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18 juin 2011 6 18 /06 /juin /2011 15:16

Lettre au père, par Franz Kafka

1919 - Schoken Books, 1953 - Gallimard, Paris, 1957 - Folio, 2001

 

 

Un réquisitoire poignant 

Kafka - lettre au père 

« Très cher père,

Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j’essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension. »

Franz KAFKA, Lettre au père (incipit)

 

Ainsi commence la lettre que Franz Kafka écrit à son père en 1919. Il a alors trente-six ans et a déjà publié plusieurs livres, dont La Métamorphose (1913) et Le Procès (1914). Ces livres sont pour lui la preuve qu’il est capable de produire quelque chose qui ne dépende pas de son père et, par cette production, de s’affranchir de l’influence que ce père a eue sur lui. Cette influence qui est au cœur de la Lettre au père, où Franz essaie, sans y parvenir, de « régler ses comptes ». Sans y parvenir, car l’auteur hésite constamment au seuil de l’acte qui, seul, lui permettrait de se libérer enfin : la condamnation explicite de son père, la capacité à le dire coupable. Cette culpabilité, Franz ne cesse de l’évoquer pour la reprendre en fait à son compte : il répète à son père, en lui expliquant les raisons de la peur qu’il lui inspire depuis l’enfance, en rappelant sous sa plume nombre d’épisodes de l’enfance, autant d’incidents traumatisants pour l’enfant que fut Franz Kafka – il lui répète sans repos l’influence dévastatrice qui a été la sienne et qui continue de s’exercer sur l’auteur devenu adulte, et pourtant il ne cesse, en même temps, de répéter que son père n’est pas coupable, qu’il n’a pas consciemment voulu le mal, que la nature même de l’enfant est responsable, aussi, de l’attitude du père.

 

L’incapacité (l’impuissance ?) de Kafka à faire endosser cette culpabilité à son père le conduit, in fine, à faire parler le père lui-même, et à placer dans sa bouche une condamnation sans appel du fils, et de l’entreprise de culpabilisation que serait, selon lui, l’ensemble de cette lettre. Condamnation du fils, mais également du père, comme si Kafka ne pouvait accuser ce dernier qu’en le faisant lui-même parler ; comme s’il espérait, justement, être libéré de l’obligation d’accuser par la lucidité du père, capable lui-même de lire entre les lignes. Ce que dit le père, en effet, dans ces pages finales, c’est que le fils, en refusant de l’accuser franchement, en prenant constamment sur lui une part de la responsabilité des traumatismes qu’il dénonce, cherche en fait à le culpabiliser davantage, par le spectacle trompeur d’un fils faussement indulgent dont l’auto-flagellation ne serait qu’une preuve supplémentaire de la cruauté du père. En reconnaissant cela, le père admettrait finalement l’ampleur de la dévastation dont il serait responsable.

 

A tenter de reconnaître l’imbroglio psychologique à l’œuvre dans cette Lettre au père, on mesure surtout le trouble de son auteur. L’une des traductrices de Kafka met ainsi en lumière le style répétitif et alambiqué de Kafka dans cette Lettre, comme s’il ne pouvait s’y contraindre à contrôler une forme dominée par l’émotion.

 

La Lettre s’ouvre sur un effort de modération, de mise en ordre des faits. Kafka veut y expliquer simplement, avec un souci de clarté et d’exactitude, les sentiments qu’il éprouve à l’égard de son père. Mais, à mesure que le texte progresse, il pénètre plus avant dans la douleur de l’auteur. Certains commentateurs ont parlé de forme concentrique ; l’auteur passe d’un thème à l’autre, des menus incidents domestiques à l’attitude du père envers les amis de son fils, des sœurs de Kafka à sa mère, des humiliations infligées à l’enfant craintif à celles que s’inflige encore l’adulte peureux et défait, au nom de la peur que lui inspire toujours son père. Kafka accuse celui-ci de l’avoir peu à peu privé de toute confiance envers autrui, de l’avoir écrasé au point de le rendre incapable d’une vie sociale et amoureuse, de n’avoir pas su, en outre, lui enseigner un judaïsme qu’il entendait faire respecter tout en n’y croyant pas lui-même. Sur tous ces points, l’auteur a beau répéter qu’il n’accable pas son géniteur, lui reconnaître même des qualités d’éducateur, quelques sentiments généreux et le bénéfice d’une souffrance sincère, il est par trop évident qu’il le juge en vérité sans appel. Ses qualités d’éducateur ? Elles eussent pu produire de bons effets, sur d’autres que lui, et utilisées avec plus de discernement et de justice. Sa souffrance sincère devant l’ingratitude de ses enfants ? Elle eût été émouvante s’il n’avait démontré, tout au long de sa vie de père, son incapacité à se faire aimer et son mépris des sentiments d’autrui.

 

La douleur de Kafka sourd de chaque page de cette lettre, à mesure qu’apparaît son impuissance à surmonter les traumatismes de son enfance. Incapable de se détacher de la peur que lui inspire son père, l’écrivain reconnaît son incapacité à devenir père à son tour, reconnaissant même qu’un enfant comme il le fut – « un fils comme moi, un fils muet, apathique, sec, dégénéré » - lui serait insupportable. De là, pense-t-il, l’échec de ses deux tentatives de mariage. Et la conviction que rien, jamais, ne réparera les torts causés par un père tyrannique. Ce que révèle la Lettre au père, ce n’est pas « seulement » le portrait de ce tyran, c’est le dégoût insurmontable que ressent un homme pour lui-même.

Thierry LE PEUT

 

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