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22 octobre 2014 3 22 /10 /octobre /2014 12:22

 

UNE ENQUETE

DE VIGAN - Rien ne s'oppose à la nuitAvec Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan plonge dans la mémoire familiale. Le titre annonce la noirceur de cette plongée, mais l’exergue – une citation du peintre Pierre Soulages – indique aussi que de ce noir surgit une lumière. Le livre n’est donc pas tout de noir constitué, et même si l’auteur ne cache pas l’épreuve que fut pour elle cette écriture il s’en dégage une lumière qui forme contrepoids avec les éléments sombres du récit. 

Tout commence et tout finit par la mort de la mère. Delphine de Vigan sait bien que nombre d’auteurs avant elle ont écrit « sur leur mère », ont écrit leur mère. L’intérêt n’est pas l’exercice de style mais la sincérité de la démarche, la part de vérité que poursuit et présente l’auteure. Et ce que chacun, ensuite, pourra en faire. En l’occurrence, l’une des choses qui confère à ce récit une valeur de témoignage autant qu’une valeur littéraire est, non pas seulement le récit d’événements réels, mais la mise en perspective qu’offre l’auteure en ouvrant de loin en loin un aparté qui éclaire le travail d’écriture, et plus largement l’impact de cette écriture sur l’auteure elle-même. 

Rien ne s’oppose à la nuit est une enquête. En ouvrant le récit sur la découverte du corps sans vie de sa mère, Delphine de Vigan nous invite à entrer de plain-pied dans la douleur de la perte, et c’est de ce choc initial que provient l’écriture. L’incertitude dans laquelle naît le projet, la crainte de n’être pas à la hauteur, de commettre une faute aussi, envers les vivants – le livre ne nous cache pas cette dimension personnelle, ne cherche pas à faire disparaître l’auteure en abandonnant le premier plan au « personnage ». De Vigan interroge la démarche littéraire elle-même : comment présenter le souvenir ? Faire « revivre » sa mère à la troisième personne ? C’est ce qu’elle fait d’abord, et il n’est pas évident, pour le lecteur, d’accepter cet artifice. Au fil de ces fragments de vie reconstitués comme des morceaux de roman, on peut être sceptique ; quelle est la valeur d’un récit à la troisième personne où l’auteure feint l’omniscience pour remonter le temps et raconter, comme si elle y était, des scènes qu’en vérité elle n’a pas vécues ? Quelle vérité a-t-on chance d’atteindre par ce procédé ? Très vite donc il est abandonné, et l’auteure retrouve sa place, sa place légitime, dans le processus d’écriture. Car si vérité il est possible d’atteindre, celle-ci peut-elle s’affranchir du prisme de l’auteure elle-même ? La vérité en jeu ici n’est pas uniquement celle de la mère défunte ; elle est aussi celle de la fille vivante qui, du choc de la perte, cherche à faire ressurgir la mère perdue. 

C’est alors que le récit prend la forme d’une enquête. L’auteure mentionne ses sources, évoque les documents consultés et les entretiens avec la famille – et le livre ainsi devient le récit de l’enquête autant que celui d’une vie reconstituée de façon parcellaire. C’est bien la mère qui ressurgit au fil des pages, mais pas seulement : avant elle, autour d’elle, c’est toute une famille qui paraît. Avec ses secrets, ses souffrances, et la conscience jamais absente que cette famille est toujours là, qu’elle n’appartient pas au passé simplement mais bien au présent, et que le livre tel qu’il se construit aura sur des êtres bien vivants, et toujours souffrants, une répercussion qui, parfois, effraie l’auteure, sans pourtant la détourner de l’écriture. Cette prégnance de l’effort, de la douleur d’écrire et de se souvenir, n’est pas un « truc » ajouté au récit ; elle en est constitutive. 

Le livre s’épanouit ainsi selon deux lignes de force : d’une part, les événements passés sont évoqués linéairement, mais parfois la chronologie doit être bouleversée, des mises au point sont nécessaires, des retours sur des zones d’ombre imposent un regard en arrière ; d’autre part, les apartés sur l’auteure, sur ses doutes, sur son enquête, déroulent une autre ligne qui est celle de l’enquête, de l’écriture. On pourrait croire que le livre se compose au jour le jour, comme la chronique de cette écriture, en vérité il est plus construit qu’il n’y paraît. Le secret fondamental est révélé en son centre, et l’ouverture et la fermeture sur la mort de la mère encadrent rigoureusement le récit. Tout ce qui est raconté plonge dans ce secret – non résolu, et qui ne peut l’être en l’absence de preuve décisive, ce qui rappelle qu’il ne s’agit pas ici de fiction, dans laquelle l’auteur contrôle la vérité, mais de la vie, dont le sens souvent échappe – et nous ramène à la disparition qui a motivé l’écriture. Il n’y a aucune échappatoire possible, et de là naît, aussi, l’angoisse de l’auteure à mesure qu’elle avance dans son projet. Des épisodes se répondent, le style n’est pas absent – et l’auteure s’y arrête parfois elle-même, en jugeant, ici, une page écrite plus tôt, sévère à l’égard de ses propres choix : « Non contente de s’imposer sans que je la convoque, la mère idéale s’écrit dans un lyrisme de pacotille. » (p. 384)

On sent dans l’exposition même de la démarche d’écriture à la fois l’aveu du style et le refus de tout embellissement, de tout travestissement. La conscience, en même temps, que le style s’invite de lui-même, qu’il intervient – comme à l’insu de l’auteure elle-même – pour donner forme à une réalité que l’on voudrait restituer sans artifice. De cette tension entre un désir de retrait et l’impossibilité de se retirer du récit naît l’ambiguïté qui habite le livre : car s’il s’est agi, à un moment, de redonner vie, en quelque sorte, à la mère disparue, d’essayer de « l’approcher » (le mot revient souvent) de la manière la plus sincère possible, pour la retrouver et la faire voir telle qu’elle fut en vérité, on comprend que c’est là un rêve impossible, que l’écrivain ne peut s’effacer lui-même, ne serait-ce que parce que les fragments qu’il reconstitue passent par sa propre mémoire, même lorsqu’ils ont été rapportés par d’autres et que l’écrivain n’y a pas assisté. Ainsi la Lucile que raconte ici Delphine de Vigan est-elle la rencontre d’une Lucile racontée par d’autres et d’une Lucile réellement connue, la rencontre d’une fille et d’une femme qui fut Lucile, mais aussi de la mère qu’elle est, irréductiblement, dans la mémoire de l’écrivain. 

Mais Rien ne s’oppose à la nuit ne peut être, on l’a dit, révélation de la mère seulement. Avec elle sont invoqués les membres de la famille : et le récit de plonger dans les drames et les secrets d’une famille que l’on dirait volontiers marquée par le destin, si l’on cherchait le mélodrame. Le fait est que le récit, commencé comme une entreprise de mémoire portant sur la mère, ouvre bientôt sur une série de drames que l’on n’attendait pas, et qui, autour de la mère, dessinent bien vite une série de cercles proprement vertigineuse. Ce vertige aussi s’oppose à la « simplicité » du récit. Il interdit de ne voir en chaque membre de la famille de Lucile qu’une présence plus ou moins neutre qui formerait une toile de fond, un décor inoffensif. La famille de Lucile, précisément, n’est pas inoffensive, et le récit menace de basculer dans la fiction, tant les événements rappelés par l’écrivain forment, peu à peu, une trame obscure. La figure centrale de Lucile se retrouve, de fait, prisonnière de cette trame, et l’écrivain découvre que les fils qu’elle tire sont reliés à des blessures encore ouvertes, tout autour d’elle, dans les personnes qu’elle interroge. 

De Vigan certes nous avait prévenus : « Ma famille incarne ce que la joie a de plus bruyant, de plus spectaculaire, l’écho inlassable des morts, et le retentissement du désastre. » De la joie au désastre, le style de cette simple phrase épouse la dynamique du livre : la famille apparaît d’abord comme un noyau bien identifié, rassurant, une sorte d’écho à d’autres familles « littéraires » racontées dans l’enfilade caractéristique d’un appartement parisien – comme la famille de Julien Green ou, plus prosaïquement, celle de la série Papa poule : du bruit, de l’exubérance, des non-dits bien sûr, mais finalement de la joie -, mais il faut bientôt aller au-delà de cette apparence tranquille, gratter le vernis, interroger ce qui échappe au regard superficiel. C’est, inévitablement, révéler les secrets, plonger son regard dans ce « noir » annoncé dès le titre. La vérité est à ce prix. « Aujourd’hui je sais aussi qu’elle illustre, comme tant d’autres familles, le pouvoir de destruction du verbe, et celui du silence. » Verbe et silence sont, aussi, les deux forces qui se disputent la vérité : si le livre ne peut naître que du verbe, il s’oppose aussi au silence qui laisserait reposer les secrets. Le livre expose ce qui est tapi dans le noir, et ce faisant il met à nu la souffrance, et confronte les vivants. 

Delphine de Vigan évoque par deux fois un autre écrivain, Lionel Duroy. De même qu’il existe une parenté entre Annie Ernaux, Didier Eribon et Edouard Louis, parenté avouée dans leurs écrits, et qui les porte à se reconnaître l’un l’autre, de même Delphine de Vigan établit la parenté avec Duroy : celle d’une écriture qui, parce qu’elle révèle l’autre côté d’une famille, sa face intérieure, prend le risque de la rancune et du reproche. Duroy a raconté que sa famille s’était coupée de lui après la publication d’un livre, et la même crainte habite l’auteure de Rien ne s’oppose à la nuit. Les rapports humains, et pas seulement au sein d’une famille, ont besoin pour perdurer d’une part de silence, la confiance repose sur un engagement tacite de ne pas tout dire, de ne pas trahir la part d’obscurité. Or, en allant jusqu’au bout de ce livre, de Vigan n’a d’autre choix que de porter à la lumière des événements privés, qui lui appartiennent certes mais pas à elle seulement. Jusqu’où est-on « propriétaire » de sa vie ? Jusqu’où a-t-on « le droit » de révéler ce qui nous constitue, mais implique aussi d’autres personnes ? C’est une problématique inhérente à l’écriture et l’on sait gré, là encore, à l’auteure de ne pas dissimuler cette part du livre, que d’autres auraient volontiers laissée dans l’ombre, au nom de la séparation entre l’œuvre et l’écrivain, au nom encore de la pudeur. Mais la pudeur n’est-elle pas justement l’une des armes du secret ? 

Rien ne s’oppose à la nuit touche à bien des choses qui n’appartiennent pas qu’à cette famille. Le secret qu’il interroge est, on le sait bien par la littérature ou par de simples témoignages, un secret partagé par nombre de familles. « Pourquoi écrit-on ? » demande Delphine de Vigan. Est-ce justement la douleur, est-ce le secret, est-ce l’ombre qui pousse un écrivain à naître ? La question restera ouverte, parce que chaque écrivain y apportera ce qu’il a de particulier. 

« Parfois je rêve que je reviens à la fiction, je me roule dedans, j’invente, j’élucubre, j’imagine, j’opte pour le plus romanesque, le moins vraisemblable, j’ajoute quelques péripéties, m’offre des digressions, je suis mes chemins de traverse, je m’affranchis du passé et de son impossible vérité.

Parfois je rêve au livre que j’écrirai après, délivrée de celui-ci. » (p. 204)

Dans ces mots on voit la douleur de ce projet d’écriture, mais aussi l’ambiguïté d’une littérature qui, comme celle de Delphine de Vigan, mêle l’autobiographie et la fiction. Tout est clair – ou n’est-ce qu’une illusion ? – lorsque l’auteur introduit lui-même son lecteur et lève l’ambiguïté. Peut-être fallait-il qu’elle intervienne, ici, simplement pour rappeler au lecteur que « tout ceci est la réalité », et non une fiction. D’où ces « apartés », qui sont en fait plus que des apartés puisqu’ils constituent le livre tout autant que le récit d’événements passés. Dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis la frontière est bien moins claire entre réalité et fiction, entre témoignage et invention, et l’ambiguïté accompagne la lecture du « roman » comme elle a accompagné le boucan médiatique produit autour de lui. Par comparaison, on sait gré à Delphine de Vigan de ce qui manque, justement, selon moi, au livre d’Edouard Louis : sa maîtrise, cette capacité à porter un regard sur le matériau utilisé, à faire, tout simplement, œuvre littéraire, en assumant à la fois la part de l’écrivain et toutes les angoisses liées à la mise en lumière de vérités qui n’appartiennent pas qu’à elle. 

Rien ne s’oppose à la nuit comporte plusieurs livres en un seul, finalement. Sa réussite est de parvenir à faire tenir ensemble des éléments qui auraient pu éparpiller le récit en une multitude de pistes impossibles à suivre : le secret de famille, le portrait d’une mère, la dépression, la bipolarité, le tableau d’une famille « marquée par le destin » (avec, encore une fois, le danger du mélodrame que porte en elle cette simple expression), le portrait aussi d’une enfant devenue écrivain… En faisant cohabiter tout cela, Delphine de Vigan ne reconstitue pas seulement le visage d’une mère, elle nous fait participer aussi à la genèse d’une œuvre, au travail d’un auteur, et nous rappelle que cet auteur n’est pas autre chose qu’une personne. Ce sont plusieurs vies qui se dessinent dans ce livre, mais c’est aussi l’intimité d’une personne qui, parce qu’elle écrit des livres, devient un « auteur » - cette créature étrange dont on oublie parfois qu’elle existe, ou a existé, comme nous-mêmes existons. 

« J’écris Lucile avec mes yeux d’enfant grandie trop vite, j’écris ce mystère qu’elle a toujours été pour moi, à la fois si présente et si lointaine, elle qui, lorsque j’ai eu dix ans, ne m’a plus jamais prise dans ses bras. » (p. 187) On reproche parfois à la « littérature d’aujourd’hui », et notamment à la littérature française, d’être incapable de s’extraire de l’autobiographie ; pourtant c’est bien ce qui fait le prix d’un livre comme Rien ne s’oppose à la nuit, de donner à voir une forme de sincérité qui permet à un lecteur de partager des vies qu’il ne croisera jamais mais qui sont un reflet de la sienne. C’est possible sans doute à la lecture de ces livres dits « classiques », hérités d’autres temps dont ils portent le témoignage jusqu’à nous – mais l’émotion n’est peut-être pas si grande, ou si proche, qu’à la lecture d’un récit d’aujourd’hui. Rien ne s’oppose à la nuit est de nature à procurer cette émotion, et à fournir au lecteur l’opportunité d’un regard sur aujourd’hui, et sur lui-même. C’est aussi à cela que sert la vie des autres, et plus encore quand elle a pris la forme d’une œuvre. 

 

 

Il me vient à l’esprit, après avoir terminé ce billet, une réflexion qui m’est venue au cours de la lecture et qui se rappelle de nouveau à moi en mettant en ligne ces quelques mots, peut-être simplement en regardant la photo de couverture du livre : au fond, Rien ne s’oppose à la nuit pourrait être une fiction. L’idée m’est peut-être venue au moment du livre où se révèle la suite de drames ayant frappé cette famille ; mais peut-être est-ce aussi la cohabitation du récit proprement dit et des « apartés » nous ramenant à l’auteur. Et si cet auteur était lui-même une création littéraire ? S’il s’agissait de mettre en scène cet auteur et non la mère, et cette famille, supposées réelles ? D’écrire sur la création littéraire et non, ce qui ne serait qu’un prétexte, sur une mère disparue ? Tant l’écriture, justement, est puissante à créer des illusions. C’est aussi la forme de l’enquête, et la référence au noir, cette absence de couleur qui est aussi un style, un genre, qui font naître cette idée. Et le troublant vertige qui l’accompagne. 

Thierry LE PEUT

 

RIEN NE S'OPPOSE A LA NUIT de Delphine de Vigan

JC Lattès, 2011   

 

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