça, debout, dans un rang de chaises vides. (p. 97)

 

L’écrivain c’est l’état indifférencié de la personne, la nudité indifférente de l’âme. De l’âme comme regard. De l’âme comme absence. Celui qui écrit s’en va plus loin que soi. (p. 98)

 

Ecrire c’est faire retentir sur la neige chaque pas de l’ange. (p. 99)

 

 

 

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27 décembre 2013 5 27 /12 /décembre /2013 19:01

QUINZE JOURS DANS LE DESERT d'Alexis de Tocqueville

Folio 

 

TOCQUEVILLE - 15 jours dans le désertTocqueville dans les confins américains

Avec la naïveté de ceux qui viennent après, on s’imagine parfois que nos ancêtres ne percevaient pas leur propre réalité avec l’acuité que procure la distance. C’est peut-être pour cela que la quatrième de couverture de la petite édition Folio de Quinze jours dans le désert parle de la « contemporanéité saisissante » du texte d’Alexis de Tocqueville. Comme s’il était surprenant qu’un homme du siècle porte sur l’Amérique qu’il voyait le même regard que celui que nous dirigeons aujourd’hui sur elle, à près de deux cents ans de distance. Surprenant ou pas, c’est bien le sentiment que l’on retire de ces Quinze jours dans le désert. Parti avec un ami à la découverte des confins de la civilisation américaine encore en gestation, Tocqueville, alors âgé d’une trentaine d’années, partage avec ses lecteurs les impressions que fait naître en lui ce voyage. Il livre son regard sur les Américains mais aussi sur les Indiens, et sur la nature vierge qu’il traverse à la rencontre de ces hommes ; sur les êtres comme sur la nature, il porte le même regard mélancolique, celui d’un homme qui sait qu’Indiens et nature inviolée vont bientôt disparaître. « Ce ne sont point là les prévisions plus ou moins hasardées de la sagesse », écrit-il au terme de l’ouvrage. « Ce sont des faits aussi certains que s’ils étaient accomplis. Dans peu d’années ces forêts impénétrables seront tombées. Le bruit de la civilisation et de l’industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira… Des quais emprisonneront ses rives, ses eaux qui coulent aujourd’hui ignorées et tranquilles au milieu d’un désert sans nom seront refoulées dans leur cours par la proue des vaisseaux. » « C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donnent suivant nous aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. », écrit encore l’observateur lucide. « On les voit avec un plaisir mélancolique, on se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triomphante de la civilisation fait naître. On se sent fier d’être homme et l’on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu nous a accordé sur la nature. » A la lecture de ces lignes résonnent en écho les mots écrits quelques pages plus haut à l’évocation de la forêt vierge : « La vie et la mort sont ici comme en présence, elles semblent avoir voulu mêler et confondre leurs œuvres. »

Tocqueville se voit comme l’un des derniers observateurs de ce monde promis à la destruction et bientôt remplacé par une autre réalité, « triomphante », dit-il, mais frappée d’amertume. Ainsi avance la civilisation, détruisant sur sa route des beautés qu’elle regarde à peine ; le livre de Tocqueville apparaît alors comme un chant funèbre, un hommage au monde condamné et pourtant si vivace encore, autant qu’une célébration lucide et mélancolique de la civilisation. On sent chez le narrateur le sentiment de l’urgence et la détermination à contempler les confins de l’Amérique ; parti les contempler, il en rapporte des tableaux qu’il lègue à la postérité, comme d’autres rapporteront des photographies. Il témoigne ainsi d’un monde que très peu auront vu, avant qu’il ne soit emporté. Ce n’est pas le goût de l’aventure qui guide le jeune homme, ce n’est pas l’envie de rompre avec l’ancien monde et de se faire une place au sein du nouveau ; Tocqueville reste un Européen, fermement attaché à son univers, un voyageur venu pour voir, prêt pour cela à braver quelques dangers, mais déterminé à revenir. Aussi son émotion, pour sincère qu’elle soit, n’est-elle pas teintée de désespoir mais simplement de tristesse ; réflexion sur la marche du monde, dont on perçoit les cruautés sans pour autant la condamner, ou s’y opposer. Tocqueville se fait témoin mais accepte et participe lui-même à la marche de la civilisation.

La sensibilité romantique apparaît dans sa description de la forêt vierge qu’il traverse. Devant le spectacle d’une nature indépendante de l’homme, où les arbres naissent et meurent au rythme de la nature seule, sans aucune intervention humaine, l’auteur est pris d’une sorte de « terreur religieuse ». Dieu bien sûr est invoqué dans ce moment de pure contemplation, pour occuper l’espace laissé vacant par l’homme, et la nuit, comme on s’y attend, amène son cortège d’ombres fantastiques, qui témoignent de la nécessité d’humaniser ce qui échappe à l’échelle humaine. L’observateur peuple le vide en recourant aux deux notions que l’homme a conçues pour cela : la religion et le surnaturel.

Tocqueville décrit les Indiens comme il décrit le paysage : en savant venu collecter des observations pour confirmer une idée préconçue ou former son jugement. Sa première rencontre avec les Indiens est marquée par la déception, car il voit d’abord des spécimens dégénérés, des Indiens réduits déjà à l’état de débris humains par la civilisation, à laquelle ils ne s’adaptent pas. Ni leur allure, ni leur couleur de peau, ni leur comportement ne s’accordent avec l’image qu’il en avait. Et le jeune voyageur de prévenir la déception de ses lecteurs, en conteur très conscient de ses effets : « On aurait tort toutefois de vouloir juger la race indienne sur cet échantillon informe, ce rejeton égaré d’un arbre sauvage qui a crû dans la boue de nos villes. Ce serait renouveler l’erreur que nous commîmes nous-mêmes et que nous eûmes l’occasion de reconnaître plus tard. » Il lui faut s’avancer dans la nature vierge pour y trouver d’autres spécimens à observer. Ce seront, notamment, deux jeunes Indiens qui le guideront, avec son compagnon, à travers la forêt vierge, vers l’ultime établissement humain, du côté canadien. Durant leur périple, Tocqueville pourra les observer à loisir, dans leur « habitat naturel » et sans qu’ils paraissent même avoir conscience d’être regardés, circonstance précieuse pour l’observateur avide de naturel.

Tocqueville croque aussi les Européens et les Américains. En bon candide, il fait partager à son lecteur sa surprise devant une silhouette indienne qui soudain lui parle en français de Normandie, ou ses réflexions sur l’esprit américain qu’il identifie chez les véritables pionniers. Parvenu aux confins, il consacre plusieurs pages à établir les caractères des différents spécimens qui, établis là dans l’attente que la civilisation les rejoigne, forment déjà un avant-goût du melting pot que sera la nation américaine. « Ainsi donc dans ce coin de terre ignoré du monde la main de Dieu avait déjà jeté les semences de nations diverses » - la métaphore naturaliste revient plusieurs fois sous la plume de l’observateur, qui voit dans cet établissement reculé un « germe naissant confié au désert et que le désert doit féconder » - « déjà plusieurs races différentes, plusieurs peuples distincts se trouvent ici en présence. » Ce que note Tocqueville à cet instant, c’est le paradoxe entre la cohabitation de ces peuples différents et leur impossible conciliation : « Leurs besoins sont communs ; ils ont à lutter ensemble contre les bêtes de la forêt, la faim, l’inclémence des saisons. Ils sont trente à peine au milieu d’un désert où tout se refuse à leurs efforts et ils ne jettent les uns sur les autres que des regards de haine et de soupçon. La couleur de la peau, la pauvreté ou l’aisance, l’ignorance ou les lumières ont déjà établi parmi eux des classifications indestructibles ; des préjugés nationaux, des préjugés d’éducationet de naissance les divisent et les isolent. » Le jeune Européen tord ici le cou à une vision idéaliste du Nouveau Monde, où chacun trouverait matière à se réaliser sans souffrir des distinctions de l’ancien monde. Rien de moins vrai selon les observations de Tocqueville, qui décrit sans complaisance l’âpreté du gain et l’esprit pratique et étroit des pionniers américains.

Deux conceptions du monde et de l’existence se font face sous la plume de Tocqueville. Celle des civilisés, prêts à subir toutes les duretés d’une existence rude et ingrate au nom de la croyance en l’enrichissement à venir, seul objet de leurs sacrifices ; et celle des Indiens, qui les regardent avec un mélange d’incompréhension et de mépris, ne convoitant guère que leurs armes, résistant à leur mode de vie depuis déjà deux siècles. Les Indiens, disent les pionniers, ne peuvent pas se civiliser ; la civilisation les tue, dit même l’un d’entre eux, ce que confirment les observations de l’Européen. Et cette mort programmée, les pionniers la contemplent sans compassion, sans remords : si Dieu n’a pas donné aux Indiens la capacité de se civiliser, c’est qu’il les a destinés dès le départ à l’extinction : une « destruction inévitable ». « Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses », consigne Tocqueville dans ses cahiers, citant un pionnier. Ainsi est résumée la bonne conscience qui accompagne la civilisation ; et Tocqueville de noter, toujours avec la même « contemporanéité saisissante » : « Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va au temple où il entend un ministre de l’Evangile lui répéter que les hommes sont frères et que l’Etre éternel qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir. »

Les Indiens de Tocqueville ne sont pas ces guerriers farouches et terribles qui seront stigmatisés dans les westerns du premier âge. Certes, ils font peur, surtout lorsque le jeune voyageur et son compagnon se retrouvent livrés à leur bon vouloir insondable – la barrière de la langue dresse entre eux un mur infranchissable – dans la forêt vierge qu’ils doivent traverser. Et Tocqueville de noter à la ceinture du jeune guide de dix-huit ans « un couteau long et acéré à l’aide duquel les sauvages enlèvent la chevelure du vaincu » (sans préciser que cette coutume barbare leur fut enseignée par les Européens). Mais ils apparaissent surtout irrémédiablement séparés des civilisés par leur mode de vie, qui les condamne à la destruction. Trop grande est la dynamique de la civilisation, à laquelle les Indiens opposent leur absence d’ambition de se rendre maîtres de la nature. Secrets, agiles, indifférents aux besoins que la civilisation fait naître artificiellement, les Indiens sont condamnés parce qu’ils n’ont aucun désir de dominer. Ils ne peuvent qu’être détruits parce qu’ils n’ont pas conscience qu’un ogre dévore leur pays, et ne sera satisfait qu’après les avoir dévorés eux-mêmes. La civilisation assimile ou détruit. Elle s’empare du territoire et change irréversiblement ses habitants, ou les tue.

On est saisi par la justesse du trait de Tocqueville, que l’on retrouve à peine modifié dans les contes modernes de la civilisation en marche, jusqu’aux récits d’invasion extraterrestre où l’on voit des créatures étrangères assimiler notre planète en l’adaptant à leurs besoins. Témoins ces lignes où Tocqueville évoque la différence de situation des Européens et des Indiens au cœur de la forêt vierge : « Là en effet l’échelle était renversée ; plongé dans une obscurité profonde, réduit à ses propres forces, l’homme civilisé marchait en aveugle, incapable non seulement de se guider dans le labyrinthe qu’il parcourait, mais même d’y trouver les moyens de soutenir sa vie. C’est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage ; pour lui la forêt n’avait point de voile, il s’y trouvait comme dans sa patrie ; il y marchait la tête haute guidé par un instinct plus sûr que la boussole du navigateur. » Ainsi l’Européen et son rejeton l’Américain ont-ils entrepris de transformer le monde à leur image, pour pouvoir l’habiter. D’aveugles, ils deviendront voyants ; et, faisant disparaître le monde tel qu’il est, adapté aux Indiens, ils feront disparaître du même coup ces derniers. On ne peut mieux décrire le phénomène qui, durant des siècles, a caractérisé l’expansion de la civilisation, nous ramenant aux lignes que nous citions au début de cet article.

Conscient de cette évolution, se sachant lui-même à l’avant-garde des événements qui ne manqueront pas de se produire très rapidement, Tocqueville donne à son texte un sens prémonitoire. Il achève ainsi le récit de son voyage sur l’évocation d’un orage, qui arrache au monde condamné des gémissements qui semblent terrifier un Indien, comme s’il en pressentait le symbolisme terrible, et sur le souvenir de la révolution de 1830, qui inspire au narrateur une vision ultime, issue du passé, mais annonciatrice aussi des douleurs à venir.

Thierry LE PEUT

 

 

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27 décembre 2013 5 27 /12 /décembre /2013 18:46

L'ALCOOL ET LA NOSTALGIE de Mathias Enard

Editions Inculte, 2011 - Babel, 2012

 

Mathias ENARD - L'alcool et la nostalgieRussie rêvée, vie rêvée

Dans L’alcool et la nostalgie, Mathias Enard écrit à la première personne, celle d’un narrateur prénommé Mathias. Adaptation « plus ou moins fidèle », nous dit-on en préambule, « d’une fiction radiophonique de 100 minutes écrite dans le Transsibérien entre Moscou et Novossibirsk », ce petit livre, écrit donc sur le ton d’un monologue intérieur, emprunte son titre à une citation de Tchekhov reproduite en exergue : « Vous exagérez, cher monsieur. Et même, vous vous trompez. Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez rien. Cette fameuse âme russe n’existe pas. Les seules choses tangibles en sont l’alcool, la nostalgie et le goût pour les courses de chevaux. Rien de plus, je vous l’assure. » (A. Tchekhov, La Poste de Tver). Ainsi ce court roman est-il une sorte de rêverie mélancolique sur la Russie, entre souvenirs de moments vécus dans ce pays par le narrateur et souvenirs littéraires, invoquant tour à tour Dostoïevski et Pouchkine, Axionov et Gorki, Gogol et Lénine. Le narrateur s’adresse à un ami mort, Vladimir, dont il accompagne le corps de Moscou à Novossibirsk, la ville natale du défunt, et le roman invoque aussi la voix de son amie Jeanne, qui ferme d’ailleurs le livre.

La situation de l’écrivain – écrivant sa fiction dans le Transsibérien – croise celle du narrateur, dont le monologue scande le voyage dans ce même train. Très belle, la photo de couverture de l’édition Babel illustre magnifiquement la tonalité mélancolique du roman, entre douleur très réelle et rêverie poétique, où le désir d’écrire contrarié du narrateur s’inscrit, comme le sentiment de perte consécutif à la mort de son ami, et celui né d’un amour également contrarié, voire d’un double amour qui ne se dit pas, sur la blancheur glacée des différentes villes traversées. Nijni Novgorod, Perm, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg, Novossibirsk : les noms ponctuent les étapes du voyage, qui, davantage qu’une description des lieux réels, se décline en souvenirs. Le mouvement de la pensée du narrateur s’inscrit dans celui du train ; le voyage est d’abord intérieur et conduit le narrateur vers un choix qui s’impose à la fois comme la répétition et la conséquence de la mort de Vladimir.

Au cœur de cette rêverie mélancolique, il y a en fait un triple sentiment de perte. Celui de l’ami, celui de l’amante – Jeanne, qui a quitté la France où elle vivait avec Mathias pour la Russie où elle a rencontré Vladimir, tous trois ont un temps formé un triangle amoureux où les deux hommes étaient les amis-rivaux se disputant les faveurs de la jeune femme -, celui de soi-même. Mathias se débat avec son désir d’écrire, ou son rêve d’être écrivain. Le passé qu’il décrit est celui d’une post-adolescence où l’impuissance se dissimule derrière la prise de psychotropes, censés aider l’éclosion de la création, mais compagnons en fait d’une errance où l’incapacité d’écrire rejoint l’incapacité de grandir. Comme son rapport à l’écriture, le rapport du narrateur à ses amis Vladimir et Jeanne est conté sur le mode du désir inassouvi, et incompris. Il existe un « mystère » dans ce triangle amoureux, que révèle la voix de Jeanne au terme du « voyage ». Un mystère qui ne « révèle » rien, au sens strict, mais qui souligne à quel point le narrateur et ses amis sont, tous les trois, passés à côté de leur amour.

La forme du monologue est significative de cet inachèvement. Elle marque le repli du narrateur sur lui-même, son incapacité à suivre la voie du désir et à s’ouvrir à ce(ux) qui l’entoure. Aussi n’est-ce pas tant le paysage réel qui défile en même temps que les noms de villes, qu’un paysage intérieur où le narrateur projette en fait ses émotions. En accompagnant le corps du défunt, Mathias fuit, aussi, les retrouvailles avec Jeanne, bien vivante, encore. Et en accompagnant le corps du défunt, Mathias fuit, aussi, les retrouvailles avec Jeanne, bien vivante, encore. Et la dédicace du roman, « A Jeanne, où qu’elle soit », résonne dans l’esprit du lecteur à mesure qu’il épouse la rêverie de Mathias, comme une incertitude sur le devenir des personnages. Mais ce n’est pas tant la localisation de Jeanne qui fait problème, que celle du narrateur. « On voyage toujours avec des morts », dit celui-ci (page 23), songeant à Vladimir, bien sûr, mais aussi aux esprits qu’il transporte avec lui, ceux des figures du passé qui ont vécu et péri dans le décor traversé par le train, et plus encore à la galerie de fantômes que composent les personnages mêmes du roman.

La littérature est l’autre compagne du narrateur, objet de désir et elle-même génératrice de fantômes. Mathias parle d’ « une liberté qu’en réalité je n’avais jamais connue, à part dans les livres, dans les livres qui sont bien plus dangereux pour un adolescent que les armes, puisqu’ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler, Kerouac, Cendrars ou Conrad me donnaient envie d’un infini départ, d’amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour nous y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n’avions plus de révolution, il nous restait l’illusion du voyage, de l’écriture et de la drogue. » (page 36) Le Mathias contemporain de la lecture, ce narrateur dont on suit la rêverie, n’a pas résolu cette dichotomie entre l’aspiration et le réel ; son voyage en compagnie d’un mort, en compagnie de tous ses morts, est une autre déclinaison de ces drogues dans lesquelles il a cherché, en vain, la clé de la création : « maintenant je préfère me laisser aller à la drogue douce du souvenir, bercé par les errances de ce train » (page 41), et cette phrase conduit à un autre souvenir littéraire, un cri d’un personnage de Thomas Bernhard, qui ramène le narrateur à sa propre impuissance créatrice : « j’avais vingt ans quand j’ai lu ce livre Vlad, vingt ans et j’ai été pris d’une énergie extraordinaire, d’une énergie fulgurante qui a explosé dans une étoile de tristesse, parce que j’ai su que je n’arriverais jamais à écrire comme cela, je n’étais pas assez fou, ou pas assez ivre, ou pas assez drogué, alors j’ai cherché dans tout cela, dans la folie, dans l’alcool, dans les stupéfiants, plus tard dans la Russie qui est une drogue et un alcool j’ai cherché la violence qui manquait à mes mots Vlad, dans notre amitié démesurée, dans mes sentiments pour Jeanne (…) » (page 42). Le souvenir, la littérature, l’impuissance, le désir, l’amour, l’amitié, la drogue, l’ivresse – c’est dans cette tempête de sentiments que se déploie le monologue de Mathias, avec la mort pour compagne, la mort de tout cela et le désir inassouvi, d’aimer, d’écrire, de vivre, de combler le fossé entre la réalité et l’aspiration. L’évocation de la révolution russe s’inscrit dans cette thématique de l’aspiration, elle nourrit la mélancolie de la rêverie, la douleur de l’échec et de la perte.

Au terme du voyage attend le sentiment d’être passé à côté, de n’avoir pas su saisir ce qui s’offrait, mais aussi un sentiment d’absurde, né de l’inadéquation des rêves avec le vivant. Au fond, comme tant d’artistes, ou tant de vivants, Mathias rêve d’absolu et se montre incapable de l’atteindre parce que cet absolu même est une imposture. Au lieu de saisir dans sa vie ce qui est propice à l’écriture, de se trouver lui-même, Mathias se perd dans le doute, il manque d’assurance devant ses aînés littéraires comme il manque d’assurance devant l’autre homme de la vie de Jeanne. Ce qu’il ne parvient pas à faire, c’est s’affranchir du cadre étroit de ses modèles. Le drame, dans L’alcool et la nostalgie, est que cette incapacité est partagée par les trois amis. La mort plutôt que l’amour. La mort malgré l’amour. Et l’impuissance comme dénominateur commun. Si la voix de Jeanne est la dernière à se faire entendre, c’est qu’elle apparaît comme l’élément le plus pur de ce triangle, abandonnée par les deux hommes qui n’ont pas su l’aimer parce que l’un et l’autre n’ont pas su reconnaître la vérité de ce qu’ils avaient, de ce qu’ils étaient.

Le roman de Mathias Enard se déploie ainsi comme un chant funèbre, un chant d’absence sur fond de personnages et de paysages fantomatiques. C’est un livre qui se lit d’une seule traite, comme un voyage à la fois limpide et complexe entre souvenir et désir, une ode paradoxale à la vie par un aspirant écrivain qui souffre de ne pouvoir la saisir, cette vie que, pourtant, on sent présente autour de lui. Un chant d’amour entonné par une sorte de mort vivant, d’étranger à la vie, passager d’un train dont la destination est à la fois géographique et personnelle, comme le voyage dans une Russie imaginaire que raconte L’alcool et la nostalgie.

Thierry LE PEUT

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13 mars 2013 3 13 /03 /mars /2013 20:43

POUR SEUL CORTEGE de Laurent Gaudé

Actes Sud, 2012

 

Pour échapper à l'Histoire

Gaudé - Pour-seul-cortegeRestant fidèle à sa « marque », qui est celle du roman en voix partagées, Laurent Gaudé porte sa plume vers Alexandre le Grand. En dramaturge, il concentre son récit autour d’une « crise », la mort du conquérant. Sur fond de guerre des diadoques (les héritiers d’Alexandre, qui se déchirent pour son empire dès la fin de sa vie), Pour seul cortège suit la trajectoire de plusieurs personnages qui accomplissent leur destin autour du corps du conquérant. Le partage n’est pas seulement celui du « royaume » d’Alexandre, c’est aussi celui du corps lui-même ; et puisque ce corps ne peut être partagé, l’enjeu est sa possession, dès lors que Ptolémée, l’un des héritiers, comprend que celui qui se rendra maître du corps d’Alexandre aura remporté une plus sûre victoire que celui qui réunira la plus grande armée.

 

Pour seul cortège alterne des paragraphes plus ou moins courts qui livrent les points de vue – le plus souvent à la troisième personne mais parfois à la première et à la deuxième, certaines voix s’adressant aux autres personnages – d’Alexandre, de Drypteis, d’Ericléops, de Tarkilias, de Ptolémée et de quelques autres encore. Comme le roman fait de la mort un enjeu et repose sur la notion de legs, du souvenir que l’on garde des disparus et d’Alexandre en premier lieu, la mort ne signifie pas l’extinction d’une voix. Même dans la mort, la voix d’Alexandre continue de se faire entendre, et conditionne la trajectoire de ceux qui lui survivent. Il s’adresse à Ptolémée, tout plein de la honte d’avoir trahi son ami tout juste mort en se lançant dans la guerre, il s’adresse à Tarkilias, lieutenant de Ptolémée, qui fuit la guerre pour accomplir un autre destin, et surtout il s’adresse à Dryptéis, l’une des filles du roi Darius, sœur de Roxane et de Stateira, dont le destin apparaît lié au sien.

 

Dryptéis, arrachée à l’asile d’un temple suspendu, où elle avait choisi d’échapper au monde, de se soustraire au temps, à l’Histoire, est conduite dans les ruines de Persépolis détruite par Alexandre puis à Babylone où se meurt le conquérant. Dans la première ville, elle doit retrouver sa grand-mère Sisygambis, qu’Alexandre a réclamée dans la seconde. Là, elle est emportée malgré elle dans le tumulte de l’Histoire, lorsqu’Alexandre à peine mort la guerre déjà s’éveille. Le mécanisme de la tragédie est, encore, celui que met en scène Gaudé. Car très vite Dryptéis voit la mort prendre son tribut autour d’elle, et comprend que sa propre trajectoire ne peut s’achever que dans la mort. L’espoir, pourtant, vient disputer le récit à l’implacable tragique, sous une forme qui fait entrer le fantastique dans le récit.

 

L’un des objets de Pour seul cortège est le temps. Un autre est le silence. Les deux, en vérité, sont liés. Pour se soustraire au temps, échapper à l’Histoire qui a tué son père, détruit sa ville, et qui continue de prélever des vies humaines, Dryptéis a trouvé refuge dans un temple suspendu ; le temps, pourtant, ne peut être suspendu. Et le mouvement du roman épouse celui de la marche, celle des cavaliers qui s’approchent du temple, d’abord, pour y quérir Dryptéis ; celle de cette dernière en route vers Babylone, ensuite ; celle, plus tard, des pleureuses qui escortent la dépouille du conquérant à travers tout l’Empire pour le ramener en Macédoine ; puis celle de Dryptéis, seule, devenue gardienne du corps tant convoité, jusqu’à Ptolémée d’abord, vers l’ouest et l’Egypte, vers l’est ensuite, puis vers le temple auquel elle fut arrachée, et vers son destin enfin. Mais la marche, aussi, de Tarkilias en guerre contre les adversaires de Ptolémée, au premier rang desquels se tient Perdiccas, puis en quête de son propre destin. Comme le temps, comme l’Histoire, les personnages jamais ne s’arrêtent. Et l’arrêt ne peut signifier que la mort. C’est d’ailleurs au milieu d’une danse qu’Alexandre soudain s’effondre, terrassé par un mal inconnu, avant d’être porté dans son palais ; et durant ce voyage, court, il désire ne jamais s’arrêter, car il sait que l’immobilité qui l’attend en son palais est un prélude à la mort.

 

Le silence est partout dans le roman. Car l’objet n’en est pas la guerre. Même au plus fort des combats, c’est encore le silence que recherchent les personnages, celui, désiré, de la fin des hostilités, ou celui, pressenti, de la mort. Le silence et le temps suspendu vont ensemble. Mais le silence environne les personnages alors même que l’Histoire les entraîne, les bouscule, les pousse vers leur destin. Si Dryptéis recherche le silence pour elle-même, elle y voit aussi l’unique espoir de salut pour son fils, mis au monde dans le plus grand secret. Hier mariée à Héphaistion, l’un des compagnons d’Alexandre, Dryptéis s’en est allée après la mort de ce dernier ; elle a été fécondée par un berger dont elle ne reconnaîtrait plus le visage, pense-t-elle, et un fils lui est né, dont elle tu l’existence. Avant que de pénétrer dans Babylone, elle a chargé une servante de donner ce bébé à des bergers. La servante emportera avec elle ce secret et Dryptéis comprendra que l’enfant ne survivra qu’en restant ignoré, et en ignorant lui-même sa véritable identité. Petit-fils du grand roi de Perse, il est promis à la mort. Berger anonyme, il vivra loin de l’Histoire, à l’abri de sa soif de morts.

 

Comme si souvent chez Gaudé, le mouvement est aussi celui de l’âme. Il va de pair avec la détermination de personnages qui s’acheminent vers une issue tragique, mais qui parfois trouvent au bout du chemin un salut inattendu. Dryptéis se détache ainsi des autres figures du roman par sa qualité d’héroïne, maudite ou élue selon qu’on voudra s’incliner devant la tragédie ou au contraire lui opposer l’espoir. Bien qu’elle ait voulu se retirer du monde, elle sait y tenir son rôle ; elle comprend que son destin n’est pas de fuir mais d’accompagner jusqu’au terme Alexandre, quoi qu’il advienne, et de lui, et d’elle. C’est pour disparaître à nouveau au monde qu’elle prend place parmi les pleureuses, mais très vite elle y est reconnue comme reine, elle se détache des anonymes et se tient seule auprès du corps d’Alexandre quand celui-ci est livré à Ptolémée. Entendant la voix du défunt, elle sait qu’elle doit encore l’accompagner ; et tandis que le tombeau d’Alexandre est érigé à Memphis, sa dépouille véritable est reconduite vers l’est par Dryptéis. Elle doit la jeter dans une « tour de silence ». Là seulement il trouvera la paix, il échappera à l’Histoire, il se soustraira au monde. Et c’est ce qu’elle escompte pour elle-même au terme du voyage.

 

Pour seul cortège n’est pas un roman historique. C’est une œuvre de littérature que ne vient alourdir aucune érudition excessive. Toujours, Gaudé reste au plus près de ses personnages, il accompagne leur émotion et leur projet, et on retrouve ici le rôle suggestif des noms qui donne étrangeté et poésie au récit, comme, par exemple, dans La Mort du roi Tsongor, quand bien même les noms utilisés par l’écrivain sont historiques. Renonçant aux descriptions et à l’apparat documentaire du récit historique, Laurent Gaudé s’attache, comme dans tous ses romans, à faire entendre avant tout des voix singulières, ce qui rend la lecture du roman fluide et captivante. 

Thierry LE PEUT

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2 septembre 2012 7 02 /09 /septembre /2012 10:16

MONDO ET AUTRES HISTOIRES de J. M. G. Le Clézio

Gallimard, 1978 - Folio, diverses éditions

 

Le Clézio - mondo 4 Le Clézio - mondo 3 Le Clézio - mondo 1 

Le Clézio - mondo 2

Le Clézio - Celui qui n'avait jamais vu la mer Le Clézio - Celui qui n'avait jamais vu la mer La montagne Le Clézio - peuple du ciel

 

Les contes mystiques de Le Clézio

Plusieurs des histoires publiées en 1978 dans Mondo et autres histoires ont été republiées ensuite par deux. Folio Junior a ainsi réuni Celui qui n’avait jamais vu la mer et La montagne du dieu vivant, puis La Grande vie (qui n’appartient pas au recueil Mondo et autres histoires) et Peuple du ciel, ce dernier a également été publié en Folio 2 € avec Les bergers. Si les enfants sont les héros de toutes ces histoires, leur lecture n’est pourtant pas si aisée et de jeunes lecteurs peuvent facilement être déroutés par l’écriture de Le Clézio.

Ces histoires ont en commun leur style « naïf », qui tend à amener le lecteur au plus près de la simplicité des héros, pour mieux exprimer leur rapport de proximité au monde. Souvent sans parents, les jeunes héros aiment le monde ; ils vivent ou aspirent à vivre en communion avec la nature, à laquelle ils sont attentifs. Lorsqu’ils ont une famille, le récit commence avec leur désir de partir, ou se concentre, comme La montagne du dieu vivant, sur une « échappée » hors du monde familial, une ex-cursion au sens propre. Si les pays chauds ont la préférence de l’écrivain, La montagne du dieu vivant par exemple se déroule en Islande, et Celui qui n’avait jamais vu la mer dans un pays plutôt européen, semble-t-il, baigné par l’océan. Dans tous les cas, la localisation est floue de façon à préserver le caractère onirique du texte. La description des paysages donne des indications, comme la mention des « mesas » dans Peuple du ciel, qui nous dirige vers le Mexique ou le Nouveau-Mexique mais qui voisine avec l’évocation de la Corée, vers laquelle volent les avions porteurs de bombes. Le temps échappe lui aussi à une délimitation précise, même si la Corée, précisément, évoque dans Peuple du ciel la guerre de Corée, utilisée comme symbole de toutes les guerres. L’important n’est pas dans une situation spatio-temporelle définie mais dans la situation des personnages eux-mêmes vis-à-vis de leur environnement, dans leur sensibilité extrême à la nature qui les entoure.

Ce que l’écrivain s’attache à décrire de façon extrêmement précise, ce sont les sensations éprouvées au contact de la nature, éléments comme animaux. Le vent, le soleil, les bruits, l’interaction parfois entre les hommes et leur milieu mais, surtout, l’expérience du monde par l’être humain spectateur. Les héros de ces histoires sont des témoins, placés très souvent dans une position attentiste, livrés aux impressions que leur procurent la nature avec une ingénuité presque absolue. Ainsi Peuple du ciel parvient-il à susciter l’inquiétude et l’attente d’une catastrophe sans faire bouger sa jeune héroïne avant les dernières lignes du texte : assise, elle s’ouvre aux caresses du soleil et du vent, dialogue avec les abeilles et avec un soldat. Le jeune garçon de La montagne du dieu vivant, s’il gravit une montagne, est lui aussi le témoin naïf des modifications que semble subir le paysage à mesure qu’il progresse, jusqu’à connaître une expérience mystique – ou magique – une fois parvenu au sommet. Daniel, surnommé Sindbad, dans Celui qui n’avait jamais vu la mer, est un garçon solitaire, qui ne parle pas : le silence est l’une des qualités nécessaires pour accéder à l’expérience que Le Clézio réserve à ses personnages ; si dialogue il y a, il se limite en général à deux personnages qui s’expriment en peu de mots et qui partagent la même attention au monde. Mais, plus souvent encore, c’est aux éléments eux-mêmes, au vent, aux animaux, au soleil ou à la mer que parlent les personnages – et les éléments leur répondent dans leur propre langage.

D’où la qualité onirique de ces histoires. Sans aller forcément jusqu’à l’expérience mystique de La montagne du dieu vivant, hallucination qui fait voir au jeune héros un petit garçon nimbé de lumière auquel il parle et avec lequel il s’assoit au-dessus du monde, Le Clézio suppose une connexion intime de ses personnages et de la nature. La plupart s’imaginent bien sûr qu’ils parlent aux éléments – mais l’expérience qu’ils vivent est réellement profonde, rendue possible par l’état de disponibilité dans lequel ils se mettent. Enfants rêveurs plutôt qu’enfants perdus, les héros de ces histoires éprouvent le désir de l’ailleurs ou simplement le plaisir de l’être-là. Ils trouvent leur joie dans le monde qui s’ouvre devant eux plutôt que dans le commerce avec leurs semblables et les contes de Le Clézio délaissent l’enchaînement des actions au profit d’une longue rêverie qui entraîne le lecteur à la limite du réel et de la magie, mais d’une magie que chacun peut éprouver en se rendant lui aussi disponible. Les bergers s’ouvre ainsi sur une introduction sans personnage, autre que le lecteur lui-même, invité à voir, entendre et sentir la nuit qui l’entoure et sur laquelle, au terme de quelques pages, se lève le soleil, prélude à l’entrée en scène d’un personnage, puis d’autres, tous des enfants. La description de Le Clézio ne suggère pas seulement la nature et la nuit, elle y plonge le lecteur, témoin non d’actes mais de sensations. L’écriture de Le Clézio est images mais aussi cadence. Elle transcrit en mots, en phrases, en périodes le rythme souverain de la nature, sa respiration, faisant de la nature le véritable protagoniste des contes.

Solitaires, les enfants qui peuplent ces contes échappent à la société des hommes en recherchant la compagnie de la nature seule, ou de personnes capables de silence et d’attention. Daniel, le garçon taciturne de Celui qui n’avait jamais vu la mer, ne s’approche de ses camarades que lorsqu’il est question de la mer, et encore s’éloigne-t-il dès qu’il comprend qu’on parle surtout « des bains, de la pêche sous-marine, des plages et des coups de soleil ». Il n’a pas d’amis, est un élève « médiocre », il est aussi « très pauvre ». Pourtant il n’est pas le souffre-douleur de ses camarades : en confiant l’ouverture et la fermeture du récit à un narrateur non identifié mais qui dit « nous » pour parler des camarades de Daniel, Le Clézio souligne l’estime silencieuse des camarades pour ce garçon étrange, dont la disparition inquiète, intrigue, met en mouvement les adultes avant d’être oubliée, comme si l’adolescent n’avait jamais disparu, jamais existé. Les autres enfants, eux, se taisent. Sans partager l’étrangeté de Daniel, ils semblent l’accepter sans avoir besoin de raison. Ils sentent, aussi, que le monde des adultes est différent du leur, qu’il ne sert à rien de tenter d’expliquer, ou même de communiquer avec eux. Ainsi le désir d’ailleurs de Daniel est-il accepté, et le lecteur n’éprouve pas la douleur d’une disparition mais plutôt le sentiment d’un accomplissement. Daniel a quitté le monde des hommes, il a vu la mer, s’est fondu en elle, et c’est très bien ainsi. Dans l’univers de Le Clézio, c’est dans l’ordre des choses. La fillette de Peuple du ciel est elle aussi en marge, mais pour une autre raison, qui n’est jamais explicitée mais que l’on comprend peu à peu (et que trahit bêtement la quatrième de couverture de l’édition Folio 2 €, alors qu’il faudrait laisser le lecteur venir seul à la conclusion). Ses contacts avec les autres enfants se limitent à un épisode, où l’on ne sait trop s’ils s’amusent d’elle ou avec elle. Elle n’est de toute façon pas connectée à eux, mais tout entière livrée à la nature. Ses amis humains sont un soldat, lui-même isolé car étranger, et le vieux Bahti, dont elle évoque les enseignements et la protection, sans qu’il intervienne physiquement dans l’histoire. De même, c’est un vieux pêcheur qui répond aux questions de Mondo dans l’histoire du même nom. Les hommes sont donc absents ou plutôt bienveillants dans les contes de Le Clézio, car leur objet est l’apaisement même quand ils disent la folie des hommes, par exemple en évoquant la guerre dans Peuple du ciel.

La nature n’est cependant pas toujours idyllique. Si les plus courts de ces récits prennent la forme d’une communion avec la nature, il en est qui content aussi son âpreté et la dureté de la lutte pour la vie. Dans Les bergers, un jeune garçon accompagne quatre enfants dans leur périple au-delà des collines, jusqu’à la fabuleuse vallée de Genna. Fabuleuse, toutefois, cette vallée l’est surtout par le regard du jeune garçon, Gaspar, qui découvre dans cette aventure un univers où les enfants l’introduisent ; là, il s’émerveille de tout, apprend ce que les animaux, la terre et le vent ont à lui enseigner, mais il participe aussi aux combats contre les chiens sauvages et le serpent Nach. Il voit la nature changer, et d’accueillante devenir menaçante, tandis que le temps reprend ses droits et qu’approche le moment de quitter la vallée avec le troupeau de chèvres. 

 

Celui qui n’avait jamais vu la mer

 

Daniel est un garçon solitaire, qui ne s’intéresse qu’à la mer, qu’il n’a jamais vue ; « c’est comme s’il était d’une autre race ». Un jour, il disparaît du pensionnat pour aller voir la mer. C’est l’histoire de cette rencontre. On ne saura pas ce que devient Daniel.

 

La montagne du dieu vivant

 

Sorti à vélo, Jon se met à escalader le mont Reydarbarmur. Parvenu au sommet, il rencontre un étrange garçon qui l’invite à contempler avec lui la beauté du monde, et il passe la nuit tout là-haut. L’histoire de Jon gravissant la montagne est aussi l’histoire de l’infinie petitesse de l’homme ; au sommet, Jon découvrira une pierre ayant la forme de la montagne, et à son sommet un drôle d’insecte noir. C’est l’histoire d’une expérience quasi mystique, où Jon semble se fondre dans la nature, respirer avec elle, en elle. Avant de redescendre et de retrouver son foyer, où nul ne semble s’être aperçu de son excursion nocturne.

 

Peuple du ciel

 

Une fillette est assise au bout du village, au bord d’une falaise, face au monde. Elle ressent les caresses du soleil, des nuages et du vent, communique avec les abeilles et parle avec un soldat. La fillette voudrait savoir ce qu’est le bleu. Loin dans le ciel passe un avion qui transporte des bombes et à mesure que le récit progresse l’ombre du géant Saquasohuh s’étend, menaçante, au-dessus du monde et de la fillette.

 

Les bergers

Un jeune garçon, Gaspar, rencontre quatre enfants et les suit. Ils rejoignent un troupeau de chèvres qu’ils conduisent – ou qu’ils suivent ? – dans les montagnes, jusqu’à la vallée de Genna. Là, ayant construit une maison de terre et d’herbe, les enfants vivent au rythme de la nature. Ils protègent le troupeau, se nourrissent du lait des chèvres, combattent les chiens sauvages, visitent une ville de termites, et combattent le redoutable serpent Nach. Gaspar rencontre aussi, dans un marécage, un grand ibis blanc qu’il reconnaît comme le roi de Genna. La vie s’écoule comme hors du temps. Celui-ci, pourtant, reprend ses droits et il faut bientôt quitter la vallée, devenue moins accueillante et fuie par le gibier. L’harmonie est brusquement brisée lorsque Gaspar refuse de laisser Abel, l’aîné des enfants, tuer le grand oiseau blanc. Et Gaspar s’enfuit, en pleine tempête de sable, jusqu’à rejoindre seul le village des hommes.

A suivre...

Thierry LE PEUT


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29 août 2012 3 29 /08 /août /2012 12:07

LA COURSE A L'ABIME de Dominique Fernandez

Grasset & Fasquelle, 2002 - Livre de Poche, 2005

 

Fernandez - course à l'abîmeLe Caravage... selon Fernandez

Comme son titre ne l’indique pas, La course à l’abîme est une sorte de biographie du Caravage, mais une biographie imaginaire, qui s’inspire librement de ce que l’on sait de la vie réelle du peintre italien et complète ces éléments – souvent transformés – par ce que l’on connaît de l’imaginaire de Dominique Fernandez. La débauche que l’on prête au Caravage, qui travaillait vite et dont la vie semble avoir alterné les moments de dévotion à son œuvre et les moments de violence et de provocation, au point de lui valoir plusieurs séjours en prison et une condamnation à mort – cette débauche est explicitement rattachée par Fernandez à l’amour des garçons (des jeunes garçons de préférence et des mauvais garçons en particulier) et à une forme de volonté d’échec qui, toute sa vie durant, aurait poussé le peintre à ruiner par des actions extrêmes sa réussite professionnelle. Peintre des puissants, bénéficiant de la protection de grandes familles, tour à tour objet de scandale et d’admiration, méprisé puis imité, jalousé évidemment, le Caravage reste une énigme, bien que l’on ait beaucoup écrit sur lui. En ce moment encore, à Toulouse et Montpellier, deux expositions lui sont consacrées pour témoigner de son influence dans l’Histoire de la peinture, ignorée durant trois siècles avant d’être (re)découverte à partir de la fin du XIXe et tout au long du XXe. Lui-même n’a laissé d’écrits ni sur sa vie ni sur son art, et pendant longtemps l’attribution de ses œuvres a été incertaine, une seule étant signée. Sa légende, et ses tableaux surtout, ont fait de lui, comme Pier Paolo Pasolini, l’un des artistes fétiches des amateurs de jeunes garçons – et c’est cet aspect du Caravage que développe à plaisir Dominique Fernandez dans son roman.

A plaisir, car l’écrivain se plaît à donner vie aux garçons peints par le Caravage pour les intégrer à la vie du peintre, qui se trouve en quelque sorte « organisée » par son amour pour le jeune Sicilien Mario, d’abord, et le fourbe et sensuel Gregorio ensuite. Le Jeune garçon mordu par un lézard ? C’est Mario saisi en pleine extase sexuelle. L’Amour vainqueur ? C’est Gregorio, canaille et indomptable, provoquant le « vieux » peintre (il a trente ans quand Gregorio en a quinze de moins) après avoir dévasté son atelier. Quant au jeune page du Portrait d’Alof de Wignacourt, il n’a l’air si provoquant que parce qu’il fait des avances explicites au peintre en narguant son maître qui prend la pose : le jeune garçon finira d’ailleurs dans le lit du peintre, enlevé comme Ganymède par l’aigle divin. Le romancier s’empare donc de la vie du Caravage pour la rêver telle que l’Histoire ne la livre pas, l’érigeant en provocation exemplaire à l’encontre de l’Eglise, dont le peintre scandaleux bafoue les règles tout en acceptant ses commandes.

Fernandez s’en donne à cœur joie contre les papes et les cardinaux, dévoilant leurs turpitudes avec autant de plaisir qu’il recrée dans le détail la vie amoureuse, sensuelle et sexuelle du Caravage. Le peintre bénéficie ainsi de la protection du cardinal Del Monte qui ne désapprouve pas son amour pour les garçons du moment qu’il reste secret, et qui lui offre même une petite maison pour y loger le jeune Mario. Puis le cardinal Scipione Borghese prendra la relève, mais pour soutirer au peintre devenu célèbre des tableaux qu’il ne paiera jamais, en échange de sa protection. Scandaleux Scipione Borghese qui n’hésite pas à faire emprisonner le Cavalier d’Arpin pour s’emparer de sa collection d’œuvres d’art (en échange de la vie), ou à faire voler des tableaux dans les églises, se sachant protégé par son oncle le pape Paul V. Bien que dotés de personnalités très différentes, ces deux cardinaux n’en suivent pas moins leur intérêt personnel et le Caravage découvre à travers eux les impératifs de la « raison d’Etat » qui gouverne l’Etat pontifical, entre la nécessité d’incarner les préceptes de l’Eglise, la crainte de l’Inquisition qui traque partout, jusque dans les palais, les manquements à cette règle et les punit de mort, et la non moins nécessaire « permissivité » qui permet de contrôler le peuple sans le détourner de l’Eglise. Le pouvoir plus important que la foi. La richesse insolente côtoyant la plus extrême pauvreté. Les prostituées à la fois honnies et d’autant plus tolérées que les hommes d’Eglise en sont eux-mêmes les clients. Auprès du cardinal Del Monte, le Caravage découvre qu’il est possible de mener une vie selon ses désirs à condition de donner à l’Eglise ce qu’elle exige : non seulement l’apparence de la respectabilité et de la dévotion mais, surtout, la possibilité de continuer de croire qu’elle a le contrôle. Ainsi le peintre peut-il se permettre beaucoup d’audaces, à la seule condition d’être capable de les habiller d’un argumentaire solide, nourri des textes religieux. Le chapitre « Accusations » (livre II) est un modèle de virtuosité oratoire qui traduit et dénonce cette hypocrisie fondée sur l’intelligence et l’éloquence, par laquelle les défenseurs du Caravage réhabilitent une à une les œuvres par lesquelles ses accusateurs voudraient le convaincre d’hérésie et le condamner. Cet exercice revient de loin en loin dans le roman, attestant la tension constante entre la provocation réitérée par le peintre et la crainte des hommes d’église de consentir au blasphème.

C’est ainsi une époque que recrée Dominique Fernandez sur les pas du Caravage. L’époque de la Contre-Réforme, durant laquelle l’Eglise cherche à reconquérir les fidèles et a recours à l’art parmi d’autres armes. La Rome des papes Clément VIII et Paul V, dans laquelle vit et travaille le Caravage, a pour objectif de séduire les fidèles et de s’opposer à l’expansion du protestantisme. La peinture et la sculpture sont au service de cette entreprise de séduction. En ornant les églises d’œuvres monumentales, les papes entendent y attirer les fidèles et s’opposer à l’austérité des protestants qui condamnent la représentation de Dieu, du Christ et des saints. Séduire, et non choquer ; attirer, non détourner. C’est pourquoi chaque œuvre est soumise au jugement des religieux, chaque symbole analysé avec une rigueur qui confine parfois à l’absurdité. On voit fréquemment le Caravage citer les Textes pour y trouver la caution indispensable à l’approbation de ses toiles – et, parfois, les trahir délibérément dans une volonté explicite de provoquer l’Eglise.

Cette provocation est au cœur de la personnalité du Caravage. L’Histoire nous a laissés avec un peintre doué et turbulent. Cet aspect turbulent, d’ailleurs, n’est pas celui qui intéresse le plus Dominique Fernandez. Les « virées » du Caravage dans les tavernes et les bas-fonds, avec des amis comme Lionello Spada, ne retiennent pas l’attention de l’écrivain ; il confine essentiellement le Caravage dans son intimité amoureuse, qui conditionne entièrement sa vie. De même, s’il fait apparaître le marchand Valentin, qui apportera au peintre beaucoup de commandes et l’accompagnera durant une part importante de sa vie, c’est pour le cantonner à un rôle très ponctuel. Fernandez préfère placer très vite le Caravage sous la protection du cardinal Del Monte, et curieusement sans se soucier de prêter à ce dernier une « influence » que l’Histoire a pourtant suggérée et qui irait au-delà de la simple protection. Le Caravage de Fernandez n’est pas au service d’hommes plus âgés ; il est l’éraste et jamais l’éromène. Fernandez lui donne une vie finalement très rangée : « canaille », son Caravage ne l’est pas ; il est plutôt fier, constamment déchiré entre le goût du confort, qui seul lui permet de réaliser des œuvres dont on parle et qui lui apportent la notoriété, et le désir de rébellion. Cédant à la tentation psychologisante, l’écrivain donne à l’ombre personnelle du Caravage une explication familiale ; son père, dont l’Histoire nous dit qu’il mourut de la peste, il le fait mourir assassiné, victime de ces magouilles politico-religieuses que le peintre découvre plus tard à Rome. Toute l’existence du Caravage, son incapacité à maîtriser son destin, son irrémédiable tentation auto-destructrice trouvent donc leur cause dans cet acte fondateur, comme si le peintre n’avait jamais poursuivi d’autre but, au fond, que de mourir à son tour comme mourut son père, victime de ceux à qui il aura refusé de se soumettre. Le roman de Fernandez commence ainsi par la mort du Caravage, et c’est la voix de ce mort qui raconte ensuite sa vie pour revenir, in fine, à cet instant où se joue son destin, qui est l’instant de la mort. La blessure « originelle », le rapport au père, donne à la vie du Caravage une cohérence romanesque, et – même si Fernandez ne l’écrit pas – son rapport aux jeunes garçons peut lui aussi s’y inscrire. La « déviance » sexuelle expliquée par le rapport au père – voilà qui n’a certes rien d’original et l’on pourra reprocher à l’écrivain, au demeurant, d’avoir par cette ficelle un peu lourde enlevé à la révolte du Caravage ce qu’elle pouvait avoir de superbe.

De quelle nature est-elle donc, cette révolte ? Tout au long du roman, le Caravage se reproche à lui-même de bénéficier de puissantes protections. Se rêvant maudit, il est humilié de se savoir protégé. Mais quelle chance aurait-il de vendre sa peinture et de la faire connaître sans les commandes de l’Eglise, et donc la protection des puissants ? « Que tu le veuilles ou non, tu as partie liée avec cette société de riches et de puissants que tu stigmatises », dit au peintre le cardinal Del Monte. « Tu es en sécurité, tu ne cours aucun danger de mourir de faim. Cesse donc de poser au plébéien révolté, qui en veut à toute la terre d’avoir été jeté dans le monde sans naissance. » (pages 278-279) Toute la vie du peintre oscille donc entre la soumission et la rébellion : ces protections qu’il méprise, le Caravage les bouscule, les violente, les met en péril pour se convaincre qu’il est capable de préserver son âme. Il fait ainsi plusieurs séjours en prison, perd la protection du cardinal Del Monte, provoque des scandales en livrant à ses commanditaires des œuvres non conventionnelles, dans lesquelles, bien souvent, il peint ses passions interdites sous le couvert d’épisodes religieux, donnant à ses jeunes amoureux l’apparence d’anges ou de saints. Dans les moments de grand péril, il sait toutefois se soumettre à nouveau… mais jusqu’à un certain point seulement, la sécurité finissant toujours par lui apparaître méprisable et l’incitant, de nouveau, à se mettre en danger.

A cette révolte personnelle, Fernandez ajoute la révolte artistique, plus académique, elle, car désormais circonscrite par les historiens de l’art. Le roman est aussi exégèse de l’œuvre du Caravage. Chaque tableau s’y trouve « mis en contexte » dans la vie imaginée par l’écrivain, mais également analysé à la lumière de ce que le Caravage a apporté à la peinture. Peintre des ombres et de la lumière, dit-on, le Caravage a aussi voulu faire entrer la réalité dans la peinture, rompre par conséquent avec l’académisme issu du passé, et particulièrement avec l’imitation des Anciens. Ces scènes de martyre où l’on ne sent ni douleur physique ni cruauté, ces meurtres où ne coule aucun sang, ces Christs et ces saints dont on se demande comment tient sur eux le tissu chargé de cacher les parties que l’Eglise interdit de montrer… S’il a lui-même cédé parfois à ces facilités, le Caravage a voulu les bousculer, donner à ses figures un naturel, un réalisme nouveaux. Le Caravage de Fernandez se dit incapable de peindre autrement que d’après modèles, et il trouve ceux-ci, le plus souvent, dans le peuple que l’Eglise feint de ne pas voir. Ce sont des prostituées qui posent pour les saintes, ce sont les garçons avec lesquels il couche qui figurent les saints et les amours, autant de scandales en puissance dont s’amuse le peintre. Et l’écrivain aussi, qui se plaît à questionner les prêtres capables de reconnaître sur un tableau des prostituées qu’ils sont pourtant censés n’avoir jamais vues, voire de les nommer ! La course à l’abîme inscrit l’œuvre du Caravage dans l’Histoire de la peinture, mentionnant Michel-Ange, Raphaël, le Titien et bien d’autres, dont bien sûr les contemporains de Caravaggio, les Cavalier d’Arpin, les Carracci, les Gentileschi. Déjà s’y dessine l’héritage caravagesque que l’on ne nommera que bien plus tard, à travers les imitateurs qui se défendent de « faire du Caravage » mais reprennent à leur profit les « techniques » développées par ce dernier.

Le roman de Dominique Fernandez, donc, est tout à la fois un plaisir (forcément sulfureux) de boylover et un commentaire de l’œuvre du Caravage. En mêlant ces deux aspects avec une érudition étourdissante, l’écrivain exprime sa passion d’un personnage, d’une œuvre, d’un pays (Rome n’est pas seule décrite, Naples, Florence, Malte le sont aussi) et d’une époque, qu’il met en scène avec une ironie savante et grinçante. Car si la vie du Caravage paraît scandaleuse, elle sert ici à dénoncer les turpitudes des gens en place, leur fausse respectabilité, tant sur le plan moral que sur le plan intellectuel : Fernandez s’amuse aussi à stigmatiser les commentaires savants, les exégèses érudites, discréditées et raillées par les motivations sensuelles de son Caravage. Ainsi du Grand Maître des Chevaliers de Malte, Alof de Wignacourt, qui, non content de « vendre » au peintre un titre de chevalier au mépris des règles édictées par son Ordre en échange de son portrait réalisé gracieusement, se montre ridicule en commentant la Décollation de saint Jean devant un Caravage qui confie ainsi au lecteur son incrédulité : « Abasourdi, je ne savais que répondre. Je n’étais pas encore habitué aux bévues que les critiques d’art et les historiens commettraient sur mes tableaux. La lecture du Grand Maître était non seulement si éloignée de mes intentions mais si peu en rapport avec ce qui était dit dans le tableau (moi, penser à illustrer le siège de Malte par les Turcs !), que je ne songeais même pas à me réjouir de ses compliments. » (page 715) Fernandez se fait donc exégète de l’œuvre du Caravage mais se moque en même temps des exégèses, revendiquant le droit de lire la vie et l’œuvre du peintre à la lumière de sa recréation imaginaire très personnelle.

Il est donc souhaitable d’aborder La course à l’abîme en sachant que son auteur n’y professe pas une fidélité tatillonne à l’exactitude historique, même s’il respecte les grandes lignes de la vie du Caravage et surtout de son temps. C’est à cette condition seulement que l’on pourra apprécier un roman « fleuve » (près de 800 pages en poche) doté d’une grande érudition et dont le regard caustique ne se porte pas seulement sur l’époque qu’il décrit mais, au-delà, sur toutes les époques, sur l’homme tel qu’il est. La narration est d’ailleurs confiée à un Caravage d’outre-tombe, qui semble informé de ce que deviendra son œuvre et des commentaires que l’on en fera des siècles après sa mort. Biographie romanesque, La course à l’abîme est une œuvre où Dominique Fernandez imagine un Caravage selon son cœur, scandaleux et révolté – scandaleux parce que révolté.

Thierry LE PEUT

  

Note

1. Du 22 juin au 14 octobre 2012, Musée Fabre de Montpellier et Musée des Augustins de Toulouse. Dans le premier, « Le Caravagisme italien, français et espagnol : Caravage et ses premiers suiveurs » ; dans le second, « Le Caravagisme nordique, flamand et hollandais ». http://www.ot-montpellier.fr/agenda/corps-et-ombres-caravage-et-le-caravagisme-europeen.html

 

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25 août 2012 6 25 /08 /août /2012 16:41

PAWANA de Jean-Marie Gustave Le Clézio

Gallimard 1992, 1995, 1999

 

Le Clézio - pawanaPawana en indien nattick signifie baleine. Le récit de J.M.G. Le Clézio s’inspire de l’histoire vraie de Charles Melville Scammon, un baleinier qui découvrit une lagune où les baleines mettaient au monde leurs nouveau-nés, au Mexique. Etant venu y chasser les baleines, Scammon réalisa le crime qu’il était en train de commettre et se consacra dès lors à la sauvegarde des baleines. Celles-ci purent de nouveau venir dans la lagune et y mettre au monde leurs petits. Pawana, le récit de Le Clézio, se partage entre les voix de Scammon et de John, un garçon venu de Nantucket, sur la côte est des Etats-Unis, et qui participa à la première expédition de Scammon dans la lagune. L’un et l’autre se souviennent de cette expérience, mais aussi du monde tel qu’il était alors. C’était l’entrée dans un nouveau siècle, la fin de ce qui avait été jusque là. Le massacre des baleines raconté par Le Clézio est donc lourd du sentiment de perte qui caractérise non pas seulement le sort des baleines mais l’évolution du monde. C’est un récit mélancolique et beau à la fois : car l’écrivain restitue aussi la beauté de ce monde perdu, qu’il qualifie de monde des origines. Comment peut-on tuer ce que l’on aime ? semble demander le regard du jeune garçon au baleinier. Comment ose-t-on aimer ce que l’on a tué ? s’interroge à son tour le commandant Scammon. L’évocation de Pawana est celle d’amoureux de la mer, pénétrés du charme du « monde perdu » qu’ils découvrent, et ce charme côtoie l’horreur de la chasse aux baleines. Aux montagnes rougies par le soleil répond la mer de sang, dans un chant de douleur qui dit ce que l’on a perdu, et la peine d’avoir attenté à la beauté du monde. Le récit alterne ainsi les descriptions d’un paysage encore inviolé par l’homme et la narration des violences perpétrées dans ce décor. Le retour de John de Nantucket dans la lagune, des années plus tard, et de Scammon lui-même, oppose à la nature vierge de la première description celle, violentée, brutale, assassine de ce qu’est devenu le lieu envahi par les baleiniers du monde entier, les habitations et les usines de l’homme.

John de Nantucket se souvient aussi d’une Indienne qu’il a connue à l’époque de sa première expédition. Enlevée à ses collines natales, mêlée aux prostituées d’un port de pêche et devenue la maîtresse de son geôlier qui la bat et finira par la tuer, l’Indienne, Araceli, est elle aussi le symbole de la terre innocente et violée. Araceli toutefois n’est pas son nom : c’est celui que lui a donné son meurtrier. Nommer devient ainsi la marque de la prise de possession : à la fin du récit, Charles Melville Scammon se prend à rêver que la lagune qu’il découvrit ne porte plus de nom, ce qui serait la preuve qu’elle aurait retrouvé la pureté que l’homme lui a ôtée.

Récit simple, Pawana dénonce la violence de l’homme et chante la beauté et la pureté du monde. En donnant la parole à deux personnages, Le Clézio fait entendre deux voix, celle d’un pêcheur simple, sensible surtout à ses propres souvenirs, qu’il transporte avec lui sur les lieux où il a vécu, et celle d’un baleinier dont l’esprit perçoit, au-delà de lui-même, la beauté de ce qu’il voit et la cruauté de ce qu’il a fait. 

Thierry LE PEUT

En lire plus :

- sur le lagon de Scammon, découvert en 1852, sanctuaire des baleines grises de Basse-Californie

- sur Charles Melville Scammon, l'homme et le personnage de Le Clézio, à travers le texte J.M.G. Le Clézio : Dans la forêt des paradoxes, par Keith Moser et Bruno Thibault

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23 août 2012 4 23 /08 /août /2012 10:06

DU COTE DE CHEZ MALAPARTE de Raymond Guérin

La Boîte à Clous, 1950 - Finitude, 2009

 

Guérin - malaparteL'écrivain chez lui

Raymond Guérin était un écrivain reconnu dans les années 1940-1950. Il publie toujours, notamment depuis les années 2000. Du côté de chez Malaparte est la réédition chez Finitude d’un opuscule paru en 1950 chez La Boîte à Clous, et dont le titre est un hommage au Du côté de chez Proust de Curzio Malaparte (1948), lui-même évidemment inspiré par le Du côté de chez Swann de Proust.

Récit d’un séjour de Raymond Guérin et de sa femme Sonia à Capri, dans la villa de Malaparte, en mars 1950, Du côté de chez Malaparte est intéressant par l’accès qu’il donne à la personnalité de l’écrivain italien « exilé » dans sa villa Casa Come Me (la Maison Comme Moi) – dont il sera plus tard « chassé » par les habitants de l’île, remontés contre son arrogance. Guérin admire Malaparte et cette admiration est sensible dans tout le livre ; il a toutefois l’intelligence – même si c’est pour la condamner par le mépris – de décrire la « légende » de Malaparte, l’image que s’en faisaient ses détracteurs. Une intelligence utile au lecteur d’aujourd’hui car elle donne justement de l’écrivain italien une autre image que celle que veut en avoir Guérin, une image peut-être fausse (c’est Guérin qui le dit) mais où l’on sent malgré tout la misanthropie de Malaparte, son arrogance, sa hauteur d’écrivain arrivé qui a subi durant la plus grande partie de sa vie les attaques, les insultes, la haine. L’attachement de l’écrivain à la mémoire de son chien Febo est le motif « romanesque » qui cristallise cette misanthropie, visible dans la maison elle-même, sorte d’éperon tout en angles dressé au-dessus des flots du golfe de Naples, bloc de pierre aux allures de prison dont le gris se confond avec celui des rochers dans lesquels il est construit. A cette maison, on arrive par un escalier abrupt creusé à même la roche, sorte de métaphore de l’isolement volontaire, ostentatoire, où s’est placé l’écrivain.

Guérin connaissait déjà Capri. Il y avait fait plusieurs séjours avant la guerre. Y revenir, c’était revenir sur les lieux du bonheur, compromis depuis par les années de guerre et la détention dans un camp de représailles. C’était revoir l’île associée à une image du paradis. Guérin y retrouve de nombreux amis, qui participent parfois aux conversations avec Malaparte, et Guérin rapporte aussi une conversation avec l’un d’entre eux, le peintre Raffaele Castello. Que ressort-il de ces moments d’échange, de ces quelques jours passés ensemble ? Un récit à la fois séduisant et forcément inachevé. Guérin aborde certains aspects de Malaparte mais ne fait que survoler la personnalité de ce dernier. Il la dit complexe et fascinante, sans que cette fascination soit vraiment ressentie par le lecteur. L’objet du livre, sans doute, n’est pas là ; Guérin rend compte de son séjour, il n’écrit pas une biographie de Malaparte, ni une hagiographie, même s’il rappelle un certain nombre d’éléments de la vie de l’écrivain, qui permettent à ses lecteurs de saisir le personnage dans sa complexité, dans sa continuité. Les raisons pour lesquelles Malaparte écrit ne sont qu’esquissées, comme l’est d’ailleurs la peinture de Castello, à travers un chapitre qui apparaît ici comme une pièce rapportée. Guérin s’y peint lui-même en observateur attentif, amical mais distant, admiratif mais critique. Quelques lignes établissent une comparaison entre son style d’écriture et celui de Malaparte, qui mettent en avant le talent de Malaparte, son don de « l’image saisissante », écrit Guérin ; plus loin, il écrira que Malaparte, comme tous les brillants causeurs, s’ennuie dès qu’il n’est plus le centre d’une conversation. Il a besoin de briller, d’être acteur, et ne sait pas écouter. Dans les anecdotes du passé de l’écrivain italien, que Guérin n’avait pas toutes intégrées à son texte et qui sont ici ajoutées sous forme de fragments inédits, c’est cette impression qui domine : celle d’un homme qui sait s’imposer, qui aime à mettre en scène sa propre vie, sans omettre toutefois sa sensibilité, car l’excès de sensibilité figure aussi parmi les traits « admirables » de ces grands hommes qui sont des « personnalités ». C’est une qualité du livre de Raymond Guérin que de laisser voir cet homme, et de permettre au lecteur de s’en faire sa propre idée, sans se laisser abuser par l’admiration que professe Guérin. On est sensible d’ailleurs à la virulence dont fait preuve ce dernier à l’égard des détracteurs de Malaparte, ces lâches, ces benêts qui inventent des histoires pour discréditer un homme qui leur est supérieur, et qu’ils méprisent pour cela même qu’il les dépasse. Si sincère que soit le mépris de Guérin pour ces gens, le lecteur, lui, perçoit ce qu’il y a de vrai dans les reproches faits à Malaparte, et referme le livre de Guérin en se souvenant qu’en tout homme il y a un être sensible et sincère, ce qui ne veut pas dire sympathique.

C’est cette image de Malaparte que donne, volontairement ou non, le livre de Raymond Guérin. Celle d’un homme certes sensible, sujet au doute, qui s’impose par la puissance de sa personnalité, avec la même « entièreté » que sa maison sur la côte capriote. Un bloc dressé fièrement devant le mépris de tous, et qui leur dit, en les défiant : « J’ai réussi ! »

Thierry LE PEUT

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19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 10:41

LE CHAPEAU DE MITTERRAND d'Antoine Laurain

Flammarion, 2012

 

laurain - chapeau mitterrandUn chapeau et des vies

 Qui n’a rêvé de voir sa vie changée par la magie d’un événement, d’une rencontre, voire… d’un objet ? Antoine Laurain, déjà auteur de trois romans, part de ce postulat pour imaginer Le chapeau de Mitterrand, dont le titre révèle quel objet mystérieux – et insolite – il a choisi pour bouleverser la vie de ses personnages. Le chapeau de Mitterrand est un roman à personnages multiples qui passe d’une vie à l’autre au gré des changements de propriétaire du chapeau de Mitterrand. Oublié dans une brasserie parisienne en 1986, emporté par un employé de la Sogetec dont il va changer le destin, le chapeau est retrouvé dans le train où cet homme l’a oublié. Il coiffe alors la tête d’une jeune femme à qui il donne la force de bouleverser les habitudes acquises, réorientant son destin. Puis il passe entre les mains d’un « nez » qui depuis huit ans n’a plus créé de nouveau parfum ; grâce au chapeau, cet homme retrouve l’inspiration. Voilà enfin le couvre-chef du Président sur la tête d’un autre homme, qui bouleverse brusquement sa propre vie pour se fondre dans l’élan moderniste des années Mitterrand. Jusqu’au soir où le chapeau lui est volé… (attention, révélation !) par l’employé de la Soegetec, devenu directeur financier, qui a suivi la trace de l’objet au prix d’une enquête qui l’a transformé en détective de série télé. Revenu entre les mains du premier homme dont il a modifié l’existence, le chapeau retrouvera-t-il son auguste propriétaire, dont la puissance bienveillante a accompagné les pérégrinations de l’objet de feutre noir, donnant une impulsion fantastique aux vies de ses détenteurs provisoires ?

En traversant plusieurs vies, Le chapeau de Mitterrand traverse aussi toute une époque. C’est la seconde moitié des années 1980, où souffle un vent de pop culture, où une partie de la France n’a toujours pas digéré le 10 mai 1981 tandis qu’une autre s’enfièvre avec Michel Polac le samedi soir, où Bernard Tapie et Jack Lang se croisent dans les soirées branchées de Jacques Séguéla, où l’argent s’expose et les séries américaines envahissent les écrans de télévision. Antoine Laurain fait entendre les tubes de l’époque, revisite la pyramide du Louvre en construction et les colonnes de Buren, se déplace aussi d’un milieu à l’autre, s’invitant, et nous avec lui, dans l’intimité d’une écrivante en herbe, d’un cadre de société, d’une famille d’artistes et dans un foyer aristocratique parisien. Chaque milieu ouvre une fenêtre sur l’époque ou sur une existence, saisie dans un moment clé où le chapeau joue un rôle décisif. En vertu de son auguste propriétaire (François Mitterrand, Président de la République française, qui a eu l’étourderie de l’oublier), le chapeau possède l’étrange pouvoir d’insuffler à son détenteur une force nouvelle, inattendue, qui le pousse à des actes d’une détermination surprenante pour ceux-là mêmes qui les commettent. Il ne s’agit pas tant d’un pouvoir fantastique, surnaturel, que de la force de conviction ; le chapeau fait surgir une force que chaque personnage possède déjà en lui mais qu’il n’a pas osé utiliser. A la clé, un « message » finalement simple : chacun a le pouvoir de changer son destin, de prendre sa vie en mains.

Il y a aussi une forme de critique sociale dans ce roman. En dehors de Fanny Marquant, qui aspire à écrire des nouvelles et plus tard à vendre des livres, et qui se réalise dans l’amour, les détenteurs successifs du chapeau appartiennent à la portion la plus aisée de la société : cadres d’entreprise, grands créateurs ou artistes de renom (pianiste, en l’occurrence), héritier de bonne famille, ils évoluent dans des milieux où l’argent n’est pas un souci majeur. Même si l’univers mondain aristocratique n’est pas l’objet d’une tendresse particulière (c’est un euphémisme), le « monde » de gauche n’est pas forcément plus attrayant ; on y a l’esprit ouvert, on y déploie et promeut la libération de forces nouvelles, d’une énergie créatrice capable de faire éclater les cadres surannés de la vieille France bourgeoise, mais on y aime aussi l’argent, et en dépit de la nouvelle donne la force des réseaux et le poids des apparences y jouent un rôle certain. Le dénouement vénitien, s’il ouvre à la beauté de la cité des Doges, est empreint aussi d’une sorte de préciosité de caste, ce bon goût des hommes bien nés qui se reconnaissent et s’adoubent entre eux. Il y a du jeu, sans doute, à utiliser les personnalités en vue de l’époque qui font leur petite apparition dans l’histoire – mais une sorte de plaisir aussi à créer une forme d’entre-soi, à recréer une société fermée dont il faut faire partie. La partie consacrée à Bernard Lavallière, et particulièrement la soirée chez Jacques Séguéla, est le point culminant de cette comédie ambiguë qui, tout en chantant l’énergie créatrice des années Mitterrand, en dresse aussi un portrait au vitriol, celui de la société de l’argent que l’on a tant reproché à Mitterrand d’avoir encouragée et même promue. Le Président lui-même enveloppe le récit de sa présence hiératique toute-puissante, qui confine à la parodie de thriller politique dans l’épilogue du roman.

Antoine Laurain s’amuse, donc, mais à travers son rire fait aussi le portrait d’une époque où tout semblait possible, où le rêve de changement, de réussite sociale, était un modèle offert à toute une société – mais où la différence de classe restait prépondérante. Sous ses airs d’apologie du mitterrandisme, Le chapeau de Mitterrand est en fait la satire d’une société de l’argent, où la réussite est d’abord réussite sociale : même Fanny, qui se réalise en trouvant l’amour et en ouvrant sa librairie, finit par épouser un lord anglais… chez lequel elle s’ennuie beaucoup. Ce n’est pas le cas du lecteur en parcourant ce roman plein d’esprit dont on sort amusé, mais pas dupé !

Thierry LE PEUT

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19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 10:40

LE MESSAGE d'Andrée Chedid

Flammarion, 2007

 

chedid - le messageDans un pays en guerre

Dans un pays en guerre, une jeune femme est touchée par une balle. Elle veut d’abord ignorer l’impact car son ami l’attend. Steph, qu’elle aime, lui a donné rendez-vous près du pont et elle veut l’y rejoindre, sinon il repartira en pensant qu’elle ne l’aime pas, qu’elle a renoncé à leur histoire. Mais son corps refuse d’avancer. La blessure est réelle. Alors Marie – c’est son nom – s’accroche à l’espoir de pouvoir, malgré tout, le retrouver ; elle veut écrire sur la lettre qu’il lui a envoyée qu’elle l’aime, qu’elle était en chemin. Si elle ne parvient pas jusqu’à lui, ses mots, du moins, lui diront son amour. Mais qui les portera, si elle ne peut le faire ?

Le message est un récit simple, qui se déroule sur quelques heures, à peine. Le temps d’une agonie. Le récit à la troisième personne se déplace de Marie à d’autres personnages, à mesure que ceux-ci sont mêlés à son histoire. C’est un couple octogénaire, Anton et Anya, qui la trouve sur le trottoir au moment de fuir le quartier dévasté, comme font les autres habitants, fatigués des tueries, des massacres, de l’absurdité d’une guerre sans but et sans objet. C’est un franc-tireur dont on ne sait si ce n’est pas lui qui a tiré la balle dont Marie meurt, mais qui, ému en voyant le vieux couple auprès d’elle, décide de trouver une ambulance dans cette ville en ruines. C’est Steph, enfin, qui a attendu près du pont tout ce temps, et qui ne sait si Marie a renoncé à lui, ou si elle a été empêchée de venir le retrouver. Toutes ces voix, même si elles transitent par le narrateur, se partagent le récit, et aussi celles, fugaces, de personnes qui y passent le temps d’une page, le temps de faire entendre leurs pensées.

On a dit d’Andrée Chédid qu’elle était un auteur optimiste. Mais on ne sait pas comment s’achèvera le récit. Plusieurs fins sont possibles, même si le sort de Marie semble scellé dès le départ. A la question « Les amoureux vont-ils se rejoindre ? » deux réponses sont possibles, et jusqu’aux dernières pages du récit l’incertitude demeure. Si Marie mourait avant d’avoir revu Steph ? Si Steph s’éloignait sans savoir qu’elle était en route, qu’elle l’aimait ? Si, voulant la retrouver, il était tué avant d’y parvenir, en rencontrant par exemple ce franc-tireur parti pourtant pour la sauver elle ? Il y a du suspense dans ce récit, accru par la brièveté des parties qui le composent, par le va-et-vient constant entre les personnages qui se séparent et tendent à se retrouver, entre les différents lieux.

Andrée Chédid se défend d’avoir voulu délivrer un « message ». Le titre du récit renvoie aux mots que Marie a écrits pour Steph, et à ceux que ce dernier lui a adressés, puisque c’est sur sa lettre qu’elle écrit le message qu’elle lui destine. La dénonciation de la guerre et de la haine des hommes est pourtant explicite dans Le message. L’indétermination du lieu permet de renvoyer à toutes les guerres, qui existent partout, et toujours, même si la chaleur, la référence au sort des femmes, aux barbes des hommes font naître l’image d’un pays du Moyen-Orient. Quoi qu’il en soit, c’est à la folie de tuer, à la cruauté des hommes qui prennent prétexte des guerres pour tuer sans distinction et sans cause, que s’en prend Andrée Chédid. Le sursaut d’humanité de Gorgio, le franc-tireur, qui ne dit jamais si c’est lui qui a blessé Marie, ou un autre semblable à lui, illustre par contraste l’absurdité de la guerre : comme tant d’autres comme lui, il se sent puissant avec son arme, il jouit du pouvoir qu’elle lui procure, et s’en sert pour abattre les passants sans plus se soucier de savoir qui ils sont, se cachant derrière l’impunité, derrière la distance qui les déshumanise. Son premier mouvement lorsqu’il se trouve auprès de la mourante, et du vieux couple qui veille sur elle, est pourtant la compassion. Les pensées de Gorgio esquissent son parcours et font ressortir plus encore la bêtise de cette guerre ; il ne lutte pas pour faire triompher un camp ou une idée mais simplement pour exister, par réaction contre son père qui ne l’a jamais aimé, ou soutenu. Il tue par dépit, par haine, par désoeuvrement.

C’est l’humanité de chacun de ses personnages que l’auteure met en avant. Les grands mots, les grandes idées par lesquelles les fous justifient la guerre n’ont pas voix ici ; il n’y a que des gens, des gens égarés, qui ne savent plus pourquoi ils tuent, des gens effrayés, qui ne savent pas pourquoi leur pays est dévasté, des gens en fuite, obligés de partir et de laisser derrière eux le désert qui fut leur ville, leur quartier, leur maison. Dès lors qu’il n’y a plus que des gens, il devient clair que la guerre est imbécile, et il ne reste pour l’expliquer que la nature de l’homme, puisque celui-ci tue depuis qu’il existe. Dans ce pays en guerre, chacun devient l’ennemi de l’autre, mais le mot « ennemi » n’a en réalité plus de sens. Il n’y a que méfiance et peur, alors que chacun, au fond, ne demande que ce qui est brusquement enlevé, et injustement, et absurdement, à Marie : aimer, et être aimé. Les personnages ici se répondent, se reflètent ; Anton et Anya sont l’image du couple que Marie et Steph auraient pu devenir, s’il n’y avait pas eu cette balle, Marie et Steph l’image de ce qu’Anton et Anya ont été, eux qui ont survécu. Mais ils sont aussi l’image de ce que Gorgio a désiré, qu’il a perdu, qu’il aspire en réalité à retrouver : ses parents, sa mère, qu’il souffre d’avoir abandonnée.

Trois couleurs se détachent sur le fond de ruines dans lequel se déroule le récit. Le jaune de la chemise de Marie, le bleu du chandail de Steph, le rouge du sang qui s’écoule de la blessure. C’est la vie dans un champ de décombres, à l’image de la petite fille de La Liste de Schindler. En résistant à la mort, Marie se souvient, elle pense en couleurs lorsqu’elle se remémore la joie des moments partagés avec Steph, quand ils avaient dix ans, quand ils en avaient vingt. En couleurs, en émotions, en sensations. Et ces moments de vie contrastent douloureusement avec la mort qui l’enveloppe dans cette rue, alors qu’elle espère la venue de celui qu’elle aime. Avant que la mort l’emporte. Et que l’on espère avec elle.

Thierry LE PEUT

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