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31 août 2012 5 31 /08 /août /2012 10:36

LA PRINCESSE PRINTEMPS de César Aira

Era, Mexico D. F., 2003 - André Dimanche, 2005 - Actes Sud Babel, 2010

 

aira - la princesse printempsUne fable surréaliste et subversive

Avec La Princesse Printemps, César Aira signe une fable surréaliste que la quatrième de couverture de l’édition Babel qualifie d’« hommage exubérant aux pouvoirs subversifs et monstrueux de l’imaginaire ». Exubérant, ce conte l’est assurément, imaginatif également, et surréaliste plus encore. Qu’on en juge par un résumé succinct : la Princesse Printemps vit dans son palais, sur une petite île au large du Panama, où elle subvient à ses modestes besoins en traduisant en espagnol des romans sentimentaux. Un jour survient un immense cuirassé qui jette une ombre sur l’île : c’est celui du Général Hiver qui, secondé par le perfide Arbre de Noël, entend s’emparer du palais de la Princesse Printemps et annexer son île à la Sibérie. On ne saura pas grand chose de l’apparence du Général Hiver, mais c’est un personnage glaçant. On en sait plus en revanche de son lieutenant Arbre de Noël dont le nom n’est pas métaphorique : c’est vraiment un arbre de Noël, avec des branches en plastique, des boules de couleur et une étoile de Bethléem accrochée à son sommet. La fable présente donc les attributs de l’allégorie, sans toutefois s’appesantir sur sa signification : le lecteur se chargera, s’il le souhaite, de lui en donner une.

Telle quelle, la fable suit l’itinéraire balisé du conte, avec méchants opposants et gentil adjuvant surgi comme un deus ex machina – en l’occurrence, jeté sur la plage de l’île puis lancé à la rencontre de la Princesse Printemps à laquelle il se croit destiné. Aira y ajoute toutefois une dimension de « manifeste poétique » (on emprunte toujours à la quatrième de couverture) en consacrant plusieurs pages à la description précise de l’activité de traductrice de la Princesse Printemps, assortie d’une réflexion sur la sous-littérature que représentent les romans populaires qu’elle traduit à la chaîne – profession assurément inédite pour une princesse. Plus tard dans le récit, on verra paraître un pianiste accusé de multiplier les effets pour séduire son public, au mépris de la vraie musique, au mépris de l’art. On est donc tenté, tout naturellement, de s’interroger sur le but que poursuit César Aira en insérant cette problématique dans la fable. S’agit-il de suggérer une profondeur derrière l’enchaînement d’événements insolites qui compose son récit ? De laisser penser au lecteur que ce qu’il sera tenté de prendre pour de simples délires (surréalistes, évidemment) cache en réalité une poétique consciente, un projet très réfléchi ?

Voici l’un des commentaires que fait l’écrivain sur la « sous-littérature » avec laquelle se commet la Princesse Printemps (c’est elle, au demeurant, qui réfléchit à son activité) : « Parfois, la Princesse s’amusait à imaginer l’identité et la psychologie des lecteurs de ces romans. D’un certain point de vue, c’étaient eux qui montraient l’amour le plus sincère pour la lecture, car ceux qui lisaient des classiques ou de la bonne littérature avaient en général une idée derrière la tête, par exemple d’écrire, ou de devenir professeurs, ou bien critiques, ou en tout cas des gens cultivés. Lire cette littérature banale impliquait en revanche un plaisir sans calcul. » (page 19) Plus loin, la Princesse intègre la non-fiction à sa réflexion sur l’utilité de cette littérature, remarquant que « la non-fiction semblait nettement plus profitable : elle pouvait être fort divertissante, autant, ou plus, que les romans, sans parler des connaissances réelles qu’elle apportait sur tous les sujets imaginables. Selon la formule consacrée, de tels ouvrages permettaient de ‘briller en société’. Dans ce sens-là, il faut le noter, les classiques fonctionnent comme la non-fiction, vu qu’ils appartiennent de droit au trésor commun de la culture. En revanche, les romans qu’elle traduisait ne servaient littéralement à rien. (…) C’était le contraire : celui qui avait ce genre de savoir préférait le cacher ; il s’agissait de connaissances honteuses, de lectures à faire dans le secret de son cabinet. » (page 23) Et voici la conclusion sur laquelle s’arrête la Princesse : « Il valait mieux, se disait-elle, abandonner ses préjugés et commencer à reconnaître qu’il y avait autant de vérité, sinon plus, dans ces effrayantes médiocrités que dans les plus sublimes envolées de la philosophie. » (page 25)

L’inutilité de cette littérature facile suppose la vanité de l’existence même de la Princesse, qui passe toute sa vie à la traduire, soumettant ses journées à une organisation immuable et nécessaire, sans laquelle elle ne pourra plus subvenir à ses besoins, d’autant qu’il ne lui reste plus de temps pour songer même à chercher une autre occupation. Le mécanisme sans fin de la sous-littérature qu’elle traduit condamne la Princesse à une vie d’inertie : même si ses employeurs lui reconnaissent une compétence qui va grandissant à mesure qu’elle enchaîne les titres, cette compétence ne lui apporte ni un bon salaire – elle est payée une misère – ni la reconnaissance du public – l’essentiel de ses lecteurs ne s’apercevant même pas que les livres qu’ils lisent ont été traduits. Pourtant la Princesse est heureuse. Chaque journée se passe en travail et promenades dans le parc de son palais, à admirer l’agencement des parterres et la vue sur la mer. Mais c’est là un bonheur improductif, une vie inerte. Que penser d’un printemps qui ne fait naître que des fleurs factices ? En vivant retranchée sur son île, la Princesse Printemps est coupée du reste du monde, qu’elle ignore d’autant plus qu’elle n’a guère le temps de s’y intéresser. Reproduisant chaque jour les mêmes gestes, suivant inlassablement les mêmes chemins, la Princesse mène une vie sans nouveauté et sans surprise. A l’image des livres qu’elle traduit.

Il faut donc un événement survenu de l’extérieur pour bouleverser le bonheur factice de la Princesse Printemps. Et quelle menace plus terrible pour le printemps que sa négation, l’hiver ? L’arrivée de celui-ci est expliquée par la marche du monde à laquelle, précisément, la Princesse croyait échapper indéfiniment : « voilà qu’il avait enfin réussi, apparemment, à quitter ses quartiers incléments, grâce aux perturbations climatiques provoquées par une humanité avide et imprévoyante. » (page 34) C’est le monde moderne qui fait brusquement irruption dans l’univers de conte de la Princesse, avec l’immense cuirassé du Général Hiver, les « Marines » qu’il déploie sur l’île, les missiles et autres armes inventées par une technologie de pointe, les paraboles et autres instruments de surveillance sophistiqués grâce auxquels le perfide Général croit remporter une victoire rapide et écrasante. Même si l’activité de traductrice de la Princesse nous a préparés au mélange de l’a-temporalité du conte et du modernisme, on sourit de cette intrusion de la technologie militaire dans un univers censé l’ignorer. On comprend, surtout, ce que vient faire dans ce récit la réflexion sur la « sous-littérature ». L’univers de la Princesse Printemps est comme celui de cette littérature : il existe en marge du monde, dans une répétition qui génère une impression de sécurité fallacieuse. De fait, la Princesse Printemps est incapable de réagir à l’attaque dont elle est victime. « L’impuissance l’enveloppait, une impuissance encore plus vaste que la mer. Elle était sans défense. Sans défense contre quoi que ce soit (…) » « Elle avait succombé au mirage qui en a trompé tant d’autres : celui de vivre à une époque où la civilisation a vaincu la loi du plus fort. Elle s’était toujours sentie protégée, mais elle n’avait jamais pris la peine de se demander : protégée par qui ? Maintenant, elle avait la réponse : par rien, par personne. » (page 35) Mais, au fond, toute littérature n’engendre-t-elle pas cette illusion ? Quelques lignes plus loin, on lit : « Une fleur qui s’épanouissait, le gazouillis d’un oiseau l’occupaient à tel point qu’elle négligeait de penser à son destin. » (page 36) Quoi de plus naturel pour la Princesse Printemps que d’être émerveillée par la nature qui s’éveille ? Quoi de plus poétique en vérité ? Mais le repli sur soi de la Princesse est aussi responsable de son incapacité à réagir. L’univers faussement rassurant qu’elle s’est construit est lié à la littérature qu’elle traduit, comme on s’en rend compte de nouveau plus loin : « La Princesse Printemps était en partie responsable, par son labeur de traductrice, de la propagation à travers le monde entier de fictions vraisemblables et conventionnelles, de ‘divertissements’ abrutissants. » (page 86) César Aira revendique ainsi la réalité au sein de l’irréalité du conte, et affronte son héroïne à cette dualité bouleversante : elle doit bientôt faire appel à des alliés improbables, à la fois irréels et bien réels : « Ils étaient bien réels, même si leur problème prenait la forme irréelle d’une fable. » (page 86)

César Aira dissimule donc sous les appas d’une fable surréaliste une réflexion sur la littérature et, du fait de celle qu’il choisit, sur la consommation effrénée de « fables » divertissantes et finalement « abrutissantes ». Tout semble possible dans cet univers où l’Hiver a pour chef d’armée un Arbre de Noël, où le valeureux héros venant au secours de la Princesse se nomme Picnic et où des Glaces Parlantes se révèlent de redoutables adversaires. Et c’est encore en lui offrant un produit de consommation que l’armée d’invasion achète l’inaction des villageois qui, autrement, auraient pu venir en aide à la Princesse : la séduction est une arme de conquête qui agit plus sûrement que l’attirail militaire le plus sophistiqué, en endormant toute velléité de rébellion. L’acte de résistance est alors l’appel à l’action, et peu importe l’action du moment qu’elle permet de rêver de nouveau : « Avec cet appel inespéré à l’action s’ouvrait un présent dans lequel on pouvait de nouveau rêver et inventer. » (page 86) Rêver et inventer, soit le propre de l’imagination. Aussi l’action salutaire prend-elle la forme la plus improbable, la plus « surréaliste », comme le signe du pouvoir subversif de l’imagination : « dans ce pur présent, la seule action possible était la plus folle, la plus surréaliste ». A la question d’une voix anonyme issue de la résistance improvisée : « Alors, nous devons partir à l’assaut d’un Arbre de Noël, et du Général Hiver, et des Moules Mutantes ? Et qu’est-ce que nous allons leur jeter dessus : des confettis ? », il n’y a qu’une réponse possible : « oui, exactement. »

César Aira se joue de la réalité en occupant le terrain de l’imagination, comme il se joue des « règles de l’art » en subvertissant le conte au nom d’un principe de réalité, par exemple en faisant intervenir brusquement, vers la fin de son récit, un personnage nouveau censé s’être toujours trouvé là, même s’il n’a jamais été mentionné. Et bien sûr il se justifie : « Dans un récit, la liste des personnages est plus ou moins close, on sait à quoi s’en tenir. Dans la réalité, en revanche, des personnages nouveaux peuvent apparaître à chaque instant, même au dénouement, ce qui, dans le domaine de l’art, serait une erreur. » (page 101) Est monstrueux ce qui n’est pas censé se trouver là. Avec La Princesse Printemps, le lecteur évolue dans un univers à la fois surprenant – parce que tout peut arriver, surtout l’improbable – et balisé – celui de la fable, du conte, où justement on s’attend à tout… tout en respectant certaines règles ! César Aira y affirme le pouvoir de l’imagination, menacée par la dictature de la facilité, du prêt-à-consommer qui, en abrutissant les esprits, les rend inaptes à résister à d’autres formes de dictature. On sort de cette fable enchanté, avec le sentiment d’avoir réfléchi tout en s’abandonnant aux péripéties d’un conte en apparence léger, d’une grande facilité de lecture. Et avec la curiosité de découvrir les autres produits de l’imagination de son auteur. Au passage, le livre est traduit par Michel Lafon...

Thierry LE PEUT

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