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10 juillet 2011 7 10 /07 /juillet /2011 16:42

VIE ET MORT EN QUATRE RIMES, par Amos Oz

Gallimard, 2008

traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen

 

A quoi sert la littérature ? 

Amos Oz - vie et mort en 4 rimesVie et mort en quatre rimes est un curieux texte. On est d’abord tenté d’y voir une facétie d’écrivain, une récréation artistique : l’écrivain se met lui-même en scène (sans se nommer, le héros-narrateur étant la figure de « l’écrivain ») et s’amuse à imaginer la vie d’une galerie de personnages qui s’entrecroisent. Puis de l’effet de mise en abyme se détache une réflexion sur la finalité de la littérature. Pourquoi écrire ? Le roman apparaît alors comme une illustration de cette réflexion, pendant à l’une des conférences prononcées par l’auteur en 2002 à Tübingen, Se glisser dans la peau de l’autre. C’est en effet ce processus que Oz place au cœur de son travail d’écrivain : petit déjà, explique-t-il, il aimait inventer la vie des gens qu’il observait tandis qu’il dégustait une glace dans une boutique. Cette habitude ne l’a jamais quitté et un roman consiste finalement à endosser des personnalités multiples, en étant capable d’appréhender, de comprendre et de ressentir toutes ces personnalités.

 

C’est l’approche choisie pour Vie et mort en quatre rimes. Un grand écrivain est invité à une table ronde au centre communautaire Schunia Schor. Avant cela, toutefois, Oz l’assoit dans un « petit bistrot à un pâté de maisons du centre communautaire », dans la situation même que décrit Se glisser dans la peau de l’autre. Là, il imagine la vie d’une serveuse. D’abord rattaché aux rêveries de l’écrivain, l’exercice s’en affranchit et le personnage inventé prend corps, s’empare du récit, dans lequel il revient de loin en loin au fil du roman. Les participants à la table ronde sont traités de la même manière : d’abord personnes « réelles » que l’écrivain perçoit avec un mélange de lassitude et d’ironie, ils s’affranchissent eux aussi de leur « réalité » pour devenir la matière d’une construction narrative. Tous ces personnages s’enracinent dans la réalité mais évoluent au gré de l’imagination de l’écrivain, qui se met lui-même en scène dans sa rêverie : tantôt il imagine simplement la vie de ses personnages, indépendamment de lui, tantôt il les croise, voire parle ou couche avec eux. Le roman prend alors la forme d’une errance dans la ville, métaphore du processus créatif.

 

Dans Se glisser dans la peau de l’autre encore, Oz utilisait une métaphore : il se voyait, écrivain, comme un marchand dans sa boutique. Ses clients, ce sont ses personnages. Et son travail consiste à être là, dans sa boutique, et à attendre toute la journée que des clients en franchissent la porte. Dans Vie et mort en quatre rimes, réalité et fiction finissent par se confondre, au point qu’on ne sait plus si l’écrivain agit ou s’il se contente de rêver. Est-il jamais allé à cette table ronde ? Et, si oui, l’a-t-il jamais quittée ?

 

Le mouvement a beaucoup d’importance dans ce roman ; aux déplacements dans la ville correspond un ballet incessant des personnages, qui se sentent portés vers l’autre, s’enhardissent à l’approcher, hésitent, s’éloignent, reviennent, en lutte avec l’incompréhension, l’appréhension, le désir et la peur. Deux figures se détachent particulièrement de ce bouillonnement vagabond : celles de l’écrivain et d’une lectrice, Rochale Reznik. Oz imagine plusieurs développements à leur rencontre. Dans un premier, l’écrivain fuit au moment de frapper à la porte de la jeune femme ; dans le second, il franchit cette limite. S’ensuit un jeu avec les possibles, décliné de nouveau sous la forme d’un ballet, à travers les mots d’abord (« Bon, voyons voir : maintenant encore, vous l’ignorez ? Encore maintenant, vous l’ignorez ? Maintenant, vous l’ignorez encore ? Même maintenant, vous l’ignorez encore ? Non, vous l’ignorez encore maintenant ? Biffez les mentions inutiles. »), puis à travers une scène d’amour au plus près des corps, où l’auteur détaille les sensations, pousse les corps l’un vers l’autre puis les éloigne, gonfle puis dégonfle le désir. D’abord l’écrivain craint que sa partenaire ne sente la réalité de son désir, puis il craint que celui-ci, capricieux, ne le lâche au plus mauvais moment ; et le simple fait de l’envisager provoque effectivement la « débandade ». Cette scène d’amour est elle-même la mise en abyme d’un roman qui met en abyme le travail de l’écrivain.

 

Oz explicite plus tard les questions qui agitent l’écrivain : pourquoi écrire ? Pourquoi tenter de dire l’indicible ? D’enfermer la réalité dans les mots ? Quel but poursuit-il ? Ses textes sont-ils d’une quelconque utilité ? Qui servent-ils ou à qui servent-ils ? Le fait même d’écrire n’est-il pas futile, totalement vain ? Au fur et à mesure du roman grandit donc le désarroi de l’écrivain, qui finit par dire : « elle est tordue, grotesque et horrible, cette histoire ». Mais l’est-elle, vraiment ?

 

Rochale Reznik est lectrice des textes de l’écrivain. Ce dernier, elle l’a d’abord imaginé, à partir de ses textes. Puis elle l’a rencontré. A moins bien sûr qu’elle ne l’ait jamais rencontré, que leur rencontre ait été totalement imaginée par l’écrivain, ce qui finalement est le plus probable. Un autre personnage, présent dans le public du centre communautaire, est un adolescent auteur de poésies. De lui aussi l’écrivain se rapproche ; il imagine les attentes et les représentations de l’adolescent en proie à ses désirs, incompris, projetant sa sensibilité sur l’écrivain dont il admire les textes, s’identifiant à lui, confondant leurs douleurs. Si la littérature servait d’abord à cela ? A mettre en relation des vies séparées, des esprits dont les corps ne se rencontreront jamais ailleurs que dans l’imagination des uns et des autres ? En te lisant, je t’imagine et je me comprends. Je me rassure, je m’interroge, je m’ouvre à toi et je m’apprends moi-même, dans un échange silencieux, tourmenté, bouillonnant, sensuel aussi, qui me permet de comprendre le monde à travers toi, à travers nous ?

 

La diversité des figures invoquées dans ce roman est finalement un plaidoyer vivant pour l’harmonie des êtres. Tous différents, sans doute, mais tous liés, aussi, par la littérature. Le roman, alors, peut se terminer sur une ultime image de confusion, où l’un se fond dans l’autre : « Demain, autrement dit aujourd’hui. »

Thierry LE PEUT 

 

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commentaires

S
<br /> Bonjour Bloggieman ! Je suis d'accord avec vous, la littérature nous enchante quand elle nous permet de nous évader dans un monde onirique ; mais cette fonction que vous décrivez est aussi réelle<br /> et bienfaitrice : a travers toi, auteur, j'appréhende le monde et qui je suis, à tous les niveaux de mon être spirituel, mental, émotionnel, physique ; après la solitude de la lecture , je peux me<br /> tourner à nouveau vers mes semblables, dans une communication plus ancrée dans le monde réel ; tout ceci constituant le ballet incessant de la vie...Bonne journée sur ces belles pensées !<br /> <br /> <br />
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