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21 juin 2009 7 21 /06 /juin /2009 18:32
L'ENFANT LOUE, par Joan Brady
"Feux croisés", Plon, 1994 - Pocket, 1997

Les péchés des pères...
"Mon grand-père était un esclave. Il n'y a rien d'insolite à cette prétention, pour un Américain qui est noir. Mais je ne suis pas noire. Je suis blanche. Mon grand-père était blanc, lui aussi. Et ce n'est pas dans un pays barbare du tiers monde qu'il a été vendu comme esclave ; il a été vendu aux Etats-Unis d'Amérique. Un planteur de tabac du Midwest l'a acheté pour quinze dollars quand il avait quatre ans ; peu de gens sont au courant de ces ventes, bien qu'elles fussent habituelles juste après la guerre de Sécession. La vie d'esclave qu'a menée mon grand-père jusqu'à sa fuite à l'âge de seize ans l'a tellement marqué que nul de ceux qui l'ont approché ensuite n'a pu échapper à ses effets ; quatre de ses sept enfants - dont mon père - ont fini par se suicider. [...] L'Enfant loué est une tentative pour comprendre ce que mon grand-père a pu ressentir à propos de ses épreuves, et ce que nous - ses descendants - avons encore à affronter."
"Note de l'auteur" à la fin de L'Enfant loué de Joan Brady

Cette note de l'auteur, placée à la fin du livre, expose assez clairement l'objet de L'Enfant loué. S'y mêlent la maltraitance, l'Histoire, une enquête, une analyse... Le roman est tout cela à la fois et chacun de ces aspects mérite qu'on s'y arrête. C'est d'abord un document surprenant sur une réalité peu connue, qui suscite l'incrédulité avant de se fondre, hélas, dans la connaissance du monde tel qu'il est : au lendemain de la guerre de Sécession, des enfants blancs étaient vendus pour une somme dérisoire afin de "servir" comme esclaves dans des fermes où ils n'étaient pas mieux traités que les animaux. Ce n'est pas le fait qu'ils fussent blancs qui est scandaleux ; mais l'esclavage des Noirs fait lui-même l'objet d'une abondante littérature, il est si connu que ses détails mêmes n'engendrent plus l'incrédulité. Celui des Blancs est présenté ici avec une simplicité qui confine au cynisme :
"Un esclave noir était hors de question : la guerre de Sécession était finie. En plus, les esclaves noirs avaient coûté très cher - mille dollars rien que pour une petite fille. Mais toutes les guerres laissent des soldats morts, de pauvres veuves et des enfants affamés ; les guerres laissent aussi souvent des soldats sans travail, incapables de nourrir leurs enfants, et en ce temps-là, incapables de ne pas en engendrer d'autres. Le résultat, après la guerre de Sécession, fut une moisson de gosses dont personne ne voulait. Un paysan pouvait en choisir un, pas cher, un garçon, en plus, du moment qu'il n'était pas noir. Des tas de gens le faisaient."
Etre noir au lendemain de la guerre de Sécession devient, sous la plume de l'auteur, une bénédiction, comparé à la situation de ces enfants blancs livrés à la logique implacable de la conjoncture et du besoin de main d'oeuvre.

L'histoire de Jonathan, "l'enfant loué" - euphémisme, on l'aura compris, pour "vendu" - à un planteur de tabac du Midwest, évoque par la cruauté qu'elle recèle les pages de Cormac McCarthy (Un enfant de Dieu, par exemple), même si Joan Brady ne fait pas entrer le lecteur dans des profondeurs aussi insondables et terrifiantes que son contemporain. Mais elle s'inscrit aussi dans un propos plus large : car cette histoire n'est pas la seule que conte le roman.

La narratrice (qui n'est pas l'auteur), ancienne étudiante en philosophie, condamnée à vivre dans un fauteuil roulant, fait le voyage d'Angleterre, où elle vit, jusqu'à l'Etat de Washington où vit son oncle Atlas, afin de recueillir ses confidences sur la vie du grand-père qui la terrifiait dans son enfance et dont elle veut comprendre le parcours. Il s'agit de bien autre chose que de curiosité : le suicide de son père, comme celui d'autres enfants de ce grand-père si peu connu, impriment à toute la descendance de Jonathan Carrick une sorte de "malédiction" que la narratrice veut comprendre. D'où venait la colère dévorante et omniprésente de Jonathan ? Qu'a-t-il réellement vécu dans son enfance et pourquoi n'a-t-il jamais pu, en dépit d'une résilience apparente (le mot, emprunté à Boris Cyrulnik, n'est jamais mentionné dans le roman), échapper à ce drame fondateur qui continue de marquer de son déterminisme la vie de ses descendants ? Fondateur au sens propre, puisque, déclare la narratrice, "mon arbre généalogique s'arrête net à cet acte d'achat." Nul n'a jamais pu remonter jusqu'au père de Jonathan, qui l'a vendu au planteur de tabac.

Le titre original du roman est Theory of War, et le théoricien de la guerre Carl von Clausewitz constitue le fil rouge du roman, éclairant la vie de Jonathan Carrick. Les rapports de ce dernier à l'existence, comme avec son entourage, se définissent en fonction des théories de la guerre. Son incapacité à échapper à son passé d'esclave, bien au-delà de son évasion à l'âge de seize ans, se traduit par l'incapacité à vivre autrement que sur le mode conflictuel, non seulement avec les autres, mais avec lui-même. L'une des images les plus terrifiantes du roman est celle de sa fille Hope - l'Espoir, prénom choisi par sa mère précisément pour faire elle-même le deuil de tout espoir - se jetant sur son père tel un animal blessé après avoir dévoré la chair de ses propres mains.

Il y a de l'humour dans L'Enfant loué. A travers quelques personnages comme College, quelques situations. Mais pas beaucoup. La narratrice est obsédée par la quête de la vérité, et le roman s'interroge sur la nature de celle-ci, sur la possibilité de la saisir, sur ce qu'elle peut signifier. Ce questionnement prolonge, à la troisième génération, l'obsession du grand-père. Aussi passé et présent ne cessent-ils de se heurter, de se croiser sans que la typographie signale le passage de l'un à l'autre. Le récit semble suivre les confidences que l'oncle Atlas fait à la narratrice, mais il intègre également le contenu d'un journal remis par l'oncle le jour même de ces confidences, et dont la narratrice n'a pu prendre connaissance que plus tard. Au récit du passé s'ajoute celui du présent, qui replace l'oncle et la narratrice dans le contexte de la visite aux Etats-Unis : car l'existence de l'oncle participe elle aussi du propos du roman, elle s'inscrit dans la "malédiction" léguée par le grand-père. A chaque niveau, la mort est tapie dans le recoin d'une page, qu'elle procède d'une auto-destruction ou de la maladie. L'infirmité, dit l'une des phrases placées en exergue du roman, "est une allégorie de toute vie en société." Celle, physiologique, de la narratrice n'est que la déclinaison la plus visible et évidente de celle, profonde, congénitale, qui affecte toute la lignée depuis le grand-père Jonathan.

Cet entrelacement des temps dessine au fil des pages la figure terrible du destin. L'évocation des vies brisées des descendants de Jonathan agit comme une suite d'échos puissants à l'histoire principale, celle du grand-père, dont la construction accroît le poids du destin. Tout finit là où tout a commencé, de plusieurs manières. Et au terme de ce récit éprouvant seule l'absence d'enfant de la narratrice semble offrir comme une conclusion optimiste. Sans que l'on soit bien certain qu'elle ait accompli l'objet premier de son enquête : la découverte d'une vérité capable de donner un sens à la vie.  TLP
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commentaires

K
Mais que faire, alors, extrapolant bien au-delà de votre aimable réponse, de cette "politique de civilisation" que l'actuel président de la République a mis en avant, au moins le temps de ses voeux télévisés, à la surprise méfiante de l'heureux Edgar Morin, inventeur du concept ? Et je ne vous dis pas comme je regrette que Nicolas Sarkozy cite peu, autrement, Norbert Elias et sa "civilisation des moeurs".<br /> J'espère, sinon que les maux avérés de notre monde ne vous gâchent pas les plaisirs d'une belle météo d'été.
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B
Cher Kimjongilia, la météo aujourd'hui n'est pas très bonne. Toutefois, nous espérons une amélioration. Concernant le texte de Joan Brady et les remarques qu'il vous inspire, je pense, comme vous, que ces violences qui paraissent "invraisemblables" sont en fait la simple expression de l'état du monde... quelle que soit l'époque. La guerre exacerbe toujours ce qu'il y a de pire en l'homme et les exemples récents et actuels démontrent à quel point l'idée de "civilisation" est absurde à côté de la réalité.
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K
On ajouterait que les violences de l'économie de plantations et puis celles de la guerre civile (de "Sécession") devaient bien nourrir de tels phénomènes face à d'autres "inférieurs", enfants pauvres ou autres. Une de mes vieilles idées. En ce sens, on doute un peu de la "bénédiction" d'être Noir dans ce contexte, au lendemain de la guerre de Sécession, dont parle la narratrice. En ce sens, encore, le titre original, et ce à quoi il se rapporte, semblent bien juste. Drôle d'histoire.<br /> De quoi vous gâcher la météo... qu'on espère belle aussi chez vous.
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