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4 août 2011 4 04 /08 /août /2011 22:12

LE REGARD DE L'INDE, par V. S. Naipaul

Grasset

 

Différents regards, différentes visions

le regard de l'indeTournons autour du livre.

 

Le regard de l’Inde peut se révéler une traduction trompeuse du titre original, Looking and not seeing : the Indian way. Avec Le regard de l’Inde, on attend une « vision », un point de vue qui puisse être celui de l’Inde. Sur elle-même, sur le monde, peu importe : l’Inde, en tout cas, est sujet de ce regard. Au contraire, Looking and not seeing pose l’idée de malentendu, de méprise. Quelqu’un, ou quelque chose, regarde mais ne voit pas. The Indian way, ensuite, nous emmène vers l’Inde, mais à titre d’exemple ; l’important est la méprise du regard, plutôt que l’Inde. Du titre à sa traduction, les attentes de lecture sont donc bien différentes.

 

On est gêné tout autant par la quatrième de couverture de l’édition française. Comme si l’éditeur n’avait pas su indiquer la nature ou l’objet de ce texte. D’abord une citation de The Times, pompeuse et finalement sans grand rapport avec le contenu du livre : « L’analyse littéraire la plus provocatrice qui ait été faite de la situation post-coloniale ». S’agit-il d’un jugement sur ce livre ou d’un jugement sur l’œuvre de Naipaul ? On s’interroge. La suite croise des citations de ce texte sans en dégager une ligne directrice. D’où l’impression d’une rêverie, suffisante peut-être pour retenir le lecteur, mais qui condamne celui-ci à chercher lui-même de quoi il est question dans le livre. « ‘Le monde est ce qu’il est’, disait Naipaul : ce grand écrivain n’a de cesse de poser les mêmes questions, sans jamais accepter la sécurité des réponses. » Voilà la phrase ultime de cette quatrième de couverture, vague à souhait. Le regard de l’Inde sera-t-il donc un livre de questions, de mises en question(s) de réponses rassurantes ? Mystère.

 

Décidément, ce livre, il faut l’ouvrir pour découvrir ce qu’il contient.

 

C’est sur l’île de Trinidad (Trinité-et-Tobago, nous dit l’éditeur, dans les Caraïbes), où il est né en 1932, que Naipaul nous invite tout d’abord. Là, il remarque qu’il lui a manqué dès l’enfance un passé auquel se référer, dans lequel plonger son regard pour comprendre d’où il venait, d’où venaient ses parents. Des quelques souvenirs que l’enfant a conservés pour l’écrivain futur, il est toujours possible de retirer quelque chose, mais surtout, en l’occurrence, cette absence d’histoire qui tient à la nature de Trinidad. Colonie britannique peuplée de colons que l’on fit venir d’Inde, plus précisément de l’Uttar Pradesh à partir des années 1860, Trinidad se trouva donc rattachée à l’Inde, mais coupée également de cette Terre Mère lointaine. D’autant plus coupée que ceux qui la connurent ne transmirent pas grand chose de cette terre, en dehors d’une collection de rites, de croyances, d’histoires plus ou moins mythiques. Naipaul évoque les figures de son enfance qui auraient pu lui parler de l’Inde, mais ne le firent pas. Il évoque cet oncle handicapé, la grand-mère triste, le père écrivain – mais aucun ne parla de l’Inde, et l’enfant ne songeait pas à les interroger. Le père, pourtant, était écrivain ; mais jamais il n’écrivit sur l’Inde.

 

C’est de cette carence que naît le texte de Naipaul. Mais il ne s’agit pas pour lui de retrouver cette Histoire disparue, de recomposer une Inde passée pour y déposer les pénates familiaux. C’est la question du regard qui intéresse l’écrivain. « J’ai pris conscience très tôt qu’il existait différentes façons de voir » sont les premiers mots du texte. Après les figures familiales, Naipaul évoque le matelassier qui travailla un certain temps à la réalisation d’un nouveau matelas pour sa grand-mère. L’auteur était enfant alors, et il tenta de recueillir de ce vieil homme quelque récit sur cette Inde qu’il avait connue, lui qui appartenait à la première génération de colons de Trinidad. Mais l’homme ne parlait pas anglais, et l’enfant connaissait trop peu d’hindi pour élaborer des phrases. La compréhension, pourtant, était possible ; mais le vieil homme n’avait rien à dire de l’Inde. Ou si peu : « Il y avait une gare » semble être la seule chose dont il se souvienne.

 

L’écrivain construit alors un texte constitué de cercles successifs, chacun épousant l’expérience d’un « témoin ». Un témoin qui vit l’Inde d’une certaine façon, pas la même que les autres témoins. Et Naipaul de montrer comment la vision que l’on a de son propre pays peut varier selon ce qu’on y cherche et le point de vue duquel on le regarde.

 

Le premier témoin est l’auteur d’un livre peu connu, sauvé de l’oubli par l’intérêt « mi-politique mi-universitaire attaché, comme dans d’autres colonies des Caraïbes, à la promotion de la culture et de la fierté locales ». L’auteur, Rahman Khan, y fait preuve selon Naipaul d’un piètre talent de narrateur, notamment parce qu’il est incapable de décrire les lieux par lesquels il est passé, tout autant que de rendre le passage du Temps. Malgré ces incapacités, son livre restitue une certaine image de l’Inde, qu’il quitta pour aller travailler au Surinam. Naipaul en rapporte plusieurs anecdotes pour rendre compte, justement, de cette vision.

 

Il passe alors à un deuxième témoin. Plus illustre, cette fois, puisqu’il s’agit de Gandhi. En retraçant le parcours de Gandhi, Naipaul s’attache à souligner les conceptions personnelles et familiales dans lesquelles s’enracina la conception ascétique et spirituelle de la vie qui conduisit Gandhi à devenir le mahatma admiré et influent que l’on connaît. Il met en lumière, à travers ce parcours, le cheminement spatial qui fut celui de Gandhi, cheminement au cours duquel il se trouva mis en contact avec la réalité de son pays et du monde, réalité qu’il n’était pas préparé à découvrir. Les expériences qu’il vécut à Londres, où il étudia le droit, puis en Afrique du Sud le poussèrent à s’engager dans un combat politique au nom des Indiens pauvres, au nom aussi de la dignité humaine.

 

Evoquant Gandhi, Naipaul invoque également deux regards sur le grand homme. Celui de l’écrivain Aldous Huxley, qui le rencontra, jeune encore, tandis qu’il écrivait son Tour du monde d’un sceptique. Et celui de l’homme politique Nehru. L’un comme l’autre perçurent une certaine image de Gandhi alors qu’il n’était pas encore connu dans le monde entier. Naipaul s’intéresse aussi au parcours de Nehru parce que, comme Gandhi, il n’était pas « prédestiné » à l’engagement qui fut le sien en faveur des paysans et de la pauvreté. Il aurait pu mener sa vie sans jamais entrer au contact de la réalité de cette pauvreté ; l’ayant vue, pourtant, il ne put l’ignorer et consacra sa vie à tenter de changer les choses.

 

Que voit-on de son propre pays ? La question est d’autant plus importante que chacun peut se poser comme témoin du pays dans lequel il a vécu. Or, l’Inde de Rahman Khan n’est pas celle de Gandhi, et l’Inde que connaissait Nehru avant de s’interroger sur la vie intime des paysans pauvres n’était pas la même Inde que celle qu’il découvrit dès lors. L’Inde dont Naipaul aurait voulu entendre parler enfant était connue du vieux matelassier, pourtant celui-ci était bien incapable d’en parler. Chemin faisant, Naipaul aura également évoqué, rapidement, une autre figure célèbre, conduite elle aussi à changer de perspective sur le monde en changeant simplement de décor : Bouddha. « Gandhi abandonne sa vie tranquille dans sa petite ville pour se rendre d’abord en Angleterre, ce qui ne pose pas de problèmes, puis en Afrique du Sud, ce qui change sa vie. Bouddha, qui est prince, abandonne sa douillette vie de palais pour explorer la ville à l’extérieur. Il découvre la maladie, la vieillesse et la mort. Sur les ordres de son père, on l’en avait préservé toute sa vie. » Pour chacune des figures évoquées ici par Naipaul, la « révélation » est passée par un changement de point de vue, mais aussi par un changement de lieu.

 

Ayant accompli ce parcours, Naipaul revient à sa famille. Il raconte le retour en Inde de plusieurs membres de sa famille, et notamment de sa mère. Et la façon dont l’image d’une Inde rêvée se trouva modifiée par le contact avec l’Inde réelle. Tout se termine par un doigt dans une tasse de thé – mais c’est à vous de le découvrir !

 

Le regard de l’Inde est un livre passionnant parce qu’il invite son lecteur à s’interroger sur la notion même de regard. Du matelassier, Naipaul écrit qu’il « voyait et oubliait », comparant le vieil homme à des lecteurs de romans, qui peut-être, aussi, oublient à mesure qu’ils lisent, n’ayant d’autre but que d’avancer dans leur lecture. Si la description revient souvent sous la plume de Naipaul, c’est qu’elle révèle le regard : point de description chez Rahman Khan, qui semble pourtant se faire une haute idée de sa culture et de sa valeur de témoin ; descriptions précises en revanche de Gandhi sur les cellules qu’il a « visitées » au cours de sa vie. Naipaul note aussi que Gandhi était d’une telle timidité qu’il fut incapable d’exercer le métier d’avocat ; il n’en devint pas moins un orateur célèbre dans le monde entier. Plus qu’une démonstration savante, V. S. Naipaul offre donc avec Le regard de l’Inde une réflexion humble et subtile sur les apparences et la réalité, qui vaut autant pour les hommes que pour les lieux.

Thierry LE PEUT

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