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27 décembre 2013 5 27 /12 /décembre /2013 19:01

QUINZE JOURS DANS LE DESERT d'Alexis de Tocqueville

Folio 

 

TOCQUEVILLE - 15 jours dans le désertTocqueville dans les confins américains

Avec la naïveté de ceux qui viennent après, on s’imagine parfois que nos ancêtres ne percevaient pas leur propre réalité avec l’acuité que procure la distance. C’est peut-être pour cela que la quatrième de couverture de la petite édition Folio de Quinze jours dans le désert parle de la « contemporanéité saisissante » du texte d’Alexis de Tocqueville. Comme s’il était surprenant qu’un homme du siècle porte sur l’Amérique qu’il voyait le même regard que celui que nous dirigeons aujourd’hui sur elle, à près de deux cents ans de distance. Surprenant ou pas, c’est bien le sentiment que l’on retire de ces Quinze jours dans le désert. Parti avec un ami à la découverte des confins de la civilisation américaine encore en gestation, Tocqueville, alors âgé d’une trentaine d’années, partage avec ses lecteurs les impressions que fait naître en lui ce voyage. Il livre son regard sur les Américains mais aussi sur les Indiens, et sur la nature vierge qu’il traverse à la rencontre de ces hommes ; sur les êtres comme sur la nature, il porte le même regard mélancolique, celui d’un homme qui sait qu’Indiens et nature inviolée vont bientôt disparaître. « Ce ne sont point là les prévisions plus ou moins hasardées de la sagesse », écrit-il au terme de l’ouvrage. « Ce sont des faits aussi certains que s’ils étaient accomplis. Dans peu d’années ces forêts impénétrables seront tombées. Le bruit de la civilisation et de l’industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira… Des quais emprisonneront ses rives, ses eaux qui coulent aujourd’hui ignorées et tranquilles au milieu d’un désert sans nom seront refoulées dans leur cours par la proue des vaisseaux. » « C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donnent suivant nous aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. », écrit encore l’observateur lucide. « On les voit avec un plaisir mélancolique, on se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triomphante de la civilisation fait naître. On se sent fier d’être homme et l’on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu nous a accordé sur la nature. » A la lecture de ces lignes résonnent en écho les mots écrits quelques pages plus haut à l’évocation de la forêt vierge : « La vie et la mort sont ici comme en présence, elles semblent avoir voulu mêler et confondre leurs œuvres. »

Tocqueville se voit comme l’un des derniers observateurs de ce monde promis à la destruction et bientôt remplacé par une autre réalité, « triomphante », dit-il, mais frappée d’amertume. Ainsi avance la civilisation, détruisant sur sa route des beautés qu’elle regarde à peine ; le livre de Tocqueville apparaît alors comme un chant funèbre, un hommage au monde condamné et pourtant si vivace encore, autant qu’une célébration lucide et mélancolique de la civilisation. On sent chez le narrateur le sentiment de l’urgence et la détermination à contempler les confins de l’Amérique ; parti les contempler, il en rapporte des tableaux qu’il lègue à la postérité, comme d’autres rapporteront des photographies. Il témoigne ainsi d’un monde que très peu auront vu, avant qu’il ne soit emporté. Ce n’est pas le goût de l’aventure qui guide le jeune homme, ce n’est pas l’envie de rompre avec l’ancien monde et de se faire une place au sein du nouveau ; Tocqueville reste un Européen, fermement attaché à son univers, un voyageur venu pour voir, prêt pour cela à braver quelques dangers, mais déterminé à revenir. Aussi son émotion, pour sincère qu’elle soit, n’est-elle pas teintée de désespoir mais simplement de tristesse ; réflexion sur la marche du monde, dont on perçoit les cruautés sans pour autant la condamner, ou s’y opposer. Tocqueville se fait témoin mais accepte et participe lui-même à la marche de la civilisation.

La sensibilité romantique apparaît dans sa description de la forêt vierge qu’il traverse. Devant le spectacle d’une nature indépendante de l’homme, où les arbres naissent et meurent au rythme de la nature seule, sans aucune intervention humaine, l’auteur est pris d’une sorte de « terreur religieuse ». Dieu bien sûr est invoqué dans ce moment de pure contemplation, pour occuper l’espace laissé vacant par l’homme, et la nuit, comme on s’y attend, amène son cortège d’ombres fantastiques, qui témoignent de la nécessité d’humaniser ce qui échappe à l’échelle humaine. L’observateur peuple le vide en recourant aux deux notions que l’homme a conçues pour cela : la religion et le surnaturel.

Tocqueville décrit les Indiens comme il décrit le paysage : en savant venu collecter des observations pour confirmer une idée préconçue ou former son jugement. Sa première rencontre avec les Indiens est marquée par la déception, car il voit d’abord des spécimens dégénérés, des Indiens réduits déjà à l’état de débris humains par la civilisation, à laquelle ils ne s’adaptent pas. Ni leur allure, ni leur couleur de peau, ni leur comportement ne s’accordent avec l’image qu’il en avait. Et le jeune voyageur de prévenir la déception de ses lecteurs, en conteur très conscient de ses effets : « On aurait tort toutefois de vouloir juger la race indienne sur cet échantillon informe, ce rejeton égaré d’un arbre sauvage qui a crû dans la boue de nos villes. Ce serait renouveler l’erreur que nous commîmes nous-mêmes et que nous eûmes l’occasion de reconnaître plus tard. » Il lui faut s’avancer dans la nature vierge pour y trouver d’autres spécimens à observer. Ce seront, notamment, deux jeunes Indiens qui le guideront, avec son compagnon, à travers la forêt vierge, vers l’ultime établissement humain, du côté canadien. Durant leur périple, Tocqueville pourra les observer à loisir, dans leur « habitat naturel » et sans qu’ils paraissent même avoir conscience d’être regardés, circonstance précieuse pour l’observateur avide de naturel.

Tocqueville croque aussi les Européens et les Américains. En bon candide, il fait partager à son lecteur sa surprise devant une silhouette indienne qui soudain lui parle en français de Normandie, ou ses réflexions sur l’esprit américain qu’il identifie chez les véritables pionniers. Parvenu aux confins, il consacre plusieurs pages à établir les caractères des différents spécimens qui, établis là dans l’attente que la civilisation les rejoigne, forment déjà un avant-goût du melting pot que sera la nation américaine. « Ainsi donc dans ce coin de terre ignoré du monde la main de Dieu avait déjà jeté les semences de nations diverses » - la métaphore naturaliste revient plusieurs fois sous la plume de l’observateur, qui voit dans cet établissement reculé un « germe naissant confié au désert et que le désert doit féconder » - « déjà plusieurs races différentes, plusieurs peuples distincts se trouvent ici en présence. » Ce que note Tocqueville à cet instant, c’est le paradoxe entre la cohabitation de ces peuples différents et leur impossible conciliation : « Leurs besoins sont communs ; ils ont à lutter ensemble contre les bêtes de la forêt, la faim, l’inclémence des saisons. Ils sont trente à peine au milieu d’un désert où tout se refuse à leurs efforts et ils ne jettent les uns sur les autres que des regards de haine et de soupçon. La couleur de la peau, la pauvreté ou l’aisance, l’ignorance ou les lumières ont déjà établi parmi eux des classifications indestructibles ; des préjugés nationaux, des préjugés d’éducationet de naissance les divisent et les isolent. » Le jeune Européen tord ici le cou à une vision idéaliste du Nouveau Monde, où chacun trouverait matière à se réaliser sans souffrir des distinctions de l’ancien monde. Rien de moins vrai selon les observations de Tocqueville, qui décrit sans complaisance l’âpreté du gain et l’esprit pratique et étroit des pionniers américains.

Deux conceptions du monde et de l’existence se font face sous la plume de Tocqueville. Celle des civilisés, prêts à subir toutes les duretés d’une existence rude et ingrate au nom de la croyance en l’enrichissement à venir, seul objet de leurs sacrifices ; et celle des Indiens, qui les regardent avec un mélange d’incompréhension et de mépris, ne convoitant guère que leurs armes, résistant à leur mode de vie depuis déjà deux siècles. Les Indiens, disent les pionniers, ne peuvent pas se civiliser ; la civilisation les tue, dit même l’un d’entre eux, ce que confirment les observations de l’Européen. Et cette mort programmée, les pionniers la contemplent sans compassion, sans remords : si Dieu n’a pas donné aux Indiens la capacité de se civiliser, c’est qu’il les a destinés dès le départ à l’extinction : une « destruction inévitable ». « Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses », consigne Tocqueville dans ses cahiers, citant un pionnier. Ainsi est résumée la bonne conscience qui accompagne la civilisation ; et Tocqueville de noter, toujours avec la même « contemporanéité saisissante » : « Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va au temple où il entend un ministre de l’Evangile lui répéter que les hommes sont frères et que l’Etre éternel qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir. »

Les Indiens de Tocqueville ne sont pas ces guerriers farouches et terribles qui seront stigmatisés dans les westerns du premier âge. Certes, ils font peur, surtout lorsque le jeune voyageur et son compagnon se retrouvent livrés à leur bon vouloir insondable – la barrière de la langue dresse entre eux un mur infranchissable – dans la forêt vierge qu’ils doivent traverser. Et Tocqueville de noter à la ceinture du jeune guide de dix-huit ans « un couteau long et acéré à l’aide duquel les sauvages enlèvent la chevelure du vaincu » (sans préciser que cette coutume barbare leur fut enseignée par les Européens). Mais ils apparaissent surtout irrémédiablement séparés des civilisés par leur mode de vie, qui les condamne à la destruction. Trop grande est la dynamique de la civilisation, à laquelle les Indiens opposent leur absence d’ambition de se rendre maîtres de la nature. Secrets, agiles, indifférents aux besoins que la civilisation fait naître artificiellement, les Indiens sont condamnés parce qu’ils n’ont aucun désir de dominer. Ils ne peuvent qu’être détruits parce qu’ils n’ont pas conscience qu’un ogre dévore leur pays, et ne sera satisfait qu’après les avoir dévorés eux-mêmes. La civilisation assimile ou détruit. Elle s’empare du territoire et change irréversiblement ses habitants, ou les tue.

On est saisi par la justesse du trait de Tocqueville, que l’on retrouve à peine modifié dans les contes modernes de la civilisation en marche, jusqu’aux récits d’invasion extraterrestre où l’on voit des créatures étrangères assimiler notre planète en l’adaptant à leurs besoins. Témoins ces lignes où Tocqueville évoque la différence de situation des Européens et des Indiens au cœur de la forêt vierge : « Là en effet l’échelle était renversée ; plongé dans une obscurité profonde, réduit à ses propres forces, l’homme civilisé marchait en aveugle, incapable non seulement de se guider dans le labyrinthe qu’il parcourait, mais même d’y trouver les moyens de soutenir sa vie. C’est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage ; pour lui la forêt n’avait point de voile, il s’y trouvait comme dans sa patrie ; il y marchait la tête haute guidé par un instinct plus sûr que la boussole du navigateur. » Ainsi l’Européen et son rejeton l’Américain ont-ils entrepris de transformer le monde à leur image, pour pouvoir l’habiter. D’aveugles, ils deviendront voyants ; et, faisant disparaître le monde tel qu’il est, adapté aux Indiens, ils feront disparaître du même coup ces derniers. On ne peut mieux décrire le phénomène qui, durant des siècles, a caractérisé l’expansion de la civilisation, nous ramenant aux lignes que nous citions au début de cet article.

Conscient de cette évolution, se sachant lui-même à l’avant-garde des événements qui ne manqueront pas de se produire très rapidement, Tocqueville donne à son texte un sens prémonitoire. Il achève ainsi le récit de son voyage sur l’évocation d’un orage, qui arrache au monde condamné des gémissements qui semblent terrifier un Indien, comme s’il en pressentait le symbolisme terrible, et sur le souvenir de la révolution de 1830, qui inspire au narrateur une vision ultime, issue du passé, mais annonciatrice aussi des douleurs à venir.

Thierry LE PEUT

 

 

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