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29 août 2012 3 29 /08 /août /2012 12:07

LA COURSE A L'ABIME de Dominique Fernandez

Grasset & Fasquelle, 2002 - Livre de Poche, 2005

 

Fernandez - course à l'abîmeLe Caravage... selon Fernandez

Comme son titre ne l’indique pas, La course à l’abîme est une sorte de biographie du Caravage, mais une biographie imaginaire, qui s’inspire librement de ce que l’on sait de la vie réelle du peintre italien et complète ces éléments – souvent transformés – par ce que l’on connaît de l’imaginaire de Dominique Fernandez. La débauche que l’on prête au Caravage, qui travaillait vite et dont la vie semble avoir alterné les moments de dévotion à son œuvre et les moments de violence et de provocation, au point de lui valoir plusieurs séjours en prison et une condamnation à mort – cette débauche est explicitement rattachée par Fernandez à l’amour des garçons (des jeunes garçons de préférence et des mauvais garçons en particulier) et à une forme de volonté d’échec qui, toute sa vie durant, aurait poussé le peintre à ruiner par des actions extrêmes sa réussite professionnelle. Peintre des puissants, bénéficiant de la protection de grandes familles, tour à tour objet de scandale et d’admiration, méprisé puis imité, jalousé évidemment, le Caravage reste une énigme, bien que l’on ait beaucoup écrit sur lui. En ce moment encore, à Toulouse et Montpellier, deux expositions lui sont consacrées pour témoigner de son influence dans l’Histoire de la peinture, ignorée durant trois siècles avant d’être (re)découverte à partir de la fin du XIXe et tout au long du XXe. Lui-même n’a laissé d’écrits ni sur sa vie ni sur son art, et pendant longtemps l’attribution de ses œuvres a été incertaine, une seule étant signée. Sa légende, et ses tableaux surtout, ont fait de lui, comme Pier Paolo Pasolini, l’un des artistes fétiches des amateurs de jeunes garçons – et c’est cet aspect du Caravage que développe à plaisir Dominique Fernandez dans son roman.

A plaisir, car l’écrivain se plaît à donner vie aux garçons peints par le Caravage pour les intégrer à la vie du peintre, qui se trouve en quelque sorte « organisée » par son amour pour le jeune Sicilien Mario, d’abord, et le fourbe et sensuel Gregorio ensuite. Le Jeune garçon mordu par un lézard ? C’est Mario saisi en pleine extase sexuelle. L’Amour vainqueur ? C’est Gregorio, canaille et indomptable, provoquant le « vieux » peintre (il a trente ans quand Gregorio en a quinze de moins) après avoir dévasté son atelier. Quant au jeune page du Portrait d’Alof de Wignacourt, il n’a l’air si provoquant que parce qu’il fait des avances explicites au peintre en narguant son maître qui prend la pose : le jeune garçon finira d’ailleurs dans le lit du peintre, enlevé comme Ganymède par l’aigle divin. Le romancier s’empare donc de la vie du Caravage pour la rêver telle que l’Histoire ne la livre pas, l’érigeant en provocation exemplaire à l’encontre de l’Eglise, dont le peintre scandaleux bafoue les règles tout en acceptant ses commandes.

Fernandez s’en donne à cœur joie contre les papes et les cardinaux, dévoilant leurs turpitudes avec autant de plaisir qu’il recrée dans le détail la vie amoureuse, sensuelle et sexuelle du Caravage. Le peintre bénéficie ainsi de la protection du cardinal Del Monte qui ne désapprouve pas son amour pour les garçons du moment qu’il reste secret, et qui lui offre même une petite maison pour y loger le jeune Mario. Puis le cardinal Scipione Borghese prendra la relève, mais pour soutirer au peintre devenu célèbre des tableaux qu’il ne paiera jamais, en échange de sa protection. Scandaleux Scipione Borghese qui n’hésite pas à faire emprisonner le Cavalier d’Arpin pour s’emparer de sa collection d’œuvres d’art (en échange de la vie), ou à faire voler des tableaux dans les églises, se sachant protégé par son oncle le pape Paul V. Bien que dotés de personnalités très différentes, ces deux cardinaux n’en suivent pas moins leur intérêt personnel et le Caravage découvre à travers eux les impératifs de la « raison d’Etat » qui gouverne l’Etat pontifical, entre la nécessité d’incarner les préceptes de l’Eglise, la crainte de l’Inquisition qui traque partout, jusque dans les palais, les manquements à cette règle et les punit de mort, et la non moins nécessaire « permissivité » qui permet de contrôler le peuple sans le détourner de l’Eglise. Le pouvoir plus important que la foi. La richesse insolente côtoyant la plus extrême pauvreté. Les prostituées à la fois honnies et d’autant plus tolérées que les hommes d’Eglise en sont eux-mêmes les clients. Auprès du cardinal Del Monte, le Caravage découvre qu’il est possible de mener une vie selon ses désirs à condition de donner à l’Eglise ce qu’elle exige : non seulement l’apparence de la respectabilité et de la dévotion mais, surtout, la possibilité de continuer de croire qu’elle a le contrôle. Ainsi le peintre peut-il se permettre beaucoup d’audaces, à la seule condition d’être capable de les habiller d’un argumentaire solide, nourri des textes religieux. Le chapitre « Accusations » (livre II) est un modèle de virtuosité oratoire qui traduit et dénonce cette hypocrisie fondée sur l’intelligence et l’éloquence, par laquelle les défenseurs du Caravage réhabilitent une à une les œuvres par lesquelles ses accusateurs voudraient le convaincre d’hérésie et le condamner. Cet exercice revient de loin en loin dans le roman, attestant la tension constante entre la provocation réitérée par le peintre et la crainte des hommes d’église de consentir au blasphème.

C’est ainsi une époque que recrée Dominique Fernandez sur les pas du Caravage. L’époque de la Contre-Réforme, durant laquelle l’Eglise cherche à reconquérir les fidèles et a recours à l’art parmi d’autres armes. La Rome des papes Clément VIII et Paul V, dans laquelle vit et travaille le Caravage, a pour objectif de séduire les fidèles et de s’opposer à l’expansion du protestantisme. La peinture et la sculpture sont au service de cette entreprise de séduction. En ornant les églises d’œuvres monumentales, les papes entendent y attirer les fidèles et s’opposer à l’austérité des protestants qui condamnent la représentation de Dieu, du Christ et des saints. Séduire, et non choquer ; attirer, non détourner. C’est pourquoi chaque œuvre est soumise au jugement des religieux, chaque symbole analysé avec une rigueur qui confine parfois à l’absurdité. On voit fréquemment le Caravage citer les Textes pour y trouver la caution indispensable à l’approbation de ses toiles – et, parfois, les trahir délibérément dans une volonté explicite de provoquer l’Eglise.

Cette provocation est au cœur de la personnalité du Caravage. L’Histoire nous a laissés avec un peintre doué et turbulent. Cet aspect turbulent, d’ailleurs, n’est pas celui qui intéresse le plus Dominique Fernandez. Les « virées » du Caravage dans les tavernes et les bas-fonds, avec des amis comme Lionello Spada, ne retiennent pas l’attention de l’écrivain ; il confine essentiellement le Caravage dans son intimité amoureuse, qui conditionne entièrement sa vie. De même, s’il fait apparaître le marchand Valentin, qui apportera au peintre beaucoup de commandes et l’accompagnera durant une part importante de sa vie, c’est pour le cantonner à un rôle très ponctuel. Fernandez préfère placer très vite le Caravage sous la protection du cardinal Del Monte, et curieusement sans se soucier de prêter à ce dernier une « influence » que l’Histoire a pourtant suggérée et qui irait au-delà de la simple protection. Le Caravage de Fernandez n’est pas au service d’hommes plus âgés ; il est l’éraste et jamais l’éromène. Fernandez lui donne une vie finalement très rangée : « canaille », son Caravage ne l’est pas ; il est plutôt fier, constamment déchiré entre le goût du confort, qui seul lui permet de réaliser des œuvres dont on parle et qui lui apportent la notoriété, et le désir de rébellion. Cédant à la tentation psychologisante, l’écrivain donne à l’ombre personnelle du Caravage une explication familiale ; son père, dont l’Histoire nous dit qu’il mourut de la peste, il le fait mourir assassiné, victime de ces magouilles politico-religieuses que le peintre découvre plus tard à Rome. Toute l’existence du Caravage, son incapacité à maîtriser son destin, son irrémédiable tentation auto-destructrice trouvent donc leur cause dans cet acte fondateur, comme si le peintre n’avait jamais poursuivi d’autre but, au fond, que de mourir à son tour comme mourut son père, victime de ceux à qui il aura refusé de se soumettre. Le roman de Fernandez commence ainsi par la mort du Caravage, et c’est la voix de ce mort qui raconte ensuite sa vie pour revenir, in fine, à cet instant où se joue son destin, qui est l’instant de la mort. La blessure « originelle », le rapport au père, donne à la vie du Caravage une cohérence romanesque, et – même si Fernandez ne l’écrit pas – son rapport aux jeunes garçons peut lui aussi s’y inscrire. La « déviance » sexuelle expliquée par le rapport au père – voilà qui n’a certes rien d’original et l’on pourra reprocher à l’écrivain, au demeurant, d’avoir par cette ficelle un peu lourde enlevé à la révolte du Caravage ce qu’elle pouvait avoir de superbe.

De quelle nature est-elle donc, cette révolte ? Tout au long du roman, le Caravage se reproche à lui-même de bénéficier de puissantes protections. Se rêvant maudit, il est humilié de se savoir protégé. Mais quelle chance aurait-il de vendre sa peinture et de la faire connaître sans les commandes de l’Eglise, et donc la protection des puissants ? « Que tu le veuilles ou non, tu as partie liée avec cette société de riches et de puissants que tu stigmatises », dit au peintre le cardinal Del Monte. « Tu es en sécurité, tu ne cours aucun danger de mourir de faim. Cesse donc de poser au plébéien révolté, qui en veut à toute la terre d’avoir été jeté dans le monde sans naissance. » (pages 278-279) Toute la vie du peintre oscille donc entre la soumission et la rébellion : ces protections qu’il méprise, le Caravage les bouscule, les violente, les met en péril pour se convaincre qu’il est capable de préserver son âme. Il fait ainsi plusieurs séjours en prison, perd la protection du cardinal Del Monte, provoque des scandales en livrant à ses commanditaires des œuvres non conventionnelles, dans lesquelles, bien souvent, il peint ses passions interdites sous le couvert d’épisodes religieux, donnant à ses jeunes amoureux l’apparence d’anges ou de saints. Dans les moments de grand péril, il sait toutefois se soumettre à nouveau… mais jusqu’à un certain point seulement, la sécurité finissant toujours par lui apparaître méprisable et l’incitant, de nouveau, à se mettre en danger.

A cette révolte personnelle, Fernandez ajoute la révolte artistique, plus académique, elle, car désormais circonscrite par les historiens de l’art. Le roman est aussi exégèse de l’œuvre du Caravage. Chaque tableau s’y trouve « mis en contexte » dans la vie imaginée par l’écrivain, mais également analysé à la lumière de ce que le Caravage a apporté à la peinture. Peintre des ombres et de la lumière, dit-on, le Caravage a aussi voulu faire entrer la réalité dans la peinture, rompre par conséquent avec l’académisme issu du passé, et particulièrement avec l’imitation des Anciens. Ces scènes de martyre où l’on ne sent ni douleur physique ni cruauté, ces meurtres où ne coule aucun sang, ces Christs et ces saints dont on se demande comment tient sur eux le tissu chargé de cacher les parties que l’Eglise interdit de montrer… S’il a lui-même cédé parfois à ces facilités, le Caravage a voulu les bousculer, donner à ses figures un naturel, un réalisme nouveaux. Le Caravage de Fernandez se dit incapable de peindre autrement que d’après modèles, et il trouve ceux-ci, le plus souvent, dans le peuple que l’Eglise feint de ne pas voir. Ce sont des prostituées qui posent pour les saintes, ce sont les garçons avec lesquels il couche qui figurent les saints et les amours, autant de scandales en puissance dont s’amuse le peintre. Et l’écrivain aussi, qui se plaît à questionner les prêtres capables de reconnaître sur un tableau des prostituées qu’ils sont pourtant censés n’avoir jamais vues, voire de les nommer ! La course à l’abîme inscrit l’œuvre du Caravage dans l’Histoire de la peinture, mentionnant Michel-Ange, Raphaël, le Titien et bien d’autres, dont bien sûr les contemporains de Caravaggio, les Cavalier d’Arpin, les Carracci, les Gentileschi. Déjà s’y dessine l’héritage caravagesque que l’on ne nommera que bien plus tard, à travers les imitateurs qui se défendent de « faire du Caravage » mais reprennent à leur profit les « techniques » développées par ce dernier.

Le roman de Dominique Fernandez, donc, est tout à la fois un plaisir (forcément sulfureux) de boylover et un commentaire de l’œuvre du Caravage. En mêlant ces deux aspects avec une érudition étourdissante, l’écrivain exprime sa passion d’un personnage, d’une œuvre, d’un pays (Rome n’est pas seule décrite, Naples, Florence, Malte le sont aussi) et d’une époque, qu’il met en scène avec une ironie savante et grinçante. Car si la vie du Caravage paraît scandaleuse, elle sert ici à dénoncer les turpitudes des gens en place, leur fausse respectabilité, tant sur le plan moral que sur le plan intellectuel : Fernandez s’amuse aussi à stigmatiser les commentaires savants, les exégèses érudites, discréditées et raillées par les motivations sensuelles de son Caravage. Ainsi du Grand Maître des Chevaliers de Malte, Alof de Wignacourt, qui, non content de « vendre » au peintre un titre de chevalier au mépris des règles édictées par son Ordre en échange de son portrait réalisé gracieusement, se montre ridicule en commentant la Décollation de saint Jean devant un Caravage qui confie ainsi au lecteur son incrédulité : « Abasourdi, je ne savais que répondre. Je n’étais pas encore habitué aux bévues que les critiques d’art et les historiens commettraient sur mes tableaux. La lecture du Grand Maître était non seulement si éloignée de mes intentions mais si peu en rapport avec ce qui était dit dans le tableau (moi, penser à illustrer le siège de Malte par les Turcs !), que je ne songeais même pas à me réjouir de ses compliments. » (page 715) Fernandez se fait donc exégète de l’œuvre du Caravage mais se moque en même temps des exégèses, revendiquant le droit de lire la vie et l’œuvre du peintre à la lumière de sa recréation imaginaire très personnelle.

Il est donc souhaitable d’aborder La course à l’abîme en sachant que son auteur n’y professe pas une fidélité tatillonne à l’exactitude historique, même s’il respecte les grandes lignes de la vie du Caravage et surtout de son temps. C’est à cette condition seulement que l’on pourra apprécier un roman « fleuve » (près de 800 pages en poche) doté d’une grande érudition et dont le regard caustique ne se porte pas seulement sur l’époque qu’il décrit mais, au-delà, sur toutes les époques, sur l’homme tel qu’il est. La narration est d’ailleurs confiée à un Caravage d’outre-tombe, qui semble informé de ce que deviendra son œuvre et des commentaires que l’on en fera des siècles après sa mort. Biographie romanesque, La course à l’abîme est une œuvre où Dominique Fernandez imagine un Caravage selon son cœur, scandaleux et révolté – scandaleux parce que révolté.

Thierry LE PEUT

  

Note

1. Du 22 juin au 14 octobre 2012, Musée Fabre de Montpellier et Musée des Augustins de Toulouse. Dans le premier, « Le Caravagisme italien, français et espagnol : Caravage et ses premiers suiveurs » ; dans le second, « Le Caravagisme nordique, flamand et hollandais ». http://www.ot-montpellier.fr/agenda/corps-et-ombres-caravage-et-le-caravagisme-europeen.html

 

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