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5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 11:00

L’ASCENSION DU MONT VENTOUX

Pétrarque

 

 

Ce texte court relate une expérience mystique à la faveur de l'ascension du mont Ventoux. Parti se promener avec son frère sur les pentes de cette montagne, Pétrarque rapporte les émotions qu'il a éprouvées durant l'ascension mais surtout le sens qu'il lui a donné, à la faveur de ses réflexions et de la lecture d'un passage de Saint Augustin (dont il emportait partout un exemplaire des Confessions). L'ombre portée de Saint Augustin est évidemment ce qui confère au récit de l'ascension une aura particulière. On peut douter d'ailleurs que ce récit soit la relation d'un événement réel et il s'agit bien plutôt d'un texte rédigé dans un but didactique parfaitement réfléchi. Pétrarque, donc, alors qu'il se surprend à faire une analogie entre l'ascension du mont Ventoux et la vie elle-même, ouvre son Saint Augustin et y lit une phrase qui semble s'accorder parfaitement à ses réflexions du moment. Etablissant une comparaison entre la vie d'Augustin, qui revient sur ses errements passés pour mieux mettre en scène la grandeur de sa conversion, Pétrarque met en perspective son propre passé et la résolution que lui inspire l'expérience de l'ascension du mont Ventoux. Il y eut un avant, il y aura un après cette ascension et Pétrarque se promet d'ordonner désormais sa vie dans la direction que lui indique si opportunément Augustin. L'expérience de la promenade prend ainsi le sens d'une allégorie de l'existence, transfigurée par l'effort et la révélation. 

Si L'ascension du mont Ventoux se prête à un commentaire littéraire éclairant (que cette petite édition des Mille et une nuits propose dans une postface de Jérôme Vérain, également traducteur du texte de Pétrarque), il procure aussi un moment de lecture agréable et inspiré. Pétrarque s'y adresse à son ami Dionigi Roberti, qui l'avait initié à la lecture de Saint Augustin : la référence à ce dernier s'en trouve légitimée et Pétrarque, par cette lettre, veut (aussi) démontrer à son ami l'importance que revêt Augustin dans son existence, au point de fournir le matériau d'un instant de révélation par lequel le poète prend brusquement conscience que, jusqu'ici, il a négligé de "s'examiner lui-même". "Mais que d'efforts il faut consentir pour vaincre, non un lieu élevé, mais ces appétits nés des pulsions terrestres !" Désir d'élévation mystique inspiré par l'ascension d'une montagne, L'ascension du mont Ventoux est à ranger dans cette longue tradition de textes qui puisent dans la nature une matière à réfléchir sur la vie même. 

TLP

 

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5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 10:56

MARCELLUS

Jef Geeraerts

 

 

La lecture de Marcellus m'a donné envie ensuite de relire L'ascension du mont Ventoux de Pétrarque (voir post suivant). Pourquoi ? Parce qu'il s'agit dans les deux textes de faire de la nature en quelque sorte le réceptacle d'une réflexion sur la vie. Marcellus ne décrit pas, comme la lettre de Pétrarque à son ami Dionigi, une expérience mystique survenue brusquement à la faveur d'un séjour dans la nature. Il s'offre néanmoins comme une réflexion sur l'existence dans le cadre d'un séjour dans la nature. Il se présente aussi comme une lettre adressée à un autre, en l'occurrence un neveu prénommé Marcellus, auquel le narrateur fait partager ses réflexions. Ce tandem crée un effet de perspective avec le neveu de l'empereur romain Auguste, Marcellus, en qui il voyait son successeur, mais aussi avec l'écrivain Marnix Gijsen qui surnommait son jeune confrère Jef Geeraerts (l'auteur de ce Marcellus) Marcellus. Ce texte court est ainsi placé sous le signe de la transmission, répercutée en différents moments du Temps par ces trois relations duelles qui forment chacune l'écho des autres. Evoquant le devenir du neveu de l'empereur Auguste, puis la nature de sa propre relation avec Marnix Gijsen, Jef Geeraerts se projette dans l'avenir pour imaginer son propre neveu dans un avenir équivalant à celui qui le sépare lui-même de Gijsen. Il l'imagine parcourant précisément le cadre naturel dans lequel il chemine au moment de l'écriture, cadre qu'il aurait aimé parcourir avec lui, et que le neveu parcourra peut-être avec son propre "Marcellus". L'évocation de cet avenir donne lieu à une anticipation dans laquelle Geeraerts peint le monde tel qu'il sera peut-être devenu, compte tenu de l'évolution des sociétés humaines et des changements climatiques. 

Comme chez Pétrarque, et en lien avec toute une tradition littéraire qui remonte à l'Antiquité, la nature se fait ainsi lieu privilégié d'une réflexion sur la vie humaine, la transmission d'une génération à l'autre étant corrélée à la relation que l'homme entretient avec le monde qui l'entoure, envers lequel il a une responsabilité qui n'est jamais plus sensible que quand, précisément, il fait l'effort de le regarder et de s'y projeter. 

TLP

 

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5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 10:51

 

 

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5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 10:33

 

 

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4 février 2023 6 04 /02 /février /2023 15:48

LES ABYSSES (THE DEEP)

Rivers Solomon, 2020

traduit de l’anglais par Francis Guévremont

 

Les Abysses de Rivers Solomon. Voyage au fond des océans, dans le sillage des Wajinrus, des créatures mi-humaines mi-aquatiques qui ressemblent à des sirènes mais qui sont bien  autre chose. Yetu est Historienne, c’est-à-dire dépositrice de l’Histoire de son peuple : alors que les autres Wajinrus oublient leur passé à mesure qu’ils grandissent, Yetu a pour charge de conserver tous les souvenirs des temps passés, une charge qu’elle a reçue du précédent Historien qui la tenait lui-même de son prédécesseur. Ce qui est pour les Wajinrus un très grand honneur est pour Yetu une souffrance de moins en moins soutenable. Périodiquement, elle s’unit à son peuple dans le Don de mémoire, qui permet à chaque Wajinru de partager cette Histoire qu’un seul d’entre eux porte en permanence. La connaissance accumulée par l’Historienne est le fruit de toutes les « souvenances » qu’elle a recueillies au cours de sa vie, s’emparant de la mémoire de chaque Wajinru appelé à mourir, mais également des mille souvenirs récoltés au cours de ses rencontres dans le vaste océan. Or, cette Histoire est essentiellement faite pour Yetu de tristesse et de souffrance, qu’elle doit porter seule, incomprise : même sa « mère », son amaba, est loin de soupçonner la douleur que représente ce fardeau, dont elle n’envisage que la nature de « don ». Yetu regrette en outre la perte d’elle-même : car, pour faire place à l’Histoire de son peuple, c’est sa propre personnalité qu’elle a dû sacrifier. Au moment de faire de nouveau Don de mémoire aux Wajinrus, elle pense qu’elle ne supportera pas de devoir, une nouvelle fois, rester l’unique dépositaire de cette Histoire au terme de la cérémonie. Aussi s’enfuit-elle. Ce faisant, elle abandonne les Wajinrus en pleine transe ; et elle sait que, celle-ci terminée, les Wajinrus ne supporteront pas de conserver la mémoire ainsi transmise par elle, qu’ils auront besoin d’elle pour s’en décharger à nouveau, et que, en son absence, c’est une formidable énergie électrique qui sera libérée dans l’océan, bouleversant les flots mais, bien au-delà, l’ensemble du monde.

Ce roman envoûtant, porté par une langue simple et fascinante, se partageant entre l’odyssée de Yetu et d’autres épisodes issus de l’Histoire des Wajinrus, est à la fois une dénonciation et un plaidoyer. Dénonciation d’une histoire cruelle qui est la nôtre : celle des Blancs se livrant au commerce d’êtres humains puis menaçant la survie des océans et, partant, de tout l’écosystème auquel ils appartiennent. Car les Wajinrus (on l’apprend vite donc aucun secret n’est ici trahi, d’autant que la quatrième de couverture est explicite) sont issus des malheureuses esclaves qui, jetées des bateaux négriers, ont péri en mer en y laissant naître leurs enfants. Ceux-ci, passant du liquide amniotique à l’océan, se sont transformés en créatures capables de vivre sous l’eau aussi bien que de respirer l’air. Les Wajinrus.

Dans son exil volontaire, Yetu rencontre ces « deux-jambes » qui sont à la fois leurs ancêtres et le plus grand danger qui les menace. Il est question dans Les Abysses d’une grande guerre entre le peuple des profondeurs et celui de la surface, mais le message délivré par le roman, à mesure que l’on chemine vers son terme, est un plaidoyer pour la réconciliation. Celle de Yetu avec elle-même, d’abord ; de Yetu avec son peuple, ensuite ; des Wajinrus et des « deux-jambes », enfin, dans un imaginaire porté par un regard moderne sur le genre : les Wajinrus, non binaires, symbolisent la possibilité de l’union des contraires, d’un avenir où toutes les créatures seraient semblables.

S’il tient du conte, Les Abysses est un conte à la fois écologique, humaniste et cruel, mais cruel en ceci qu’il place en son centre une inhumanité qui n’est pas à l’honneur du genre humain. Son humanisme se joue dans un avenir où la vie a évolué, où l’espoir d’harmonie repose entre les nageoires de créatures qui ne sont plus humaines, tout en conservant la mémoire (mortifère) de l’humanité qui les a précédées. Et le fait est qu’elles ne sont pas blanches. Le corps de Yetu est noir, comme le sont ceux des « deux-jambes » qu’elle rencontre, sur un rivage que l’on devine africain, et la question de la mémoire d’un peuple entier, abordée à travers la figure des Wajinrus, est aussi celle du peuple noir issu de l’esclavage. Rejetée comme un fardeau par les Wajinrus, véritable tourment pour ceux qui prennent la responsabilité de la portée, ferment indispensable pourtant pour éviter l’éclatement du peuple et en assurer la survie, cette mémoire est le véritable cœur du roman, sous la forme d’une lutte entre mémoire collective et identité individuelle. Le dilemme de Yetu étant : si elle n’est plus capable de porter seule ce fardeau, peut-elle pour autant s’en décharger et mettre en péril l’existence de tout un peuple ? A moins, bien sûr, qu’il n’y ait une troisième voie.

Les Abysses est le prolongement d’une idée initiée dans les années 1990 par un duo de la scène techno de Detroit, Drexciya, déjà prolongée en 2017 par le groupe de hip-hop clipping. dans le single « The Deep ». A la base : un mythe afrofuturiste ayant pour élément central une civilisation sous-marine, Drexciya.

Thierry LE PEUT

 

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4 février 2023 6 04 /02 /février /2023 14:39

 

 

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9 janvier 2023 1 09 /01 /janvier /2023 17:42

LES LUNETTES D’OR et autres histoires de Ferrare

Giorgio BASSANI

1955-1958

Gallimard, 1962 (traduit de l’italien par Michel Arnaud)

 

 

 

 

 

L’Italie des années 1930 et 1940 (avec quelques incursions dans les années antérieures et dans les années 1950). Et, plus précisément, Ferrare, ville du nord, entre Bologne et Padoue. Dans ces nouvelles, Giorgio Bassani, auteur du Jardin des Finzi-Contini en 1962, met en place les figures de sa « comédie humaine » entre les murs de Ferrare. De Les dernières années de Clelia Trotti (1955) à Les lunettes d’or (1958), certaines de ces figures réapparaissent dans plusieurs nouvelles, à des rôles variés, et les Finzi-Contini eux-mêmes sont évoqués dans Les lunettes d’or. C’est véritablement une « petite famille » qui se constitue pour le lecteur à mesure que l’une ou l’autre nouvelle choisit de raconter un aspect de la vie de la cité italienne aux heures troubles du fascisme et de la guerre. Si Les lunettes d’or se déroulent avant la guerre, alors que se profilent les lois antisémites, Une plaque commémorative via Mazzini et Une nuit de 43 racontent l’immédiat après-guerre, lorsque l’on règle les comptes ou que, au contraire, on essaie d’oublier. D’un titre à l’autre, l’univers du romancier prend de l’épaisseur, la géographie de Ferrare devient familière au lecteur, qui se demande avec le narrateur de Les dernières années de Clelia Trotti qui sont ce jeune homme à bicyclette et cette jeune fille qui s’amusent dans les jardins des Remparts et qui paraissent si familiers, étant donné que les autres nouvelles sont pleines de ces jeunes gens à bicyclette qui traversent le paysage, suivent le chemin des Remparts, apparaissent et disparaissent comme nombre de figures de ces textes. Même si l’identité du narrateur change d’une nouvelle à l’autre, chaque texte est l’occasion d’une sorte de promenade dans la ville, où l’on s’arrête ici, puis là, s’enfonçant dans telle partie de la cité, puis telle autre, à la suite de nouveaux personnages.

Deux textes courts, Le mur d’enceinte et En exil (huit pages chacun, à peine, dans l’édition Folio), encadrent les six nouvelles d’une soixantaine de pages chacune qui composent le recueil (Les dernières années de Clelia Trotti, écrite dès 1955, a rejoint en 1956 les quatre autres composant le recueil Cinque storie ferraresi : Lida Mantovani, La promenade avant dîner, Une plaque commémorative via Mazzini et Une nuit de 43, tandis qu’en France Les lunettes d’or a complété le recueil, dont il fut le titre principal, sous le titre Les lunettes d’or et autres histoires de Ferrare). Chaque titre met en lumière un personnage ou un événement différent, déroulant plusieurs décennies ou se concentrant au contraire sur un moment précis, la tonalité dominante variant selon le point de vue adopté.

Lida Mantovani baigne dans une atmosphère tranquille et confinée en contant les visites vespérales que fait le relieur Oreste Benetti à la jeune Lida, qui vit chez sa mère, dans une maison modeste, avec l’enfant issu d’une aventure révolue avec un jeune homme de la bourgeoisie locale. L’évocation du premier amour de la toute jeune fille – seize ans alors – alterne avec sa vie résignée chez sa mère, où l’on sent la passion et le désir de révolte réduits au silence, et le lent accueil que fait la jeune femme aux avances discrètes mais résolues du relieur, de vingt ans son aîné, qui s’est mis en tête de l’épouser et revient, patiemment, abreuver la mère et la fille de ses monologues sans relief, lesquels constituent peu à peu la seule musique de leur vie. Si l’idée de ce mariage suscite d’abord un mouvement de rébellion chez la jeune femme, l’habitude et l’absence de perspectives finissent par imposer, de page en page, une union annoncée. Si le point de vue de Benetti est moins exploré que celui de Lida, on sent néanmoins, chez lui aussi, le poids d’une banalité assumée qui dessine, finalement, une certaine image du bonheur conjugal.

Autre union improbable dans Une promenade avant dîner, où l’honorable docteur Elia Corcos (qui porte lui aussi des lunettes cerclées d’or) entre un soir dans la maison des Brondi, de frustes campagnards venus à la ville, pour demander la main de leur fille Gemma. Qu’est-ce qui peut bien avoir conduit le docteur, promis à un brillant avenir, à un mariage hors de son milieu, à une union à première vue si mal assortie ? Est-ce le sentiment de la responsabilité, lorsque la jeune femme, infirmière, se serait retrouvée enceinte ? Le narrateur s’interroge mais ne répond pas vraiment à la question, qui importe moins que la peinture de cet assemblage hétéroclite entre le docteur Corcos et la famille Brondi, où l’auteur trace le portrait de personnages que tout oppose, à l’image de la maison du couple, dont la façade austère par laquelle entrent les patients du docteur contraste avec la porte de derrière, par laquelle entrent les Brondi quand d’aventure ils rendent visite à leur fille, se refusant d’ailleurs à monter plus haut que le rez-de-chaussée, conscients de l’incongruité de leur présence dans cette maison de bourgeois. Au centre du récit, la figure du docteur, constamment penché sur les livres, demeure une énigme dont le fin mot n’est jamais donné.

Une plaque commémorative via Mazzini commence avec la pose d’une plaque commémorative en hommage aux déportés juifs sur la façade de la Synagogue. Plaque qu’il faut refaire lorsque l’un des noms qui y sont inscrits, celui de Geo Josz, doit être effacé : l’homme, en effet, fait son apparition dans la ville au moment même où l’ouvrier pose la plaque. Mais que veut donc Geo Josz, seul survivant des malheureux déportés ? Si les Ferrarais sont tout prêts à lui rendre la place qu’il a perdue en étant déporté, ils supportent mal en revanche le jeu incompréhensible qu’il joue bientôt. Déambulant dans les rues dans les vêtements dépareillés, sales et puants, qu’il portait le jour de son retour, hantant les cafés et les lieux où les Ferrarais n’ont d’autre désir, la guerre finie, que de tourner la page des heures sombres et de permettre à la vie de reprendre ses droits, il est une mauvaise conscience qui, peu à peu, après l’incompréhension, suscite la haine et le rejet. Alors que les traîtres et les collaborateurs d’hier retrouvent leur place dans la vie de la cité, aidés par le désir général d’oubli et de pardon, Geo Josz, lui, refuse que l’on oublie et que l’on pardonne. Mais Ferrare peut-elle le permettre ? Le veut-elle ?

Dans Les dernières années de Clelia Trotti, le jeune narrateur s’interroge, lui aussi, sur la pertinence du combat que s’obstine à mener Clelia Trotti, la socialiste assignée à résidence, au lendemain de la guerre. Lutte d’un autre temps, qui n’a plus guère de sens, ou combat juste, auquel le narrateur voudrait lui-même participer ? A travers ces deux personnages, c’est toute la ville de Ferrare qui cherche à réconcilier plusieurs décennies de luttes et de conflits, tandis que l’image des deux amoureux à la fin de la nouvelle, sous le regard du narrateur, évoquent un désir de vivre sans culpabilité, tourné vers l’avenir, vers la vie, et non vers le passé.

Une nuit de 43 conte aussi les lendemains ambigus, autour de l’exécution de onze habitants de Ferrare par les Brigades Noires, en 1943, en représailles de l’assassinat du consul Bolognesi. Pourquoi ces onze ? Qui les a choisis ? Représailles aveugles ou règlement de comptes orchestré par un Ferrarais très conscient de ses actes ? Après la guerre, un procès a lieu, qui se solde par un acquittement. Pourtant, il est possible qu’un homme ait vu, et su. Le fils du pharmacien, Pino Barilari, dont la chambre d’infirme donne sur la place où eut lieu l’exécution. Mais, s’il a su, pourquoi n’a-t-il rien dit lors du procès ? Après sa mort, la réponse n’est peut-être connue que de sa femme, Anna, qui l’a quitté après cette nuit de 43. Bassani tisse un mystère, certes, mais fait surtout le portrait de personnages ambigus qui, loin d’être insolites, recomposent simplement la réalité complexe des enjeux de personnes et de pouvoirs qui, à la faveur de la guerre, n’ont fait que poursuivre une Histoire tourmentée qui court du socialisme au fascisme et au communisme d’après-guerre. Dans ce tableau bigarré, certaines figures tirent leur épingle du jeu quel que soit le groupe dominant. Une nuit de 43 sera adapté au cinéma en 1960 (La longue nuit de 43, réalisé par Florestano Vancini).

Les lunettes d’or vient compléter cette mosaïque ferraraise. Adaptée au cinéma par Giuliano Montaldo en 1987, avec dans le rôle principal un Philippe Noiret qui endosse sans peine les habits du docteur Fadigati, la nouvelle se déroule avant la guerre. Le narrateur était alors un jeune homme de la bourgeoisie juive de Ferrare, qui se souvient de l’angoisse générée par l’alliance de Mussolini avec Hitler, prélude à la persécution des juifs. La figure centrale est cependant celle du docteur Fadigati, un homme discret et respecté dont la liaison « scandaleuse » avec un étudiant ébranle bientôt la bonne société ferraraise et entraîne l’ostracisme du médecin. La révolte indécise du narrateur contre l’ostracisme des juifs entre en résonance avec le destin triste de Fadigati, dont la personnalité placide et résignée contribue à l’impression de fatalité qui accompagne l’emprise du fascisme dans cette Italie d’avant-guerre, où l’on voit le père du narrateur s’indigner vainement de l’adhésion de son entourage – non juif – aux idées et à la figure du Duce.

Thierry LE PEUT

 

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31 décembre 2022 6 31 /12 /décembre /2022 09:49

 

 

 

Le temps glisse entre les doigts, avec les pages des livres.

Lire est une chose, écrire sur ses lectures en est une autre. Voici quelques lectures de ces derniers mois qui, faute de temps, ne sont pas chroniquées sur ce blog. De temps, et d’envie : quand un livre est refermé, plutôt que d’écrire sur les pages lues, l’envie me saisit de plonger dans un autre, et encore, et encore. S’il arrive que le livre lu trouve ou retrouve sa place dans un rayonnage, cette fois j’ai préféré entasser les titres, de septembre à décembre, et regarder grandir la pile, stalagmite de papier. Une colonne d’esprit, de vie emprisonnée dans le papier.

Que restera-t-il de ces lectures ?

Le plaisir de les avoir faites, déjà. Des heures passées dans ces pages, en compagnie d’auteurs, de personnages, d’événements réels ou fictifs, proches ou lointains, souvent les deux à la fois, quel que soit le point du Temps vers lequel ils m’ont guidé.

 

Attaquer la terre et le soleil, de Mathieu Belezi, est une lecture immersive. A travers plusieurs points de vue, une plongée « dans l’enfer oublié de la colonisation algérienne, aux dix-neuvième siècle » (je cite la quatrième de couverture). Soldats, colons, indigènes croisent leurs voix dans une écriture hantée, qui prend aux tripes. En guise d’écrin, les couleurs de feu et de sang (ou de terre et de soleil) d’une peinture de Martin Zanollo, Pasaje. Un livre qui donne envie de découvrir l’œuvre de Belezi, publiée chez différents éditeurs.

 

L’homme qui peignait les âmes, de Metin Arditi. Onzième siècle. Avner, fils d’un pêcheur juif, veut fabriquer des icônes. Pour entrer dans le secret de ces œuvres, il se convertit au christianisme, bien que n’ayant pas la foi, et devient « l’un des plus grands iconographes de Palestine ». Mais les canons de l’Eglise sont une limite qu’il refuse et son talent ne lui vaut pas que des amitiés. Dénonciation, scandale, bannissement. Son œuvre est brûlée mais il continue de réaliser des icônes qui exercent sur les gens qui viennent lui en commander un pouvoir mystérieux, comme s’il saisissait quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la foi mais de l’être. Un parcours fascinant qui nous mène d’Acre à Capharnaüm.

 

La chienne, d’Olivier Massé. L’auteur donne la parole à Hélène de Troie, mais sans la nommer. La plus belle femme du monde est prisonnière dans le palais des Troyens. Pour tous, elle est « la chienne », cause d’une guerre qui n’en finit plus et qui précipitera la ruine de Troie. Elle se souvient de sa situation au sein de la famille de son précédent mari et la compare avec celle qu’elle connaît désormais dans celle de son nouveau mari. Si le mythe parle d’amour et de beauté, le roman donne la parole à une femme qui reste prisonnière des hommes, où qu’elle soit. Méprisée, haïe même, elle soulage l’ardeur sexuelle de son époux et fait chaque jour l’expérience d’un enfermement sans issue. Les personnages d’Homère passent dans les jours sombres de cette Hélène qui regarde le monde des hommes sans aucune concession et Olivier Massé, quand il ne les cite pas, donne au lecteur les indices qui permettent de les identifier. L’écriture est l’un des motifs de cette tapisserie littéraire car la narratrice maîtrise les signes qui, dessinés sur des tablettes d’argile, transmettent un sens à qui sait les lire. Comme les gens de Troie ont perdu ce secret, celle qui en use passe pour une magicienne.

 

UnPur, d’Isabelle Desesquelles. Roman immersif, lui aussi, à sa façon. On est immergé cette fois dans la psyché de Benjamin, enlevé à huit ans, devenu l’esclave sexuel d’un pervers, et qui raconte les années écoulées entre son enlèvement et un procès qui, bien plus tard, lui fait revoir son frère. « L’irréparable est une tache noire sur nos vies, tu auras beau frotter, tu ne l’effaceras pas. » (Pocket, p. 10) Un style sobre, sans pathos, qui traduit le regard de l’adulte sur l’enfant qu’il fut, au-delà de la morale, à l’heure où rien n’effacera plus ce qui est arrivé. A côté de l’expérience d’un enfant abusé, déjà terrible en soi, on lit la responsabilité des parents, dont certaines péripéties montrent l’effrayante négligence.

 

Le silence des vaincues, de Pat Barker. Retour à Troie, pour un roman qui partage quelques points communs avec La chienne d’Olivier Massé mais se montre plus ambitieux et plus abouti. L’auteure (les fans du mot « autrice » me pardonneront mais je le trouve affreusement laid) donne la parole à Briséis de Lyrnessos, reine devenue la captive d’Achille, le plus grand des guerriers grecs réunis sous les remparts de Troie assiégée. Réduite en esclavage, Briséis choisit de survivre, livrée aux assauts nocturnes du mutique Achille qu’elle peut observer tout à loisir, comme elle observe l’ensemble des hommes et des femmes du camp des Grecs, alors que les combats font rage et que, bientôt, la querelle opposant Achille à Agamemnon menace l’issue de la guerre tout entière. La mort de Patrocle, celle d’Hector, la visite de Priam à Achille pour le supplier de lui rendre le corps de son fils : Briséis voit tout et compose une Iliade alternative où son regard et sa voix rendent la parole aux femmes que l’Histoire a réduites au silence. Un roman passionnant qui s’offre comme un complément précieux au poème épique d’Homère.

 

Prince captif, de C.S. Pacat. L’intégrale publiée par Bragelonne est un pavé de six cents pages qui renferme les trois volumes de ce cycle qui fut d’abord publié et élaboré sur le web avant d’être fixé sur papier. L’esclave, Le guerrier, Le roi. En trois temps, l’aventure d’un prince trahi et offert comme esclave à un autre prince, celui du royaume d’en face, l’ennemi de toujours. Damianos, devenu Damen, héritier légitime du trône d’Akielos, n’est plus que le jouet de Laurent, maître manipulateur et soupçonné de tous les vices qu’Akielos prête aux habitants du royaume de Vère. Entre ces deux jeunes hommes se noue une relation ambiguë et cruelle qui, au fil de péripéties dignes des meilleurs romans de fantasy médiévale (on a évidemment comparé Prince captif à Game of Thrones, non sans raison), devient l’histoire d’un amour à la fois combattu et assumé. Confusion des sentiments, intrigues de cour, sadisme et perversions diverses, scènes d’amour crues et touchantes à la fois : Prince captif s’adresse à des lecteurs avertis mais tient ses promesses et compose une fresque épique qui, si elle s’étire un peu à la longue (surtout dans le dernier volume), n’en a pas moins passionné des milliers (millions ?) de lecteurs à travers le monde. A juste titre.

 

Stavros de Sophia Mavroudis, et sa suite Stavros contre Goliath. (Un troisième titre s’est ajouté, que je n’ai pas encore lu.) Publiée chez Jigal Polar, ces romans policiers écrits en français permettent à Sophia Mavroudis de plonger ses lecteurs dans la Grèce d’aujourd’hui, entre crise économique, lutte migratoire et terrorisme. D’un titre à l’autre, la langue grecque se fait plus présente à travers des citations en grec (retranscrites dans l’alphabet latin pour ceux qui ne maîtriseraient pas l’alphabet grec, et systématiquement traduites) qui rendent l’immersion totale. Le commissaire Stavros Nikopolidis est un homme à la cinquantaine avancée dont la vie renferme quelques drames, en particulier la mort de sa femme Elena, qui l’a laissé seul avec un enfant, Yannis. Un événement qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Fatigué, sans illusions, Stavros s’est laissé aller durant des années, lorsque le retour de Rodolphe le sort de sa léthargie… Les souvenirs du commissaire plongent dans l’Histoire grecque, avec l’évocation de la Grande catastrophe, et la culture de son supérieur Livanos s’enracine dans la Grèce éternelle, celle d’une Antiquité qui entre en contraste violent avec la Grèce du XXIe siècle. Autour de Stavros, Mavroudis dessine une galerie de personnages qui assument leur ancrage dans la culture populaire : Dora, en particulier, est une ninja des temps modernes, aux airs de Lisbeth Salander, qu’on laisse au lecteur le plaisir de découvrir dans sa faconde et sa brutalité non dénuée de fêlures intimes. Les romans de Mavroudis se dévorent sans complexes et valent surtout par l’atmosphère que l’auteure sait créer par un effet d’immersion totale dans la culture grecque, à coups de citations et de plateau de tavli.

 

 

 

 

Neiges d’antan, Œdipe à Stalingrad, Mémoires d’un antisémite, Une hermine à Tchernopol, Le Cygne et Sur la falaise, de Gregor von Rizzori. Il faudrait plus qu’un paragraphe pour rendre hommage à ce petit parcours von Rezzori mais, que voulez-vous ?, le temps manque ! C’est la lecture fortuite de Sur la falaise, une parabole publiée en 1991, qui m’a conduit à lire d’autres œuvres de cet écrivain de langue allemande. Le Cygne, d’abord, un autre récit court, publié en 1994, puis Neiges d’antan, recueil de souvenirs qui a valu une reconnaissance littéraire internationale à l’auteur, en 1989, Œdipe à Stalingrad, un roman publié en 1954, Mémoires d’un antisémite paru en 1979, qui tient plus du roman que des mémoires, enfin Une hermine à Tchernopol, roman de 1958 traduit une première fois chez Gallimard en 1961 sous le titre L’hermine souillée puis de nouveau en 2011 aux Editions de l’Olivier, à partir d’une édition révisée par l’auteur et publiée en 2004 (soit six ans après sa mort). Les textes de von Rezzori nous plongent dans l’entre-deux-guerres, en Europe de l’Est. Né en 1914 à Czernowitz, dans la province austro-hongroise de Bucovine qui allait passer d’une autorité à l’autre à la faveur des bouleversements liés aux deux guerres mondiales, von Rezzori est un éternel exilé, originaire d’un monde qui n’existe plus. Ce monde n’est pas seulement le lieu géographique où il est né, c’est toute une société qui, déjà dans son enfance, était frappée de disparition. En évoquant les souvenirs de son enfance, de l’entrée dans l’âge adulte, von Rezzori questionne son identité et celle de tout un monde que sa plume fait revivre. Dans ses livres se mêlent souvenirs vécus et empruntés, parfois dramatiques, parfois cocasses, que l’humour de l’auteur, empreint d’une ironie tantôt légère tantôt mordante, met en scène avec cet attachement détaché que l’on retrouve d’un livre à l’autre. L’antisémitisme, qui apparaît dans le titre de Mémoires d’un antisémite (celles d’un narrateur fictif qui emprunte beaucoup aux souvenirs de von Rezzori tels qu’on les retrouve dans Neiges d’antan), est l’un des motifs récurrents de ces livres, donnée irréductible de l’univers mental (et social) dans lequel a grandi l’auteur, hélas indissociable depuis de la tragédie du milieu du siècle, dont l’approche est l’un des leitmotiv d’Œdipe à Stalingrad, histoire d’un personnage tourmenté par le complexe d’Œdipe et qui vit les dernières années d’un monde en train de disparaître alors que les chants des enfants des jeunesses hitlériennes passent sous les fenêtres des appartements bourgeois où un simple serveur se lance brusquement dans une diatribe contre les riches et un employé d’hôtel s’emporte contre un client, deux voix parmi d’autres d’un ressentiment qui nourrit la tragédie en train de se constituer sous les yeux d’un « héros » qui, pourtant, n’en voit pas grand-chose. Il faudra que l’Histoire le happe et l’envoie mourir sur le front de Stalingrad pour qu’il en éprouve l’irrésistible et implacable marche. C’est aussi le sacrifice d’un vestige du passé qui occupe le cœur d’Une hermine à Tchernopol, et que l’on retrouve dans le dernier acte de Le Cygne. La mise à mort d’un être dont la beauté, la rigidité, l’apparente indifférence excitent la haine, sans que lui-même ait fait autre chose qu’exister. Qu’il affiche une intention autobiographique ou qu’il tisse à partir de ses propres motifs intimes des destins fictionnels, von Rezzori pratique inlassablement une écriture du moi qui, d’une forme à l’autre, poursuit une réflexion sur l’identité et un monde ballotté par l’Histoire.

 

Les exportés, de Sonia Devillers, partage au moins au début l’univers des livres de von Rezzori. Nous sommes en Roumanie, avant, pendant et après la Seconde guerre mondiale. En reconstituant l’histoire de sa famille, Sonia Devillers apporte un autre éclairage sur le sort des juifs au mitan du XXe siècle. Ceux de Roumanie en l’occurrence, ce pays d’Europe de l’Est qui, un temps, possèdera la Bucovine dont von Rezzori est originaire. L’auteure met en lumière la façon dont ce pays, après la guerre, vendit – littéralement – ses juifs contre des machines agricoles puis… des cochons. Les exportés est une enquête, dont les étapes recomposent à grands traits (mais aussi en détails, les uns émouvants, les autres sordides) l’histoire d’une famille juive qui, tout en vivant sa judéité de façon très détachée, fut prise dans le mouvement d’une Histoire dont les juifs furent les victimes ou les otages, quand bien même ils n’étaient pas ouvertement persécutés. Le commerce indigne que raconte ici Sonia Devillers fut pratiqué sous un régime communiste qui, après la Seconde guerre mondiale, voulut tout simplement faire disparaître ses juifs, en faire un « non-problème », tout en les traitant comme une marchandise, une monnaie d’échange dans un négoce indicible que ce livre, justement, entend dire sans détour. Une histoire a priori étonnante qui témoigne du cynisme de l’Histoire – ou, plus précisément, des hommes qui la font.

 

Entre-deux-guerres encore, avec les Symptômes viennois de Joseph Roth. L’auteur de La marche de Radetzky et de La crypte des Capucins était aussi journaliste. Ce recueil réunit des articles qu’il a écrits entre 1919 et 1939 et qui témoignent de la misère que le journaliste observe dans la Vienne d’après-guerre, dont il immortalise quelques-uns des acteurs et des décors dans des textes qui sont autant de tableaux saisis sur le vif et retranscrits ensuite dans les journaux. Ils composent ici une galerie de portraits et d’évocations qui plongent le lecteur dans une réalité kaléidoscopique (ou kakeidoscopique, en l’occurrence) où se dessine progressivement l’ombre du nazisme, né précisément sur les ruines de la Grande guerre, et qui augure d’un avenir plus sombre encore que le présent saisi au fil des jours par le journaliste.

 

Lecteur, je m’arrête ici, faute de temps, de temps, de temps, et sans avoir rendu hommage à tous les titres pourtant exposés en tête d’article. Las, las, tempus fugit…

 

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19 août 2022 5 19 /08 /août /2022 11:16

MON GRAIN DE SABLE

(IL MIO GRANELLO DI SABBIA)

Luciano Bolis

traduit de l’italien par Monique Baccelli

1946 (traduction, 1997)

 

Luciano Bolis (1918-1993) entra dans la Résistance en Italie durant la Seconde Guerre mondiale. Arrêté et torturé par les fascistes, il survécut et décida de laisser le témoignage de ce qui lui était arrivé. En 1946, durant sa convalescence, il écrivit d’un seul jet le récit de son arrestation et des tortures qu’il avait subies, voulant ainsi contribuer à l’obligation de témoignage qui incombe, selon lui, à ceux qui ont vécu ce genre d’événement. Mon grain de sable est le titre de ce récit : chaque expérience étant selon lui un grain de sable insignifiant en soi mais qui, joint à tous les autres, peut avoir une incidence sur la réalité.

L’authenticité annoncée du témoignage engage un type de lecture particulier. Sans elle, certaines circonstances du récit paraîtraient si invraisemblables que l’on pourrait accuser l’auteur d’exagération ou de complaisance. Bolis en effet mêle à la chronique des événements les pensées qui furent les siennes, telles en tout cas qu’il les reconstitue au moment de l’écriture, qui suit de quelques mois les événements. Or, ces pensées constituent parfois une sorte de contrepoint ironique ; si l’humour est la politesse du désespoir, il permet à l’auteur de mettre à distance les circonstances insupportables de ce qu’il a subi. Ce contrepoint rend hommage aussi à la volonté qui, au moment des faits, a permis à Bolis de résister mentalement et physiquement au traitement que lui infligeaient les brutes chargées de lui arracher des informations.

Mon grain de sable est un texte court mais qui, sans prétention littéraire, entend porter un témoignage direct et précis sur les tortures et l’état d’esprit de celui qui les a subies. Résistant, Bolis savait quels dangers il courait, il connaissait des exemples de camarades passés entre les mains de la police fasciste, il était donc prévenu, quand son tour vint d’être détenu et interrogé, du sort qui pouvait l’attendre ; pourtant, écrit-il, « je n’arrivais pas à croire que la férocité humaine puisse aller jusque là ». Les lecteurs sont hélas prévenus, eux aussi, du fait de l’importante littérature qui, aujourd’hui, porte témoignage de ces agissements, qu’elle concerne la Seconde Guerre mondiale ou d’autres circonstances. La lecture du récit de Bolis n’en est pas moins éprouvante ; les interventions de l’auteur-narrateur n’empêchent pas l’objectivité du rapport des faits, qui en quelques lignes font du Résistant un objet livré impuissant à la férocité de bourreaux que l’absence d’états d’âme apparents rend terrifiants. Bolis évoque, à un moment du récit, toutes les tortures qu’il n’a pas encore subies, mais dont il a connaissance par d’autres récits ; d’aucuns pourraient alors penser qu’il n’a pas subi le pire, mais ce qu’il décrit est pourtant insupportable. L’humour allège le poids du lecteur autant qu’il offre à l’auteur un moyen de ne pas avoir l’air de faire l’apologie de son propre courage. Il a fallu en effet une force d’esprit admirable pour conserver sa capacité de réfléchir et la volonté de ne livrer aucune des informations que ses tortionnaires voulaient lui arracher.

Bolis ne cache rien, non plus, de sa volonté de mourir pour mettre un terme aux souffrances. Témoignage d’un homme torturé par les fascistes, son récit est aussi, de ce point de vue, et selon les mots de l’auteur lui-même, le témoignage d’un suicide manqué. De sa chronique, il écrit en exergue : « Elle n’est donc pas une défense du suicide, ni un acte d’accusation contre l’ennemi et encore moins la valorisation de mon propre comportement, mais un simple exposé des faits et un éclaircissement des circonstances, alternant avec le rappel d’états d’âme et de pensées qui m’a semblé indispensable à la compréhension d’un épisode peut-être intéressant en soi, l’expérience d’un suicide manqué n’étant pas des plus courantes. » Suicide manqué qui fut autant une expérience effroyable – ces pages sont parmi les plus éprouvantes du texte – que la voie de sortie du cachot où avait souffert Bolis, même s’il fallut d’autres circonstances encore pour le sauver.

Comme il l’écrit lui-même, Mon grain de sable ne cherche pas non plus à être « un acte d’accusation contre l’ennemi ». En dépit de la cruauté dont il fut la victime, Bolis dépeint ses tortionnaires non comme des monstres mais comme des hommes. Il fait le portrait rapide de plusieurs des brutes qui lui appliquent les premiers coups : ce ne sont pas des monstres sanguinaires mais des hommes, que chacun d’entre nous pourrait rencontrer au coin de la rue, mais qui, placés dans ces circonstances extra-ordinaires, laissent libre cours à une brutalité dont on fait rarement l’expérience personnelle mais qui n’en est pas moins une potentialité toujours présente.

« Ce qui se passe à mon arrivée est indescriptible. On m’oblige à saluer la sentinelle à la manière fasciste et on me jette dans le corps de garde. Ma venue avait manifestement été annoncée car une vingtaine de jeunes voyous sont là à m’attendre, les uns en uniforme, les autres en civil (ces derniers étaient de la brigade politique), qui m’accueillent avec des signes de grossière satisfaction.

L’un d’eux, une véritable tête de délinquant, mâchoire proéminente et petits yeux injectés de sang, s’approche de moi et ricane :

- C’est toi le communiste, hein ?

Deux terribles gifles me font vaciller.

Un autre, un type apparemment distingué, grand, maigre, visage glacial, veut m’imprimer la « marque de fabrique », comme il l’appelle : il me prend l’oreille gauche entre ses dents, appuie ses mains sur mon épaule pour mieux s’arc-bouter, et tire de toutes ses forces.

Un autre, encore tout jeune – un véritable enfant -, se met à m’arracher des touffes de moustache, pendant que les autres se tordent de rire à la vue de la lèvre qui se soulève démesurément et des grimaces de douleur que j’ai du mal à réprimer.

Ensuite l’un d’eux, qui se vante de connaître les arts martiaux, tente de me fendre la nuque avec les deux mains réunies, frappant de toutes ses forces le sommet de ma tête comme une hache, et entre chaque coup de massue il crie :

- C’est comme ça qu’on assomme les lapins ! »

Je reproduis ce passage in extenso car ce sont pour moi des lignes terrifiantes. En eux-mêmes, les mots n’ont rien d’effroyable, le style est froid, circonstancié, chaque portrait est croqué en quelques traits, les faits sont rapportés avec une précision qui n’accepte que très peu de commentaires (« une véritable tête de délinquant », « un véritable enfant » rendent compte des impressions du narrateur mais ne comportent aucune charge de jugement). Mais un homme se trouve ici livré à ses bourreaux sans aucun état d’âme, avec une évidence qui se donne dans les faits ; de ce moment, Bolis reste un homme pour nous qui lisons son témoignage mais devient un objet entre les mains de ses tortionnaires. Ceux-ci sont des êtres ordinaires, aucun grade, aucune fonction particulière ne les distinguent, ce sont des hommes cueillis dans la foule, à qui est donnée la liberté de laisser libre cours à leur puissance, ni raffinée ni « barbare » : simplement, ils font ce qu’ils veulent. Et ce qu’ils veulent, c’est faire souffrir, humilier, ce qu’ils font en s’amusant, en plaisantant, en riant entre eux. L’humanité de leur victime disparaît complètement.

Il arrive, dans le récit, que Bolis évoque des circonstances liées au moment des faits : arrêté en février 1945, il était aux mains de gens qui savaient leur défaite proche. Mais le récit des tortures échappe lui-même à toutes circonstances particulières : il est, en soi, le récit de la cruauté des hommes envers un autre homme, en cela il dépasse le cadre même de la Seconde Guerre mondiale et du fascisme nazi. C’est en cela, aussi, qu’il constitue un témoignage non seulement historique mais valable en tout temps, vérifié dans d’autres circonstances historiques, en d’autres lieux du monde. Un « grain de sable » qui, hélas, est le portrait de tous les tortionnaires qui, ici et maintenant, exercent le même pouvoir ou attendent de le faire demain.

A aucun moment cependant Luciano Bolis ne se livre lui-même à ce genre d’élargissement. Il ne livre pas une leçon sur l’homme, ne tire aucune morale. Le rapport des circonstances qui lui permettent finalement de survivre rend hommage au courage de personnes qui, résistantes ou non, mettent leur vie en danger pour sauver un autre homme, mais là encore le récit s’en tient essentiellement aux faits, laissant le lecteur en tirer une morale s’il le souhaite.

Cette réserve, cette honnêteté rendent ce témoignage d’autant plus efficace d’un point de vue littéraire, et précieux d’un point de vue humain.

Thierry LE PEUT

 

 

 

 

 

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15 août 2022 1 15 /08 /août /2022 12:22

MAISON DES RUMEURS

(HOUSE OF NAMES)

Colm Tóibín

traduit de l’anglais par Anna Gibson

2017 (Robert Laffont, 2018 ; 10/18, 2020)

 

En choisissant de porter sa plume dans le mythe des Atrides, revisitant l’Orestie d’Eschyle, Colm Tóibín rejoint les nombreux auteurs qui, depuis l’Antiquité grecque, ont déjà exploré ce territoire. Maison des rumeurs transporte le lecteur au temps de la guerre de Troie, lorsque le roi grec Agamemnon sacrifie sa propre fille Iphigénie en croyant obéir à une injonction divine, afin que les vents autorisent enfin son armée à porter les armes jusqu’à la lointaine Troie. Partageant le roman entre les récits de Clytemnestre, d’Electre et d’Oreste, Tóibín met l’accent sur les sentiments intimes de ces figures souvent visitées, triturées, mises en scène en des siècles différents. Il parvient à leur donner une humanité moderne, à les rendre proches de nous en insistant davantage sur des émotions intemporelles que sur les aspects historiques du mythe.

La « maison des rumeurs », c’est le palais d’Agamemnon à Mycènes, celui-là même où, à peine revenu de la guerre de Troie, dix ans après le sacrifice de sa fille, il est assassiné par son épouse Clytemnestre et l’amant de celle-ci, Egisthe, libéré par les soins de la reine des geôles où il était, déjà, moins prisonnier qu’il n’y paraissait. Un palais hanté par des voix, celles du peuple qui murmure mais aussi celles des morts qui continuent, semble-t-il, d’y errer librement.

Les dieux, ici, sont déjà relégués. « Je vis seule avec la certitude que le temps des dieux est révolu », déclare Clytemnestre (10/18, p. 15) « Je sais mieux que personne que les dieux sont loin ; ils ont d’autres préoccupations. Ils se soucient des joies et des détresses humaines à la manière dont je peux, moi, me soucier des feuilles d’un arbre. Je sais que les feuilles sont là, elles tombent, repoussent et tombent encore, comme les humains vivent et sont remplacés par d’autres qui leur ressemblent. Je ne peux rien faire pour leur venir en aide ou pour les empêcher de tomber. Je ne suis pas concernée par leurs désirs. » (ibidem) Ainsi, les humains sont face à eux-mêmes. L’excuse divine n’exonère pas Agamemnon de l’odieux sacrifice de sa fille, aggravé par le mensonge (il la fait venir avec sa mère en prétendant la marier au glorieux Achille, pour la livrer sournoisement aux prêtres), pas plus qu’elle n’explique le comportement des personnages par leur ascendance mythique, la fameuse malédiction des Atrides dont l’histoire d’Agamemnon et Clytemnestre n’est que l’un des épisodes. L’indifférence des dieux rend d’autant plus coupable la complaisance des hommes, et notamment de la foule des Grecs qui encourage Agamemnon à faire mourir sa fille et réduit Clytemnestre, de force, au silence.

Agamemnon est un lâche qui se plie à l’exigence de la foule pour conserver son pouvoir, un lâche qui n’ose pas affronter le regard de son épouse ni entendre la voix de sa fille, un lâche qui meurt sous la hache d’une femme sans rien voir de la haine qu’elle a nourrie contre lui durant dix années de solitude dans le palais dont il était absent. Clytemnestre, une femme emmurée dans sa souffrance, contrainte de taire un cri de douleur que nul ne veut entendre, déterminée cependant à venger la mort de sa fille. Une reine, mais une femme, condamnée à vivre dans l’ombre des hommes, soumise à l’autorité toute-puissante d’Agamemnon et à celle, indirecte, du peuple de Mycènes, contrainte à se trouver un allié mâle, Egisthe, qui possède peut-être, en dépit des apparences, plus de pouvoir qu’elle dans les murs de Mycènes. En lui ouvrant son lit et le faisant complice de ses secrets, Clytemnestre risque aussi de se soumettre de nouveau au pouvoir d’un homme. Dans les ombres du palais, où elle ourdit son crime, Clytemnestre estime cependant qu’elle agit en pleine lumière, claire avec elle-même, sûre de son bon droit. Les dieux absents ne puniront pas Agamemnon, c’est donc sur elle seule qu’elle doit compter, quelles qu’en soient les conséquences.

Electre conserve la puissance vénéneuse que lui confère le mythe. Jeune, certes, femme comme sa mère, elle ne saisit la vérité des événements que par bribes mais bientôt se forge en elle la conviction que sa mère est l’ennemie, qu’elle doit être châtiée à son tour pour le meurtre d’Agamemnon. De la mort d’Iphigénie sa sœur, Electre, toute jeune, n’a guère saisi les enjeux. Son père à ses yeux a conservé l’aura que lui dénie Clytemnestre et la présence d’Egisthe au palais, après la mort du père, est une imposture. Electre nourrit en son sein un désir de vengeance qui a besoin d’une main pour s’accomplir. Cette main, ce doit être celle d’Oreste, le petit frère.

Le mythe envoie Oreste grandir loin du palais, où il reparaît une fois devenu homme, afin d’accomplir la vengeance voulue par Electre. Tóibín lui ouvre une place importante, en faisant l’une des voix majeures du roman, à côté de celles de Clytemnestre et, dans une moindre mesure, Electre. L’exil de l’enfant fait l’objet d’un chapitre conséquent dans lequel l’écrivain prend ses distances avec le mythe. Emmené par des soldats au moment du meurtre de son père, dont il n’aura connaissance que plus tard, l’enfant encore jeune est retenu prisonnier avec d’autres garçons très loin du palais, dans la campagne grecque. On comprend que c’est sur ordre d’Egisthe, que l’enfant sert d’otage, au même titre que les autres garçons enlevés aux familles alliées d’Agamemnon, pour exercer un pouvoir sur Clytemnestre aussi bien que sur les notables. Loin de la protection du palais, Oreste apprend la vie au contact de garçons qui ne lui vouent aucune adoration. Il doit se faire seul une place, cherchant une autre protection qui sera celle d’un camarade, Léandre, avec lequel il s’enfuit, accompagné d’un troisième garçon. Ils grandiront dans une ferme isolée, en compagnie d’une vieille femme. Là, une intimité amoureuse se noue entre Oreste et Léandre, dans laquelle ce dernier a le rôle d’aîné. Cette relation cristallise la personnalité d’Oreste qui, jamais, n’aura le contrôle de sa destinée. Même revenu au palais, où le trône du roi devrait lui incomber, il reste le jouet de son entourage, incapable de saisir les enjeux réels et de démêler l’écheveau des intrigues dont il est l’instrument. Il tue sa mère, accomplissant la vengeance voulue par Electre, pour découvrir que cette dernière aussitôt semble prendre la place devenue vacante : « Certains jours, Oreste était frappé par le fait qu’elle traitait les serviteurs exactement de la même façon que leur mère. Elle avait cette voix impérieuse qui tenait à faire savoir qu’elle contrôlait tout alors qu’elle était à l’évidence gravement préoccupée par autre chose. Parfois, elle donnait l’impression de ne parler que pour parler. » (10/18, p. 257) Puis le pouvoir semble passer entre les mains de Léandre, qui a pris la tête d’une révolte, mais Léandre non plus ne se comporte pas comme Oreste l’aurait pensé, et voulu. Tandis que l’histoire avance et que les autres réalisent leurs plans, Oreste reste le garçon qu’il a toujours été, protégé et d’une certaine façon inconscient de la réalité. L’acte qu’il commet, le meurtre de sa mère, ne rétablit pas l’équilibre auquel il croyait parce qu’il s’est mépris sur son propre rôle, instrument aux mains des désirs des autres.

« Il était resté dans ce monde de l’ombre, ce monde hanté où Electre et Léandre avaient vécu, eux aussi, avant de le quitter au profit d’un autre, lumineux et plein de promesses, que sa simple présence paraissait ternir. Il était étrange de penser que, pendant tout le temps où il était resté au palais, Léandre, lui, était parti dans le monde ; pendant qu’il demeurait dans l’orbite de sa mère, d’Electre et d’Ianthé, Léandre était devenu un guerrier à l’image du père d’Oreste. De plus en plus, le meurtre de sa mère prenait les allures d’un événement irréel, auquel personne ne faisait allusion, comme s’il n’avait jamais eu lieu. » (10/18, p. 269)

Oreste est le témoin d’un monde qui change mais dans lequel il n’y a pas de place pour lui. Bien qu’il ait participé au changement, sa part semble réduite à rien. Il n’a jamais aspiré au pouvoir mais d’autres, en revanche, l’ont convoité, dans les plans desquels il a été un instrument (otage d’Egisthe puis bras vengeur d’Electre), et, cela accompli, on ne sait que faire de lui. Lui-même, privé enfant de la protection de son père, privé ensuite de celle de Léandre et de celle de sa mère, meurtrière du père, est perdu quand tout le monde le délaisse et le traite comme un indésirable. Un éternel enfant. L’intimité qu’il a partagée enfant avec Léandre, il en rêve encore alors que Léandre, devenu homme, a pris sa place dans le monde. Oreste, lui, reste confiné aux limites du palais, sans prise sur des enjeux qui témoignent de l’existence d’un monde extérieur auquel il demeure étranger. « Tous, y compris Ianthé, étaient à l’aise dans un réseau complexe de projets et d’alliances dont eux seuls comprenaient les subtilités. Il aurait aimé être de nouveau un enfant, revenir au temps où tout cela ne signifiait rien pour lui, où il était le petit garçon sollicitant les adultes pour qu’ils jouent avec lui au combat d’épée. » (10/18, p. 270)

Jusqu’au bout, Oreste est celui qui n’a pas de place dans le monde et qui ne contrôle pas même son propre destin. Mais les autres, au fond, sont-ils si différents ? « Avec le temps, une fois qu’eux-mêmes seraient passés du côté des ombres, ce qui était advenu ne hanterait plus personne et n’appartiendrait plus à personne. » (p. 286) L’histoire est faite de violence et d’intrigues, elle charrie le drame et la tragédie mais laisse derrière elle une galerie d’ombres qui, un temps, la hantent encore, comme les esprits des morts hantent le palais d’Agamemnon et de Clytemnestre, puis finissent par s’effacer.

« Nous vivons une époque étrange », dit Electre à Oreste. « Les dieux s’éloignent et s’évanouissent. Certains d’entre nous les aperçoivent encore, bien que, même pour nous, à certains moments, ils se dérobent. Leur pouvoir décroît. Bientôt, ce sera un monde différent, gouverné par la lumière du jour, qui méritera à peine qu’on l’habite. Tu devrais être heureux d’avoir connu le monde ancien et que, dans cette maison où tu as été, il t’ait effleuré de son aile. » (p. 216)

C’est ce monde ancien qui, dans Maison des rumeurs, nous effleure nous aussi de son aile. Le monde des mythes qui ont façonné notre culture, encore prégnant aujourd’hui, mais qui peut-être, a déjà commencé de s’effacer. Pas, en tout cas, dans la littérature où les mythes continuent de nourrir un imaginaire qui ne cesse de les remettre au goût du jour, en faisant la matière d’une interrogation toujours vivante sur l’histoire et sur les êtres qui, la font ?, l’habitent ?, la hantent ? Peu importe. Dans House of Names (le titre original de Maison des rumeurs), les noms anciens d’Agamemnon, Clytemnestre, Electre, Oreste résonnent encore et leurs ombres ont une présence bien réelle. Maison des rumeurs conte une histoire de sang hantée par des figures qui voudraient en finir avec le crime mais qui, quoi qu’elles en disent, perpétuent la loi du sang.

Thierry LE PEUT

lundi 15 août 2022, 10 h 40 – 12 h 20

 

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