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25 février 2015 3 25 /02 /février /2015 11:19

 

Lusseyran - le monde commence aujourd'huiLe livre que lui consacre Jérôme Garcin, Le voyant, invite aujourd’hui à la redécouverte de Jacques Lusseyran. Aveugle à huit ans, déporté à Buchenwald à dix-neuf, professeur de littérature après la guerre, c’est en Virginie, aux Etats-Unis, où il est professeur de littérature française, que Lusseyran écrit en 1959 Le monde commence aujourd’hui. Un livre dans lequel il évoque certains souvenirs et explique son rapport au monde, celui, particulier, d’un non-voyant qui voit pourtant le monde.

En parcourant ces pages, on est d’ailleurs frappé par le vocabulaire de la vue qu’y utilise l’auteur comme s’il n’était pas aveugle. On y lit qu’il s’est déplacé en voiture pour aller voir tel paysage, et c’est en partie par des descriptions qu’il présente sa vision de la Virginie. Il faut attendre les dernières pages pour qu’il développe ce rapport très particulier à la vue, ce regard par lequel il perçoit le monde depuis qu’un accident lui a enlevé la vue « ordinaire ». On hésite, auparavant ; était-il complètement aveugle, ne distinguait-il pas, au moins, des formes, des couleurs, qui expliqueraient qu’il parle ainsi du monde comme s’il le voyait ? Tout devient clair à la lecture de ces dernières pages, et notamment de celles qu’il consacre à son ami peintre Jean Hélion et au portrait que celui-ci fit de lui, dont l’éditeur Silène a fait la couverture de la réédition de ce livre en 2012 (l’ouvrage avait d’abord paru à La Table Ronde en 1959).

Le monde commence aujourd’hui n’est ni un roman ni une autobiographie. C’est moins un livre de souvenirs qu’un livre de pensées. « A trente-quatre ans, il me semble que je viens de naître. » A partir de cette première phrase, Lusseyran se présente, présente son projet, et très vite emploie la phrase qui est devenue le titre du livre, et dont l’écho se fera entendre au terme du parcours. C’est un livre qui donne l’impression d’avoir été écrit au fil des jours, bien qu’il se présente sous forme de « rubriques » ordonnées : les souvenirs y alternent avec le présent, l’évocation de Buchenwald avec celle de l’enseignement, le rapport au monde s’y dessine à travers les figures issues du passé mais aussi l’évocation de la Virginie, le rapport à la parole, le rapport, enfin, à la lumière. Une idée maîtresse relie les parties : la vie, parfois écrite la Vie. De quoi s’agit-il ? Que met Lusseyran dans ce mot très simple, sur lequel il éprouve pourtant le besoin de s’expliquer ? C’est ce qui se dévoile au fil des pages, donnant au livre une cohésion mais aussi une force, discrète et puissante, qui baigne l’ensemble et dont la source se laisse approcher à la fin.

Jacques Lusseyran a donc trente-quatre ans. Il enseigne la littérature française à Hollins College, en Virginie. Un drôle de métier, selon lui. La littérature, a fortiori la littérature française en terre américaine, est déjà presque obsolète en un temps de technologie, de progrès, de fuite en avant. Cette pensée initiale revient plus loin dans l’évocation de la parole ; quelle force possède-t-elle encore dans un âge qui l’a banalisée en la répandant partout à travers, notamment, la radio et la télévision ? De là une défense de l’enseignant, mais spécialement de l’enseignant conférencier, et un rapport à la parole qui ne peut être anodin, comme n’est pas anodin, pour Jacques Lusseyran, le rapport à la littérature, qui est avant tout un rapport à l’homme, à la pensée.

Les souvenirs de Buchenwald s’inscrivent ainsi dans la problématique d’ensemble du livre. C’est, encore, à la fin que s’affirme avec le plus de clarté cette évidence qui, pourtant, sous-tend toutes les pages antérieures où l’auteur se souvient de gens qu’il a connus en camp de concentration. Jérémie Regard – « Ce n’est pas moi qui lui donne ce nom. C’était le sien. Combien de romanciers voudraient l’avoir inventé ? » (p. 19) -, Louis Onillon, le Russe Pavel, un enfant qui ne passe que durant un paragraphe et auquel l’auteur a tenu la main un instant à Buchenwald, Saint-Jean, et tous les autres qui ne sont pas nommés : Lusseyran leur rend hommage en se souvenant d’eux, et s’emploie à leur donner une existence par les mots, à eux qui ont disparu et dont, parfois, personne d’autre ne se souvient.

Ce qui frappe, d’abord, c’est que ce ne sont pas des personnalités extraordinaires. Elles ont pu l’être, et peuvent le rester, pour l’auteur, mais pour nul autre que lui. C’est particulièrement vrai de Louis, un « imbécile », un boiteux querelleur incapable de maîtriser la parole et ses conséquences, comble de la misère pour Lusseyran : « Pauvre Louis, si c’est être pauvre – et je le crois – que d’ignorer les conséquences de la parole. » (p. 58) Leur rencontre à Buchenwald est insolite et, d’une certaine façon, touchée par la grâce : un aveugle et un boiteux marchant de conserve dans le camp, l’un protégeant l’autre, s’étant acceptés mutuellement plus que compris, tant Louis échappe à la compréhension. A défaut de le « lire » entièrement, Lusseyran le rend émouvant, sans mots compliqués, sans chercher à convaincre ou à démontrer, simplement en racontant.

C’est peut-être ce qui distingue les souvenirs livrés ici par Lusseyran, au cœur de l’abondante « littérature des camps » - horrible expression, bien sûr, mais qui n’en renvoie pas moins à ce qui, dès l’après-guerre, est devenu un « genre » de la littérature, non pas séparé de la littérature mais marqué, inévitablement, par son sujet. Le propos de Lusseyran n’est pas de s’inscrire dans ce « genre » ; il n’est pas de raconter Buchenwald. On oublie presque, d’ailleurs, que « cela se passe dans un camp », tant l’auteur raconte des hommes, et leur relation, et non une façon de vivre, ni même le rapport aux bourreaux. Ce n’est pas l’expérience des camps que raconte Lusseyran, ce sont des hommes et la relation qu’il a eue avec eux, ce qu’ils lui ont apporté. C’est pourquoi ces souvenirs sont inscrits dans le présent par la forme même du livre. Comme l’enseignement, comme la Virginie, comme la lumière, tout ici peint la vie, et c’est ce qu’y cherche l’écrivain, pour le rendre compréhensible, sans appréhender le camp comme un objet en soi. D’entrée, alors qu’il commence le portrait du premier de ces hommes, l’auteur écrit ceci : « Parfois même je parlerai de la déportation d’une manière scandaleuse pour quelques-uns, je veux dire paradoxale, je dirai à quoi elle fut bonne, je montrerai quelles richesses elle contenait. » (p. 19-20) Scandaleuse, cette manière de parler de « la déportation » le serait peut-être, si Lusseyran ne parlait pas en connaissance de cause ; c’est de sa vie qu’il parle. On ne lui contestera pas la liberté de transmettre sa vérité.

L’essentiel ici est que ces hommes dont Lusseyran fait le portrait ont été ses professeurs. Ce qu’ils lui ont apporté, c’est ce qu’il cherche, lui, à transmettre désormais dans son rôle d’enseignant. « Ce qu’ils ont à transmettre, les professeurs, c’est encore plus simple : ce sont les moyens de continuer à vivre. » (p. 11) Ainsi les souvenirs de Buchenwald sont-ils soumis au même impératif que tout ce que Lusseyran a mis dans ce petit livre : c’est de la vie qu’il est question, de ce qui en fait le prix, et de ce qui permet « de continuer à vivre ».

Beaucoup de scènes touchantes émaillent le livre – des scènes dont on se demande parfois si elles n’ont pas été inventées, tant elles paraissent oniriques. Je pense en particulier à ces poèmes récités à Buchenwald et qui provoquent l’agrégation autour du jeune déporté d’une masse compacte de gens attirés comme par une lumière. Scène de rêve, scène hors du monde tant elle contraste avec ce seul mot chargé d’horreurs : le camp. On a le droit de se poser la question de leur réalité. Précisément, ce que raconte cette scène, ce que racontent d’autres scènes réunies dans le même chapitre et dont la poésie est le dénominateur commun, c’est une sorte de ré-invention de la vie. La découverte, surprenante et brutale même pour l’auteur, que la poésie possède un pouvoir, un pouvoir qui agit au cœur du désespoir, alors même que ceux qui s’agglutinent ainsi autour du récitant ne sont pas français et ne comprennent pas les mots qui sont prononcés. Ils n’en réagissent pas moins à la poésie, ils y puisent de la force, ils s’en réchauffent – ou s’y réchauffent. Et le récitant avec eux. Il est bien question, ici, de ce qui aide à vivre, à continuer de vivre, et tout ce que raconte et explique Lusseyran dans ce livre est au service de cette idée. Dès lors, rien d’étonnant à ce que plusieurs de ces scènes ressemblent à des poèmes en prose. C’est ce qu’ils sont, dans la forme et dans l’idée.

On comprend que Jérôme Garcin ait intitulé son livre Le voyant. C’est ce qu’explique Lusseyran dans ses écrits : la perte de la vue l’a effectivement rendu voyant. A ce paradoxe il consacre plusieurs pages de Le monde commence aujourd’hui. Et c’est peut-être aussi ce qui explique cette approche particulière de la déportation, cette proximité aux hommes dont il se souvient, cette façon de les raconter au plus près, de remplacer « l’expérience du camp » par une intimité qui fait presque oublier le lieu et les circonstances dans lesquels elle se produit. La vision de Lusseyran n’est pas celle à laquelle nous sommes habitués mais il s’agit bien de vision. Il voit le monde et distingue deux manières de percevoir distinctement localisées dans son esprit : celle de l’intelligence et celle des sens. Cette dernière se situe là où la verra aussi le peintre Jean Hélion, entre ses joues et son front ; là se forment les images par lesquelles Lusseyran perçoit le monde. De là une façon naturelle d’employer les mots de la vue pour décrire son rapport au monde, qu’il s’applique aux paysages ou aux hommes.

Qu’il y ait au moins une apparence de mysticisme dans ces pages n’est pas surprenant ; il s’agit après tout d’expliquer une expérience du monde qui n’est pas la plus ordinaire. Mais le « message » que portent ces pages n’en est pas moins accessible à tous, et l’écrivain s’emploie à le transmettre à l’aide de mots qui, toujours, restent simples. « Les mots les plus beaux, les plus rares n’ont ici aucun privilège : ils diminuent, eux aussi, tout ce qu’ils touchent. » (p. 118) L’ornement détourne de la vérité, qui est contact direct avec le monde. Si l’on a l’air ici de « tomber » dans la philosophie, que le lecteur nous pardonne et s’empresse d’aller lire les pages de Jacques Lusseyran. La fin de Le monde commence aujourd’hui contient des moments de grâce qu’il faut lire pour les partager, et non rencontrer par le truchement d’un premier lecteur. Lusseyran y parle de vie intérieure et de paix intérieure et nous invite à considérer le monde autrement que dans la cacophonie que produisent les sons qui nous entourent, certes, mais aussi l’afflux permanent de sensations et de pensées qui altèrent, et souvent commandent, la perception que nous avons du monde, et de la vie. Ni système – « je n’ai pas de système », se défend l’écrivain, et c’est pourquoi « j’affirme et ne démontre pas », ce que semble lui reprocher une voix qui peut être celle d’un autre hors de lui ou d’un autre en lui (p. 125) – ni croyance – « ce n’est pas de croyance qu’il s’agit, mais de méditation, c’est-à-dire d’attention » (p. 119). Lusseyran invite simplement à s’ouvrir au monde avec cette proximité et cette évidence qui se dégagent de ses pages, plaidant en faveur d’une sorte d’innocence – de simplicité – qui est à ses yeux (on comprendra que c’est sans jeu de mots) la condition de la vie et de la paix.

Laissons-lui la parole, en nous souvenant que celle-ci n’a de sens complet que réinsérée dans le mouvement général du livre :

« Nos rencontres avec la réalité n’ont pas à être d’abord des rencontres d’intelligence, mais de réalité. Si nous disions à nos idées, à nos opinions, à nos jugements, à nos habitudes, à notre démangeaison de savoir avant de connaître : ‘Tenez-vous tranquilles, les amis ! Je vous appellerai dans un instant’, aussitôt notre perception de l’univers serait bouleversée de fond en comble. Nous ne le reconnaîtrions plus, notre vieux monde. Et il ne serait plus fatigué ni incohérent. » (p. 121)

« La paix intérieure, c’est cela, et c’est cela l’attention : c’est un état de communication universelle, un état de réunion. » (p. 122)

« Nous passons notre temps à préférer les idées que nous avons du monde au monde même. L’égoïsme n’est qu’une forme, et très particulière, de cette préférence totale. Ce qui m’empêche de lire dans la pensée d’autrui, ce n’est pas le silence d’autrui, ou même ses mensonges. C’est le bruit que je fais, dans ma tête, à son sujet. Avant d’aller à lui, je calcule, je pèse et contre-pèse les mérites et les torts, je tire déjà ma conclusion. Cette conclusion, je la crie dans mes propres oreilles. Je m’enivre d’elle, je m’endors déjà sur elle. Comment pourrais-je m’étonner ensuite de ne pas voir cet homme que j’ai enseveli dans mon vacarme ? Je me suis dressé, dans mon armure d’habitudes, dressé moi-même entre lui et moi. Je vais donc me tromper, être trompé, m’établir enfin dans ma solitude – une solitude hostile. Ah ! L’artificielle misère, et comme il serait plus simple de faire attention ! Comme cela nous rendrai heureux ! » (p. 123)

« La vie intérieure, c’est cela : c’est savoir que la paix n’est pas dans le monde, mais dans le regard de paix que nous portons sur le monde. » (p. 126)

« La vie intérieure, c’est être convaincu que voir consiste dans l’acte de regarder, savoir dans l’acte de comprendre, et tenir dans l’acte de s’abandonner. » (p. 126)

« Toute la vie nous est donnée avant que nous la vivions. Mais il faut toute une vie – il faut peut-être plus – pour devenir conscient de ce don. Toute la vie nous est donnée dans chaque seconde. » (p. 127)

Sois prudent, lecteur : cette sélection est celle, partiale, d’un autre lecteur qui a le goût des formules. Et celles-ci, extraites de l’ensemble qui les a produites, ont toutes les apparences de formules new age et naïves, qui tendraient à simplifier la vie en montrant la direction d’une bien commode, et bien plate, paix intérieure. Ce ne sont pas les formules qui comptent mais la conviction de celui qui les emploie, et l’édifice dont elles ne sont que les saillies. Je t’invite donc, de nouveau, à visiter l’édifice plutôt qu’à en regarder les pierres que j’en ai isolées. La vérité qu’on y trouve est celle d’un homme disparu en 1971 sur une route de Saint-Géréon, qui fut résistant à dix-sept ans, déporté à dix-neuf, enseignant à trente – mais elle s’offre, par la littérature, à la méditation (à l’attention) de ceux qui la lisent aujourd’hui, pour peu qu’on accepte de l’entendre en faisant taire le vacarme.

 Thierry LE PEUT

 

LE MONDE COMMENCE AUJOURD’HUI de Jacques Lusseyran

La Table Ronde, 1959 – Silène, 2012

 

Entretien avec Jérôme Garcin sur le site de Gallimard :

http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Jerome-Garcin.-Le-voyant

 

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