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12 janvier 2013 6 12 /01 /janvier /2013 18:42

L'OMBRE DU BOURREAU de Gene Wolfe

Gene Wolfe, 1980 - Denoël, 1987 - Folio SF, 2009

 

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Les premiers pas de Sévérian

Publié en 1980, L’ombre du bourreau est le premier des quatre tomes du Livre du Nouveau Soleil, le cycle le plus connu de Gene Wolfe – un cinquième titre viendra s’y ajouter en 1987, Le Nouveau Soleil de Teur, cinq ans après la publication du dernier des quatre, raison pour laquelle il est encore considéré comme ne faisant pas partie du cycle.

Bien que semblant emprunter la voie de la fantasy médiévale, Gene Wolfe signe en fait une œuvre de science-fiction. On comprend rapidement que la planète sur laquelle il situe son action, Teur, est plongée dans une sorte de « moyen-âge » consécutif à une époque de voyage dans les étoiles. Jadis conquérante, la civilisation de Teur est présentée comme décadente, promise de plus à la disparition à cause de l’extinction de son soleil. L’inspiration de l’auteur fait se côtoyer des architectures et des usages évoquant le Moyen-Age et l’Antiquité aussi bien que l’époque moderne, du fiacre au véhicule volant – ici baptisé atmoptère. On s’y bat à l’épée mais on utilise également l’électricité, on y suit des ruelles étroites entre des maisons de pierre et de brique mais on y visite aussi un gigantesque Jardin botanique abritant la flore de siècles voire de millénaires antérieurs, on y aperçoit des façades de verre et la Citadelle elle-même, où vit le héros, est faite entièrement de métal. L’auteur, en fin de volume, se présentant comme le traducteur en anglais d’un texte « originellement écrit dans une langue qui n’a pas encore d’existence réelle », explique qu’il a dû recourir aux racines du latin et du grec aussi bien qu’aux noms scientifiques en usage à son époque pour décrire l’architecture, la faune et la flore de Teur. Les références bibliques y côtoient les emprunts à la mythologie et les légendes s’y mêlent aux textes sacrés, produisant un univers hétéroclite, d’abord insolite, dont la cohérence se dessine à mesure que le récit avance. Les quelques allusions au présent du narrateur, qui revient bien des années en arrière pour commencer son récit, tirent le voile sur l’avenir dont, à l’évidence, ce premier volume ne pose que les fondations. Tout en s’inscrivant dans une ligne historique à l’échelle cosmique, L’ombre du bourreau assume ainsi d’emblée son appartenance à un cycle dont le héros verra sa situation évoluer considérablement au fil des volumes. Tous les éléments qui donneront leurs titres aux trois autres parties sont en place lorsque se referme ce premier tableau : la Griffe du demi-dieu, l’épée du licteur et la citadelle de l’Autarque.

L’abondance de détails que fournit Gene Wolfe pour composer cet univers donne une certaine austérité au récit. Chaque lieu traversé par le héros est ainsi présenté avec force précisions et le moindre événement contient le germe potentiel d’un développement futur. On a conscience rapidement de se déplacer dans un monde de signes, où tout est lié, certains de ces signes trouvant leur explication dans le cadre restreint du premier volume tandis que d’autres préparent le destin à venir du protagoniste.

Ce dernier est Sévérian, apprenti de la Guilde des bourreaux – ou plus précisément de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence. De l’immense ville dans laquelle il vit, Nessus – dont on apprendra plus tard qu’elle doit son nom à l’empoisonnement de ses eaux il y a fort longtemps -, il ne connaît guère que la Citadelle, et plus précisément la tour Matachine, qu’occupe son ordre. C’est là qu’il a grandi, là qu’il passe le plus clair de son temps, inconscient et encore insouciant du vaste monde qui l’entoure. Son destin semble tracé : il deviendra compagnon, puis maître. Tout au plus a-t-il conscience de la haine qui entoure son ordre, dont beaucoup au demeurant ignorent l’existence, ou la persistance. On comprend aisément la raison de cette haine, qui ne va pas cependant sans peur. Dans les donjons de la tour Matachine arrivent chaque semaine des « clients », qui seront traités avec bienveillance en attendant l’ordre de les mettre à la question. Les motifs de leur incarcération sont souvent flous, et n’inquiètent guère les compagnons de la guilde (« Quand un client parle, Sévérian, tu n’entends rien. Absolument rien. Pense aux souris, dont les couinements n’ont aucun sens pour les humains. ») ; leur rôle est d’appliquer la décision de justice, sans même se soucier de ce que diront, ou non, les « clients » ainsi soumis à la question. On devine un ordre immuable, au sommet duquel se dessine la présence de l’Autarque, souverain incontesté qui siège en son Manoir Absolu, une construction nimbée de mystère qui paraît exister sans pourtant être nulle part, et dont on aura un aperçu visionnaire à la fin du volume.

Le récit commence, évidemment, par l’incident qui bientôt compromettra le destin trop bien tracé de Sévérian, donnant un avant-goût, peut-être, d’une remise en cause de l’ordre global qui régit Nessus et, au-delà, Teur tout entière. Cet incident mettra indirectement le jeune apprenti en présence d’une femme qu’il aimera, la châtelaine Thécla, demi-sœur d’une autre, tout juste esquissée dans le premier chapitre, Théa, alliée encore mystérieuse de celui dont le nom n’est pas prononcé sans crainte et qui semble de nature à faire trembler l’Autarque tout-puissant. Vodalus. Ce nom accompagne Sévérian tout au long de son initiation au vaste monde qui entoure la Citadelle, et dans laquelle il ne fait ici que ses premiers pas. Car, exilé pour avoir trahi sa guilde, Sévérian connaîtra des aventures sans quitter encore les limites de Nessus, délimitées par un Mur d’une taille gigantesque. Ce n’est que dans les dernières pages du volume qu’il atteindra enfin ce Mur, censé être le point de départ de son voyage vers Thrax, la ville des pièces sans fenêtres, où il doit officier en tant que bourreau, ou carnifex, sur décision de ses maîtres. Tel est son châtiment pour avoir aimé, et trahi. Et c’est en se soumettant à ce châtiment qu’il fait connaissance avec les lieux et les êtres qui peuplent la ville dont il ignorait tant de choses jusqu’alors. Il rencontre l’amour, le désir, la trahison lui aussi, et affronte la mort après être passé par des découvertes insolites et lourdes de sens pour son avenir.

La plume du narrateur, un Sévérian plus âgé mais peut-être pas si vieux encore, s’interroge, tout en racontant les événements, sur la nature même de la réalité, invitant le lecteur à se méfier de ce qu’il croit assuré. Sévérian lui-même s’imagine que le monde est circonscrit par la Citadelle, et tout au plus en connaît-il les abords immédiats, comme la nécropole dont l’un des mausolées est devenu son refuge secret. « Lorsqu’on est élevé au sein de la Guilde, elle nous paraît être le centre de l’univers », lui dit un jour son maître Gurloes. « Mais quand on atteint un certain âge […] on découvre que bien loin d’être le centre de l’univers, ce n’est en fin de compte qu’un métier bien payé mais impopulaire, qui nous est échu par hasard. » Il en va du monde comme du métier : il se révèle bien plus vaste qu’on ne le croit d’abord, et, partant, plus complexe. Sévérian lui-même n’a qu’une conscience très lointaine de la place qu’il sera amené à prendre dans les événements, et ses aventures dans Nessus témoignent de sa naïveté autant que de son imprudence, tout en lui fournissant, déjà, les armes pour mieux discerner, plus tard, le vrai du faux. Conscient de l’importance des signes – la pièce que lui remet Vodalus au début du roman, la Griffe du demi-dieu qui échoue en sa possession au cours de son séjour dans Nessus -, il est loin pourtant d’imaginer la manière dont ceux-ci influeront sur son destin, incapable donc d’agir autrement qu’en suivant ses intuitions, fussent-elles irraisonnées.

Dans le jeu des apparences, les personnages sont des symboles au même titre que les objets. Pour l’instant, Sévérian est surtout sensible aux femmes qu’il rencontre, dans lesquelles il voit parfois des reflets les unes des autres, ou des variations qui l’aident à prendre conscience du désir et de l’amour. Toujours, le danger leur est associé, qu’il s’agisse de la châtelaine Thécla et de sa demi-sœur aventurière, de la boutiquière Aghia, indissociable de son jumeau Agilus, ou de l’énigmatique Dorcas, surgie des eaux comme une Ophélie revenue d’entre les morts, ou une Ondine.

Certains, aussi, mettent en quelque sorte en abyme la problématique de l’écrivain lui-même : « Gurloes a été l’un des hommes les plus complexes que j’aie jamais connus, car il était un homme complexe qui tentait d’être simple. Mais pas vraiment simple : il se faisait une idée complexe de la simplicité. » La complexité véritable et la simplicité apparente de maître Gurloes sont à l’image du roman lui-même, qui suit les voies de la littérature populaire tout en donnant au texte une épaisseur symbolique prégnante. Dans une étrange digression, le narrateur s’arrête lui-même sur la nature de son texte, parlant à son lecteur, énonçant les règles qu’il s’astreint à suivre, par respect de la tradition littéraire, tout en suggérant une autre lecture que le simple enchaînement des faits, de la même manière que la simplicité de maître Gurloes dissimule mal une complexité plus intéressante, intrigante. On peut ainsi suivre les péripéties du roman tout en cherchant son sens plus ou moins caché, sa portée « philosophique », si le mot ne paraît pas trop pompeux.

Sans doute Gene Wolfe s’amuse-t-il, ainsi, avec son lecteur. Comment ne pas voir dans le Dr Talos, rusé bonimenteur au faciès de renard, maître-conteur capable de subjuguer une foule et de diriger ses acteurs comme un démiurge, une projection du romancier au même titre que le narrateur intrusif du roman, Sévérian lui-même ? Et le jeune Sévérian de se moquer, lui aussi, des intrigues mouvementées des récits populaires : « nous nous amusions beaucoup des intrigues de certaines histoires. C’est ce genre d’événements qui arrivaient toujours aux héros du récit : ils se trouvaient constamment mêlés, sans être particulièrement qualifiés, à des situations mélodramatiques ou de grande importance. » Ces intrigues le font rire, « avec leurs espions, leurs sombres machinations, leurs rendez-vous sous des déguisements, leurs héritiers enlevés. » Et l’on se demande lesquels de ces ressorts tient en réserve l’écrivain Gene Wolfe, qui en emploie déjà plusieurs dans le premier volume, et qui a commencé par nous dire que les origines de la plupart des apprentis bourreaux étaient obscures…

Au terme du volume, c’est en maître-conteur que Wolfe lui-même abandonne son lecteur au seuil d’une nouvelle aventure, au beau milieu d’un incident dont il ne livre que les premiers sons et les premiers mouvements, déclarant avec un sens goûté de la provocation : « Ici je fais une pause. Si tu ne souhaites pas aller plus loin en ma compagnie, lecteur, je ne saurais te blâmer : le chemin n’est pas facile. »

Parvenu jusque là, peut-on renoncer à suivre les personnages – et leur démiurge – au-delà de la grande Muraille où ils se sont arrêtés brutalement ? La réponse, chacun l’apportera en refermant ce premier volume du Livre du Nouveau Soleil Thierry LE PEUT

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