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2 août 2012 4 02 /08 /août /2012 08:57

OURAGAN de Laurent Gaudé

2010, Actes Sud

 

 

Gaudé - OuraganLa voix des hommes

Comme Cris, Ouragan est un livre de voix. Celles de quelques personnages durant un ouragan qui dévaste la Nouvelle-Orléans. Ces voix, à la première personne, se succèdent dans les chapitres du livre. Certaines se rencontrent mais la plupart se côtoient simplement. Ouragan est ainsi le récit d’une aventure collective mais aussi un chœur de voix individuelles. C’est l’histoire de gens qui se cherchent, eux-mêmes et / ou les uns les autres, parfois se trouvent, parfois se perdent.

Il y a Josephine Linc. Steelson, « négresse depuis presque cent ans », qui sent venir la tempête et se place derrière une fenêtre au premier étage pour la regarder passer, se cachant pour ne pas être évacuée. Keanu Burns, qui a fui la femme qu’il aimait six ans plus tôt parce qu’il voulait vivre et que la vie était plus grande qu’elle et que ce qu’elle lui offrait ; il n’a rien trouvé et il revient. Il y a Rose Peckerbye, la femme qu’il a fuie et qui traîne une vie de fatigue et de honte, et un fils qu’elle a eu sans amour, son « fils bâtard », âgé de cinq ans. Et le Révérend, dans l’attente désespérée de réaliser ce que Dieu veut de lui, honteux de sa propre lâcheté. Buckeley, l’un des détenus de Parish Prison, et plus tard Tockpick, un autre détenu ; l’un veut être libre, l’autre a la rage de posséder, de régner, de se venger.

Tous expriment une forme de désespoir, tous vont trouver dans la tempête l’occasion de se trouver, de changer leur destin ou de l’accomplir. Comme leurs voix se succèdent, on s’attend à ce que certains se rencontrent, pour le meilleur ou pour le pire. Tous sont blessés ; blessés par la vie, par la souffrance, qu’ils ne parviennent pas toujours à exprimer. Des êtres incomplets en attente d’un événement qui les remplira. Keanu a compris qu’il voulait revoir Rose, après six ans ; mais Rose est fatiguée, blessée, méfiante, elle n’attend plus rien de la vie. Elle ne veut d’abord pas le revoir ; puis elle le reconnaît à son regard, à sa voix ; elle reconnaît en lui la fatigue qui l’écrase, elle. Leur destin est peut-être d’être heureux ensemble, avec l’enfant, l’enfant qui ne parle pas et qui regarde le monde comme s’il n’en attendait rien, comme s’il lui était étranger. Le Révérend, lui, est heureux de voir venir l’ouragan, car en même temps viennent à lui, à son église, les malheureux de la ville, les oubliés, les laissés pour compte, qui cherchent un refuge. Pourtant cela ne lui suffit pas ; il sort bientôt en entendant une voix. Quelqu’un à secourir ? Ou un signe que Dieu lui envoie pour lui faire savoir ce qu’Il attend de lui ?

Ouragan est le chœur des oubliés. Les prisonniers de Parish Prison, abandonnés par leurs gardiens dans leurs cellules alors qu’on a évacué les chiens. Eux sont moins que des chiens. Ils le comprennent et savourent la liberté retrouvée lorsque les portes de la prison brusquement s’ouvrent, à la faveur de la tempête. Libres. Mais libres de faire quoi ? De recommencer. Mais de recommencer quoi ? A vivre, ou à tuer ? La ville est à eux, la dévastation leur ouvre toutes les opportunités. Qu’en feront-ils ? Bientôt les habitants se réfugient dans un stade, ceux qui n’ont pas fui parce qu’ils n’avaient nulle part où aller, ou pas les moyens de partir : ils sont tous noirs. Ce sont ceux que les Blancs ont oubliés, et la tempête ne change rien.

Le chœur des égarés, aussi. Le petit garçon, Byron, disparaît dans les rues dévastées après le passage de la tempête. Rose et Keanu le cherchent, en criant son nom, désespérément. Le Révérend a enfin compris le message de Dieu, ou du moins le croit-il. Dieu lui a envoyé les alligators pour lui faire comprendre ce qu’il attendait ; le déluge est sa colère, son dégoût des hommes, et la mission du Révérend est de servir sa colère. De tuer. Bientôt il rencontre l’enfant. Egarés, aussi, les détenus, qui se scindent en deux groupes ; ceux qui veulent tuer, profiter, et ceux qui veulent vivre, s’en aller. Les uns rencontrent le Révérend, les autres rencontrent Rose, à la recherche de son enfant.

Mais le plus saisissant dans Ouragan n’est pas l’histoire. Ce sont les voix. Comme dans Cris, chacune exprime une âme, et souvent une âme déchirée. Ce sont les cris de la douleur. Mais toutes sont dominées par la plus forte d’entre elles, celle de Josephine Linc. Steelson, « négresse depuis presque cent ans ». Elle a vécu si longtemps qu’elle a enterré tous ses enfants. Elle sait que rien ne peut la vaincre, pas même la tempête. Elle prend le bus tous les matins, le bus des riches, le bus des Blancs, pour voir leurs visages indignés quand elle s’assoit à l’avant. C’est sa revanche sur l’Histoire. Sa revanche sur la mort de son homme, qu’ils ont assassiné dans les bayous. Quand vient la tempête, la tempête qu’elle a sentie, une chienne, une vicieuse, elle se réjouit de voir la nature balayer ce que les hommes ont construit. Car les hommes ne sont pas à l’échelle de ce qui va se passer, et ce n’est que justice. Quand elle voit passer un garçon de cinq ans, un petit négrillon, elle le suit, malgré ses presque cent ans et son vieux corps fatigué. Quand elle voit tous ces noirs rassemblés dans le stade, déféquant sur place, elle voit que rien ne change. Mais elle trouve finalement le moyen de prendre sa revanche, une fois encore ; le moyen de rappeler à l’Amérique ce qu’elle est vraiment. Le moyen de transformer le drapeau étoilé en bannière de la honte. Pour que tous la voient. Que tous comprennent. Et qu’ils aient honte.

Ouragan, dit la quatrième de couverture, « mêle la gravité de la tragédie à la douceur bienfaisante de la fable pour exalter la fidélité, la fraternité, et l’émouvante beauté de ceux qui restent debout ». C’est pourquoi, malgré le sang et l’odeur de merde qui se dégagent du roman, malgré la violence et la folie, le mot qui s’élève des dernières pages, et qui résonne déjà bien avant, est « fidélité ». Fidélité à soi, fidélité aux siens, fierté de ce que l’on est. C’est la force puisée dans son cœur et qui triomphe de la vie, même si l’issue est la mort car il en est toujours ainsi. C’est pourquoi la voix de Josephine Linc. Steelson domine toutes les autres, parce qu’elle a vécu presque cent ans, qu’elle a vu la vie et connu la mort, et que rien ne peut plus l’étonner. Elle connaît le monde, elle connaît les hommes, elle peut chanter par dessus la tempête, par dessus la misère, par dessus le monde recouvert par les eaux. Et sa voix loin porter, par dessus les hommes.

La prose de Laurent Gaudé toujours mêle l’intimité des êtres à la puissance du mythe. Il faut un événement extraordinaire pour révéler les hommes, et toujours le sentiment de ce qui les dépasse baigne le récit, réinscrivant l’homme dans le monde pour rappeler son insignifiance. Le tragique, qui broie les hommes, leur permet aussi de se dresser, droits, face à leur destin. Si certains s’égarent, d’autres se trouvent, et leur beauté émane de cet accord avec soi-même dans lequel réside, parfois, la force de vivre.

Thierry LE PEUT

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