Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
31 décembre 2021 5 31 /12 /décembre /2021 10:22

LA FAMILLE DE PASCAL DUARTE

Camilo José Cela

1942

 

Un homme, en prison, attend son exécution. En le retirant du monde, la prison lui a fait découvrir une forme de paix qu’il met à profit pour écrire l’histoire de sa vie, sur des feuillets qui seront ensuite envoyés à un destinataire, conservés, perdus, retrouvés et finalement remis en forme et publiés par le « transcripteur » qui signe deux notes servant de préface et de postface au récit. Des lettres encadrent également ce récit : celle dont l’auteur a accompagné son manuscrit en l’envoyant au destinataire original, en 1937, puis celles de deux témoins de la mort de l’auteur du récit, datées de 1942. Ces deux témoins répondent à une demande du « transcripteur », qui leur a adressé le récit retravaillé.

 

La confession d’un meurtrier ?

Ainsi mis en forme, le récit de Pascal Duarte occupe l’essentiel du roman de Camilo José Cela, publié en 1942 à Madrid. Quelques lignes en exergue dédient ce récit « A la mémoire de l’insigne seigneur don Jésus Gonzalez de la Riva, comte de Torremejia, qui, sur le point d’être frappé à mort par l’auteur de cet écrit, l’appelait Pascalillo et lui souriait. » On sait ainsi que Pascal Duarte a été exécuté pour le meurtre de ce don Jésus, un meurtre qui ne sera pas raconté, le récit s’arrêtant avant cet événement. Il restera donc un hiatus entre le dernier événement conté et l’exécution du meurtrier, rapportée (de deux manières différentes) par les auteurs des deux lettres accompagnant la postface du transcripteur. Le récit de Pascal Duarte, à la première personne, s’adresse à don Joaquin Barrera Lopez, un ami de don Jésus, destinataire du manuscrit original, et que Pascal Duarte, plusieurs, fois, appelle « seigneur » dans son récit. Le hiatus est important : la longue lettre de Pascal Duarte n’est pas une confession, puisqu’il n’y évoque même pas le meurtre qui motive pourtant l’envoi de cette lettre à don Joaquin (on comprend que son exécution l’a empêché de mener à terme le récit envisagé). C’est le récit d’une vie qui doit permettre de comprendre qui est cet homme, Pascal Duarte, que l’on s’apprête à exécuter pour meurtre. Si, de son propre aveu, Pascal se livre à une « confession publique », il la qualifie aussi de « pénitence » ; c’est surtout à Dieu, dans l’autre vie, qu’il demande pardon. La lettre est le témoignage d’un repentir : « Je me repens maintenant de m’être trompé de chemin, mais ne demande plus de pardon dans cette vie. » En terminant sa lettre à don Joaquin, il parle de « demande de pardon » mais, plus qu’à don Joaquin, c’est à Dieu qu’il demande ce pardon. Celui des hommes lui paraît inutile, à présent qu’il s’apprête à mourir. (édition Points, 1990, p. 11 à 13)

La vie de Pascal Duarte est placée sous l’ombre portée de sa première phrase : « Moi, monsieur, je ne suis pas méchant et pourtant j’aurais mes raisons pour cela. » (p. 17) Voici donc un meurtrier qui commence par déclarer qu’il n’est pas méchant. Si donc un meurtre l’a conduit en prison, où il attend la mort, c’est que la vie a conduit cet homme, en dépit de son caractère, à commettre l’acte pour lequel on l’a jugé et condamné. On apprendra, au cours du récit, que le meurtre de don Jésus n’était pas le premier que commettait Pascal Duarte, et l’histoire de sa vie est l’histoire de ces crimes qu’il a commis et surtout de la vie qui l’a conduit à les commettre. Comment un homme qui n’est pas foncièrement méchant fut-il amené à assassiner plusieurs personnes ? Quelles sont ces « raisons » qu’il prétend avoir eu d’être méchant, et dont il affirme qu’elles ne l’ont pourtant pas rendu méchant ? D’emblée, le récit est éclairé par ces vérités humaines : on peut tuer sans être méchant, c’est la vie qui conduit, parfois, certains hommes à tuer, sans qu’ils y soient prédestinés par un vice intrinsèque.

« Nous, mortels, nous avons tous en naissant la même peau, mais, à mesure que nous grandissons, le destin se plaît à nous diversifier, comme si nous étions de cire, et à nous mener par des sentiers multiples vers une seule fin : la mort. Il y a des hommes qui doivent prendre le chemin des fleurs, pendant que d’autres sont poussés à travers chardons et nopals. Les uns possèdent un regard tranquille et, au parfum de leur bonheur, ils sourient d’un visage innocent ; les autres, accablés du soleil violent de la plaine, se hérissent comme la vermine pour se défendre. D’un côté, pour embellir son corps, le fard et les parfums ; de l’autre, les tatouages que nul ensuite n’est capable d’effacer… » (p. 17)

Acceptons d’emblée que la prison a rendu Pascal Duarte philosophe et l’a doté d’une plume d’écrivain. Homme fruste mais instruit, Pascal Duarte sait user d’images pour dresser d’entrée de jeu un tableau de la vie humaine qui nous aide à comprendre sa sensibilité. C’est celle d’un homme malmené par la vie : lui, assurément, n’a pas emprunté le chemin des fleurs, il est un homme à tatouages, non un homme à fard et parfums. Il sait aujourd’hui qu’il s’est « trompé de chemin », comme il l’écrit à don Joaquin, mais la perspective ne lui est apparue qu’au terme de son existence, grâce au recul que lui a permis la prison. Les lignes ci-dessus, qui font directement suite à la première phrase citée plus haut, soulignent combien Pascal se sent victime d’un destin qui joue avec les hommes. Le choix du chemin ne leur est pas laissé, ils y sont poussés par cette force et ceux qui ont la malchance de suivre la voie des chardons et du soleil accablant connaissent une vie de violence, contraints de se hérisser « pour se défendre ». Le ton est donné. La vie de Pascal Duarte n’est pas celle d’un bienheureux au visage innocent éclairé par un sourire : c’est celle d’un homme hérissé, marqué par des tatouages qui sont le signe des épreuves subies et non choisies, le signe du destin implacable, car ces tatouages, une fois imprimés sur la peau, ne peuvent plus être effacés. On ne change rien à ce qui a été, Pascal l’écrit ailleurs, on ne peut agir que sur le présent, dans l’espoir de mieux diriger son avenir, ou simplement de l’assumer.

 

On ne choisit pas sa famille

Le titre du roman est une autre indication importante : non Pascal Duarte mais La famille de Pascal Duarte. L’homme est indissociable de la famille qui lui a donné le jour et, dans le cas de Pascal Duarte, on comprend très vite qu’il est tombé dans les chardons, non dans les fleurs. « De mon enfance, je ne garde pas précisément de bons souvenirs. » (p. 25) Euphémisme. Un père « haut et lourd comme une montagne », « sauvage, brutal », qui « ne souffrait pas la moindre contradiction » et battait tant le fils que la mère. Drame de la violence conjugale ? La description de la mère n’incline pas à la voir comme une victime : « Hargneuse et brutale aussi, elle avait un caractère de tous les diables et dans la bouche un langage que Dieu veuille lui pardonner, car elle disait les pires blasphèmes à tout moment et pour les raisons les plus vaines. » (p. 26) Dieu revient régulièrement sous la plume de Pascal, pour rappeler la religiosité du personnage, de même que les parenthèses « sauf votre respect », accolées à certains mots, soulignent son respect des bienséances lorsqu’il s’adresse à don Joaquin. La mère, qui survivra au père, deviendra la véritable punition du fils, l’être qu’il détestera le plus au monde, au point de désirer la tuer. Sa description physique est à l’aune de son caractère : « elle était longue, maigre, et ne semblait pas en bonne santé ; même, à voir son teint de cendre et ses joues creuses, on l’aurait crue phtisique ou tout près de l’être. » C’est cette image, associée à la sournoiserie et à la méchanceté, qui sera omniprésente dans la vie du narrateur.

« Mes parents s’entendaient mal ; ils n’avaient guère d’éducation, moins encore de vertus et n’observaient pas les commandements de Dieu – tous défauts que, pour mon malheur, j’héritai, - aussi se souciaient-ils fort peu d’appliquer des principes ou de refréner leurs instincts, et il suffisait d’un rien pour déchaîner une tempête, qui se prolongeait ensuite des jours et des jours, sans qu’on en vît la fin. » (p. 27) L’enfant Pascal n’en faisait pas « une affaire d’Etat » mais il a grandi dans cette atmosphère de violence et de danger ; l’adulte Pascal Duarte estime, en regardant sa vie désormais accomplie, que l’héritage familial a fait son malheur. Peut-on échapper à cet héritage ? Une vie est-elle jouée, déjà, en fonction de la famille dans laquelle on naît ? « En vérité, la vie dans ma famille n’avait rien de drôle, mais nous n’avons pas le choix et parfois nous ne sommes pas nés que notre route est déjà tracée ; je m’efforçai donc d’accepter mon sort, c’était la seule façon de ne pas désespérer… » (p. 28) Absence de choix, image de la route déjà tracée, soumission au destin, mais aussi spectre du désespoir, associé à la rebellion. Si accepter ce que l’on n’a pas choisi permet d’échapper au désespoir, celui-ci n’en est pas moins présent, en filigrane.

La lettre de Pascal Duarte apporte néanmoins un démenti à ce désespoir. Il a vécu, il a souffert, il a tué, mais il a pris conscience aussi de son destin, en tout cas de la route qu’il a suivie, et des raisons pour lesquelles il a vécu la vie qui fut la sienne. Parvenu à son terme, il éprouve un repentir sincère, suffisamment profond pour l’amener à écrire le récit de sa vie, en en faisant un acte de compréhension autant qu’un acte de repentir.

Le roman contient un autre personnage qui rejette l’idée de « malédiction » familiale. Rosario, la sœur du narrateur, est d’abord une enfant méchante, dont la naturte semble fixée très vite, imprimée en elle par les parents que l’on a décrits plus haut. « Si le bien avait été son instinct naturel, elle aurait pu faire de grandes choses, mais Dieu ne voulut pas la voir, toute seule parmi nous, s’efforcer à la vertu ; ma sœur appliqua son intelligence à d’autres fins et vite il devint clair que, si elle n’était pas sotte, il aurait mieux valu qu’elle le fût. Elle faisait de tout et rien de bon : elle volait avec la grâce et l’effronterie d’une vieille gitane, elle prit goût toute jeune à la boisson, fut l’entremetteuse des caprices de la vieille et, comme nul ne s’occupa de la corriger ni d’appliquer au bien une intelligence aussi lucide, elle alla de mal en pis, jusqu’au jour – elle avait alors quatorze ans – où elle fit main basse sur nos pauvres richesses et partit à Trujillo, chez la Elvira. » (p. 33) Atavisme ? Plutôt résultat de l’éducation parentale. Où l’on voit comment l’intelligence peut être dévoyée par l’absence de direction. Livrée à elle-même, l’enfant imite l’exemple de ses parents (le goût de la boisson, l’effronterie). Tout semble joué, à lire ici Pascal Duarte. Pourtant, Rosario, devenue femme, perdra la méchanceté que le narrateur semble décrire ici comme irrémédiable. Fille perdue dès l’enfance, Rosario deviendra pourtant une présence réconfortante, protectrice et solide, dans la vie de son frère. Marquée par le malheur, elle n’en demeure pas moins l’un des visages relativement apaisés du roman, un recours, une lumière dans l’enchaînement des malheurs.

Avant de laisser là les parents de Pascal Duarte, il convient de faire une place à leur comportement envers le petit frère. Le sort du malheureux compose les pages les plus noires du roman. Une sorte de chute dans l’animalité, un aperçu de ce que l’humanité a de plus glauque et terrifiant. Le petit Mario n’aura vécu que quelques mois qui sont comme la quintessence de la vie dans la famille Duarte : « Si Mario avait su ce qu’il faisait en quittant cette vallée de larmes », conclut Pascal, « il serait sûrement parti sans regret. Il vécut peu de temps parmi nous ; il semblait avoir flairé la famille qui l’attendait et l’avoir sacrifiée de bon cœur à la compagnie des innocents dans les limbes. Dieu sait qu’il agit en sage et s’épargna bien des souffrances avec les années !… » (p. 41) En dix ans d’existence, le petit Mario apprit à ramper mais pas à marcher ni à parler : « le pauvre dut se contenter de ramper comme une couleuvre et de faire de petits bruits avec le nez et la gorge comme un rat » (p. 41-42). A quatre ans, « il se vit accablé, sans l’avoir cherché ni désiré, sans avoir fait de mal à personne ni tenté Dieu, d’un sort tellement funeste qu’un cochon (sauf votre respect) lui mangea les deux oreilles. » (p. 42) Sa terreur des cochons lui valut dès lors d’autres malheurs, comme de mordre la jambe de M. Rafael un jour où il voulut fuir les bêtes abhorrées ; en réponse de quoi M. Rafael lui rendit un tel coup qu’il le laissa presque mort sur le sol. S’en inquiéta-t-on ? Nullement. M. Rafael trouva la chose si drôle qu’il « riait comme s’il avait fait une prouesse » (p. 43), imité par la mère qui, plus tard, prit quand même l’enfant dans sa jupe et, une nuit durant, lécha sa blessure « comme une chienne qui vient d’accoucher lèche ses petits » (p. 44). Les citations sont éloquentes, nul besoin de les commenter.

 

Le destin implacable

Telle fut l’enfance de Pascal Duarte (en quelques tableaux fugaces, simples fenêtres sur le récit qu’en fait l’intéressé sous la plume de Camilo José Cela). On a là un avant-goût de la misère dont La famille de Pascal Duarte fait le dessin, en lui donnant une allure de tragédie (chronique d’un meurtrier, de l’enfance au crime, omniprésence du destin, résignation et révolte mêlées). S’il s’agit ici d’une famille espagnole, née dans l’entre-deux-guerres dans un village pauvre, une famille de la campagne, fruste et imprégnée du sentiment de la fatalité, le roman n’en propose pas moins une certaine vision de l’humanité, du moins d’une part de l’humanité (n’oublions pas les deux chemins placés en exergue par Duarte lui-même : si le portrait qu’il nous donne est celui des malheureux poussés sur la voie ardue, il en existe d’autres, plus chanceux, qui vivent au milieu des fleurs et des parfums). Vision assurément sombre, terrible, mais dont le narrateur entend tirer une leçon. La vie de Pascal Duarte est une vie édifiante : dès la note liminaire, le transcripteur déclare avoir voulu la porter à la connaissance du public car « Le personnage, selon moi, et cela seul me porte à le faire connaître, est un modèle ; un modèle qu’il ne faut pas imiter, mais fuir, qui ne permet pas le doute, mais force à dire : ‘Tu vois ce qu’il fait ? Eh bien ! c’est le contraire de ce qu’il devrait.’ » (p. 9-10) A cette profession oratoire, Pascal Duarte lui-même ajoute la perspective du malheureux, avec sa conception du destin, son sentiment d’injustice à la fois dénoncé et intériorisé.

A l’influence de la famille s’ajoute celle du lieu. De son village, Pascal s’éloignera peu, mais il aura le désir, plusieurs fois, de s’en évader, de fuir le malheur qui s’y colle à lui. Le père ayant tôt tiré sa révérence, ce malheur prendra la forme de femmes, la mère d’abord, la sœur un temps, l’épouse aussi (Rosario, futur soutien du malheureux, est aussi parfois son bourreau quand, après la mort de son enfant, elle joint sa voix à celles de la mère et de la femme dans une litanie du malheur, dont les accents infatigables poursuivent et tourmentent Duarte en ne permettant jamais à la douleur de s’apaiser). Pourtant, l’amour aussi a sa place dans la vie de Duarte. Un amour fruste, comme l’existence entière du personnage, mais puissant à sa manière. Pascal aime Lola, qui le rend heureux, jusqu’à la perte de leurs deux enfants. Il aimera aussi Esperanza, plus tard. Mais ce bonheur s’enfuira ou, souillé par la mère, sera fui. Il n’en aura pas moins illuminé quelques moments de la vie de Pascal Duarte.

En donnant la parole à Duarte, Camilo José Cela ne juge pas mais impose au lecteur le point de vue de celui qui a tué. Les circonstances de ses crimes nous sont narrées par le prisme de sa vision personnelle, qui place sa vie sous le signe du malheur. On voit, de son point de vue, les provocations qui le conduisent à tuer El Estirao, après avoir longtemps résisté à la tentation. On lit, sous sa plume, la haine de la mère, formée peu à peu, devenue irréductible, perçue par lui comme implacable, appel au crime longtemps contenu et finalement libéré, dans une scène formidable de crudité (mais de qui la cruauté paraît-elle la plus grande, de la mère ou du fils ?).

 

Ecriture et pardon

Dans La famille de Pascal Duarte, la vie est un chemin de malheurs, un destin joué d’avance, l’accomplissement inéluctable d’une malédiction inscrite dans l’enfant par ses parents. Si d’autres œuvres se chargent d’affirmer que l’on peut échapper à sa famille, et donc à ce destin, le roman de Camilo José Cela donne la parole à un personnage qui, lui, est persuadé du contraire, mais qui n’en trouve pas moins, au moment du repentir, la force de demander pardon, et de considérer sa propre existence aussi honnêtement que ce lui est possible.

Les deux témoignages livrés à la fin du roman sur la mort de Pascal Duarte achèvent de nous rappeler, au terme du récit, que le point de vue peut changer la face d’un homme. Ils nous invitent à lire avec prudence la longue confession de Duarte, mais n’enlèvent rien à la valeur du témoignage que laisse l’homme lui-même, sur sa propre vie. Il est un appel à la lucidité, ou du moins à un effort conscient, volontaire, de considérer sa propre existence. Un appel, aussi, à l’instruction, capable de donner à chaque homme le pouvoir des mots, qui est un chemin vers la compréhension de son propre sort, et du monde. Et donc l’espoir de résister à la fatalité. S’il n’a pas évité de tuer, Pascal Duarte, à la fin de sa vie, peut du moins trouver dans ce pouvoir des mots une forme de consolation, un sentiment de maîtrise. Si lui ne le peut qu’au prix de la réclusion, donc de la soustraction au monde, cette réclusion est aussi l’image d’un retour sur soi, d’une distanciation qui permet la réflexion et que chaque homme peut expérimenter, sans attendre d’être un meurtrier !

Thierry LE PEUT

 

Partager cet article
Repost0

commentaires