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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 13:15

LE TUMULTE DES FLOTS de Yukio Mishima

1954 – Gallimard, 1969 – Folio, 1978 (n° 1023)

Les citations proviennent de l’édition Folio

 

Mishima - tumulte des flots 1.  Mishima - tumulte des flots 2.   Mishima - tumulte des flots 3.

 

Une ode à l'énergie sur fond de Daphnis et Chloé à la japonaise

Le Tumulte des flots est présenté comme un Daphnis et Chloé à la japonaise. C’est un livre naïf (au sens littéraire) qui fait l’éloge de l’énergie, de la force physique, de la simplicité. Le héros, Kubo Shinji, est un jeune homme de dix-huit ans, qui vit avec son jeune frère de douze ans Hiroshi et leur mère dans une petite maison de pêcheurs sur l’île d’Utajima. Dès le premier chapitre Shinji rencontre une jeune fille, Hatsue ; nouvelle sur l’île, elle est la fille de Miyata Terukichi, l’homme le plus riche de l’île. De cette première rencontre sans paroles entre le jeune homme et la jeune femme qui n’ont jamais connu l’amour, rencontre faite de regards uniquement, va procéder le récit qui va suivre.

« Ce jeune homme n’avait que dix-huit ans, il était sorti du collège l’année précédente. Il était grand pour son âge et bien bâti et seul son visage révélait sa jeunesse. Une peau ne pouvait être plus brunie par le soleil que la sienne. Il avait le nez bien fait caractéristique chez les habitants de son île. Ses lèvres étaient gercées. Ses yeux noirs étaient clairs mais cette clarté n’était pas celle d’un intellectuel ; c’était le don de la mer à ceux qui vivent d’elle ; en fait il avait eu des notes des plus médiocres au collège. Ses vêtements étaient ceux qu’il portait tous les jours pour pêcher, un pantalon hérité de son défunt père et une veste de pêcheur. » (p. 12-13)

Cette description liminaire contient l’essentiel du « mythe » illustré par ce roman : celui d’une virilité naturelle, fruit du travail manuel. Mishima marque d’emblée la distance avec l’univers intellectuel et ancre le récit dans le quotidien âpre des pêcheurs. Pas de recherche, ni dans l’apparence ni dans l’habillement : le héros est jeune, vigoureux, il a la simplicité des gens de la mer. Dès lors, le tumulte du titre sera à la fois métaphorique et littéral : ce sera le tumulte des sentiments (« Il pensait que le tumulte des vagues qu’il entendait correspondait aux battements de son jeune sang », p. 64) et celui de la mer (« Seul le tumulte des flots se répercutait à travers la végétation », p. 41 ; « Seul le tumulte des vagues dont l’écho flottait dans l’air emplissait la salle triste où il semblait n’y avoir âme qui vive », p. 139), dont la violence franche permet à l’homme d’éprouver sa force. C’est l’ambiance sonore dans laquelle baigne l’ensemble du récit, rappel constant de son insularité.

La référence à Daphnis et Chloé vient du lieu (une île) et de la naïveté du récit (entendez : la mise en scène de personnages simples, qui donnent à voir ce qu’ils sont). On retrouve ici le trouble né de la découverte de l’amour et du désir physique : découvrant le nom de la jeune inconnue qu’il a aperçue un peu plus tôt, Hatsue, Kubo éprouve une émotion insolite. « Shinji n’était nullement porté à ruminer ses pensées, mais ce seul nom ne cessait de harceler son esprit, comme un problème difficile à résoudre. Rien qu’en entendant ce nom ses joues se coloraient, son cœur bondissait. Il lui était pénible d’être assis là immobile, ressentant ces changements physiques qu’il ne connaissait jusqu’à présent qu’après un travail rude. Il tâta ses joues chaudes avec la paume de sa main. Elles lui semblèrent être les joues d’une autre personne. Sa fierté était blessée de la présence en lui d’un être qu’il ignorait et sa colère lui rendait les joues encore plus rouges. » (p. 33-34) Plus loin : « Le jeune homme avait mené jusque-là une vie paisible malgré sa pauvreté, mais de ce jour il fut torturé par l’anxiété et s’abîma dans ses pensées. » (p. 49)

Pour calmer un peu ce trouble, il faudra le passage à l’acte physique, qui se fera chez ces jeunes gens simples sans fausse pudeur et sans manières : se retrouvant dans un observatoire isolé, trempés, les jeunes gens se déshabillent et découvrent la séduction des corps. En arrivant là, Hatsue découvre Shinji endormi. « Lorsqu’elle était arrivée au rendez-vous, il y avait un feu. Il y avait un homme qui dormait. Avec la rapidité de décision qu’aurait eue un enfant, elle avait simplement décidé de sécher aussitôt que possible ses vêtements mouillés, son corps mouillé pendant que l’homme dormait. Au fond, Hatsue ne pensait pas qu’elle se déshabillait devant un homme. Elle l’avait fait simplement parce qu’il se trouvait là un feu et qu’elle était mouillée. » (p. 100) Shinji, en vérité, s’est réveillé mais fait semblant d’être toujours endormi. De sa contemplation du corps nu de Hatsue naît un érotisme que d’aucuns trouveront léger, d’autres torride, le feu aidant. Comme Hatsue, Shinji agit avec « la simplicité d’un enfant », il pose « une question d’enfant » et reçoit une réponse « à la fois naïve et surprenante » (p. 101). Pour n’avoir plus honte sous le regard du garçon, elle demande qu’il soit nu lui aussi. Alors la nature redouble l’émotion des jeunes gens, se fait l’écho de leur trouble, de la violence tout intérieure du désir : « A ce moment la tempête rugit soudain plus fort que jamais au-dehors. Jusque-là le vent et la pluie avaient fait rage autour des ruines avec la même force qu’à présent, mais en ce moment le garçon et la fille prirent conscience de sa réalité et comprirent qu’en bas des hautes fenêtres le Pacifique était secoué avec une frénésie incessante. » (p. 104) Cette force de la nature est à l’image de la force virile du jeune Shinji, décrit un instant plus tôt comme « la statue d’un héros » (p. 103).

Dans cette scène Mishima se livre au modèle littéraire. Le feu crépitant symbolise l’ardeur intérieure des jeunes gens, le désir purement physique dont l’inassouvissement produit dans le corps et le cœur de Shinji une insatisfaction temporaire. Tout le jeu autour de ce feu, jeu de regards puis de mouvement, pour que les désirs d’abord séparés se trouvent joints dans une étreinte, répond à ce symbolisme puissant. Les jeunes gens n’iront pas toutefois jusqu’au bout de leur désir : pas sans être mariés. Mais leurs corps unis sur le sol de l’observatoire trouvent malgré cela le chemin d’un bonheur pur. Le tumulte des flots alors se fait entendre de nouveau, réalisant l’union des éléments et du désir : « De temps en temps le feu qui mourait crépitait encore un peu. Ils entendaient ce bruit et le sifflement de la tempête frôlant les hautes fenêtres se mêler aux battements de leurs cœurs. Il semblait à Shinji que cette sensation incessante d’ivresse, le fracas effrayant de la mer au-dehors, le bruit des branches secouées par le vent, tout battait au même rythme violent que la nature. Dans son émotion entrait le sentiment d’un bonheur pur qui ne s’éteindrait jamais. » (p. 105-106)

 

Ce que célèbre ici Mishima ce n’est pas tant l’innocence de l’amour que l’énergie que dégagent ces gens simples. Le tumulte des flots est bien une célébration, en effet, qui s’affirme comme telle à travers les propos du vieux Terukichi à la fin du roman : « Ce qui compte dans l’homme c’est l’énergie. Il faut qu’un homme ait de l’énergie. Ce sont des hommes énergiques qu’il faut à Utajima. » (p. 233-234) Propos qui font écho à d’autres disséminés dans le roman, par exemple, au sujet du jeune héros : « Le travail convenait parfaitement à son corps et à son esprit comme va un costume bien coupé et ne laissait aucune place à des ennuis cachés. » (p. 222) La comparaison avec le costume bien coupé est au demeurant insolite, puisqu’elle renvoie précisément à ce qui ne convient pas à Kubo Shinji, à un signe d’élégance totalement déplacé dans ce monde de pêcheurs. Mais il s’agit bien ici de montrer des êtres qui ne connaissent pas le calcul, qui ne sont pas hypocrites mais donnés tout d’une pièce. Le vieux Terukichi n’est pas n’importe qui, il est le symbole de cette énergie : « On pouvait dire que Terukichi était la personnification de tout le travail, la résolution, l’ambition et la force d’Utajima. » (p. 142)

Kubo Shinji s’oppose ainsi à Yasuo, « le président de l’Association des jeunes gens » (p. 82) « Yasuo n’avait pas encore dix-neuf ans ; il appartenait à une famille notable du village, il avait le pouvoir d’entraîner les autres à sa suite. Il savait se donner de l’importance en dépit de son âge et arrivait toujours en retard aux réunions. » (p. 34) Yasuo représente la délicatesse dans ce qu’elle a de répréhensible, et les stigmates en lui sont autant moraux que physiques : il n’a ni le goût du travail ni celui de l’effort, il est imbu de sa personne, sûr de ses charmes et prêt à faire usage de violence pour obtenir ce qui, croit-il, lui revient de droit. C’est ainsi que, épris de Hatsue non par amour mais par ambition, car il souhaite entrer dans la famille du vieux Terukichi, il essaie de la violer alors qu’elle va puiser de l’eau dans la nuit. L’intelligence et la vivacité de la jeune femme contrastent alors avec l’indolence et la maladresse du jeune homme, mis en échec par la résistance farouche de Hatsue mais aussi par la nature, qui l’attaque sous la forme… d’une guêpe ! Le drame est ainsi déjoué au bénéfice d’un épisode dont Yasuo sort ridiculisé. Sa rivalité avec Shinji se jouera plus tard sur l’un des bateaux de Terukichi, où Yasuo démontrera son incapacité et sa désinvolture tandis que Shinji trouvera l’occasion, seul entre tous, de prouver son courage et sa résistance. C’est à la mer elle-même qu’il affrontera ses forces au cours d’une tempête décisive. Epreuve qui donnera au roman ses lignes ultimes : « Il savait que c’était sa force qui lui avait fait vaincre le péril dans cette nuit mémorable. » (p. 244). La force, vrai sujet du roman.

Dans l’univers si clair et si manichéen du roman de Mishima, les lignes sont nettes : à la mise en garde de la mère de Shinji, « fais attention parce que le monde est malveillant » (p. 139), répond la sentence du vieux pêcheur Oyama Jukichi : « Ce qui est juste finira par gagner. » (p. 152)  Si le doute est maintenu durant l’essentiel du roman, où le vieux Terukichi campe sur ses pieds solides comme un dieu-juge gardant secrètes les délibérations de son esprit, la fin donne raison au vieux pêcheur Jukichi et le verdict de Terukichi est celui de Mishima lui-même, sanctionnant d’un mot l’énergie de Shinji et l’indolence de Yasuo.

De manière générale, l’honnêteté sans fard des pêcheurs s’oppose à la sophistication délétère des villes. D’un côté : « La mer seule apporte à l’île les bonnes choses dont elle a besoin ; elle protège les bonnes choses que nous conservons dans l’île… C’est pourquoi il n’y a pas un voleur dans l’île… [ Ailleurs, déjà : « Ils laissèrent leur porte ouverte : le vol était inconnu dans l’île. », p. 50 ] mais des gens honnêtes, sincères, vaillants, toujours prêts à travailler sérieusement quoi qu’il arrive. Des gens dont l’amour n’est jamais à double face, des hommes qui n’ont rien de bas en eux. » (p. 74) De l’autre, les désirs et les complications engendrés par la vie en ville, qu’illustre l’étudiante Chiyoko, fille des gardiens du phare, de retour de Tôkyô où elle repartira finalement : comme Madame Bovary, elle a la tête pleine des images délivrées par les livres et les films, qui forment un rideau entre elle et la réalité brute de l’île. « Sous l’influence des films qu’elle avait vus et des livres qu’elle avait lus à Tôkyô elle souhaitait trouver au moins une fois un homme qui la regarderait avec une expression dans les yeux en disant : ‘Je t’aime.’ Mais elle avait décidé qu’elle ne ferait jamais cette expérience dans sa vie. » (p. 83) Chiyoko est l’anti-Kubo : à l’immédiateté du jeune homme s’oppose la médiation des pensées que l’on rumine, façonnées et entretenues par les représentations du désir et de l’amour dont la ville a fait des biens de consommation. Chiyoko aime Kubo, mais son séjour à la ville l’en a éloigné ; elle ne peut rivaliser avec la beauté pure, naturelle et franche de Hatsue, étrangère et pourtant véritable fille de l’île, capable d’en remontrer aux femmes d’Utajima dans l’art de plonger pour remonter des ormeaux. Alors que Hatsue fait le même travail que les plongeuses de l’île, et mieux qu’elles même, Chiyoko les regarde avec un sentiment d’étrangeté qui suscite en elle de la honte : « A la vue de toutes ces personnes prises tout entières par le tourbillon monotone mais puissant de la lutte pour la nourriture quotidienne qui consumait jusqu’à l’extrême leur corps et leur âme, et en pensant que parmi elles, qui travaillaient avec tant de zèle, il n’y en avait pas une seule qui s’occupât de problèmes sentimentaux tels que le sien, Chiyoko se sentait un peu honteuse. » (p. 154) Chiyoko rêve de l’amour mais Hatsue le vit. Les désirs de Chiyoko sont purs, mais l’entremise des représentations qui encombrent son esprit en compromettent la réalisation ; au fond, elle ne demande qu’une chose, c’est que Shinji soit gentil avec elle. Et elle se contentera, en repartant, d’une pensée aussi simple et pure qu’une fleur : « Il m’a dit que je suis jolie. » Mais sans avoir trouvé l’amour.

Ce n’est qu’à distance que Chiyoko fait l’expérience de la fusion de l’homme et de la nature, mais elle l’éprouve par l’esprit, nullement par les sens : « Ici, sur l’île, les habitants avaient fait alliance avec la nature et avaient pris son parti. » (p. 109) Evoquant les événements hors de l’île, dont on n’aura presque jamais d’autre connaissance dans le roman, elle mentionne la guerre pour opposer les insulaires aux autres hommes : « Là-bas, la plus grande partie de la nature avait été mise sous l’uniforme, son peu de puissance restée indépendante était ennemi. » L’île est ainsi un monde préservé, sa force, sa puissance, sa pureté, son innocence sont préservés alors qu’à l’extérieur la guerre déchire et détruit. Toute la nostalgie du roman apparaît dans ce simple parallèle.

Il suffit bien sûr de considérer les « opposants » du roman pour saisir le clair message de Mishima : Yasuo l’indolent, fier des avantages reçus en héritage, ne connaît de droiture ni dans son corps ni dans son âme ; Chiyoko la « rêveuse », a l’âme pure mais encombrée des chimères nées de la ville (la « civilisation »), ce qui la prive de l’amour véritable et la condamne à se contenter d’une parole gentille, d’un regard amical.

      Un dernier mot, sur la religion : elle enveloppe la vie des pêcheurs comme une croyance simple, la même croyance qu’en la nature. Dès lors que les règles sont respectées, la nature comme les dieux montrent leur accord. S’ils peuvent être terribles, ils sont justes. Ainsi Shinji est-il objet d’opprobre lorsque l’on croit qu’il a défloré Hatsue dans l’observatoire, ce qui a provoqué la colère des dieux. Mais une fois la vérité rétablie, l’union des jeunes gens peut avoir lieu dans la bénédiction des dieux : « Les dieux ayant daigné exaucer sa prière, le jeune homme jouissait du bonheur dont son cœur débordait. Tous deux prièrent longtemps. Ils sentaient que la bénédiction divine était sur eux, parce qu’ils n’avaient jamais douté des dieux. » (p. 237) Et plus loin, presque au terme du roman : « En dépit des tribulations qui avaient été les leurs, finalement ils étaient libres dans les règles de la morale. La protection des dieux ne s’était jamais éloignée d’eux ; en bref c’était grâce à leur providence que dans cette petite île plongée dans l’obscurité leur bonheur avait été protégé et leur amour conduit à une heureuse issue. » (p. 243)

Thierry LE PEUT

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