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10 juin 2009 3 10 /06 /juin /2009 00:06

LE SOLEIL EST AVEUGLE, par Curzio Malaparte
Folio, Gallimard, 1987
(notes de lecture, échauffées, publiées en un autre temps, sur un autre blog)

... et la guerre est folie
En lisant Malaparte, en lisant ces pages pleines de bruit et de fureur (expression cliché empruntée à un autre), ces pages rouges du sang des soldats explosés avec les obus français dans les Alpes indifférentes, le Mont Blanc impassible et précis, le soleil divin et indifférent, en lisant ces pages pleines des morceaux d'hommes éclatés par les obus français, les morceaux d'alpins emportés avec les avalanches et les ânes et les armes, en lisant le chapitre 9 surtout avec ses paragraphes imponctués et ses descriptions de guerre absurde, ses hommes déchirés et ses paysages en miettes, en lisant ces pages je suis pris encore de cet amour du monde qui me prend depuis hier, je ne sais pas pourquoi, ni comment, ni jusqu'où, mais je veux dire à ceux qui le savent que je les aime aujourd'hui et que j'ai envie de les aimer, dire à BNF que je l'aime, à A que je l'aime, à L et J que je les aime aussi, même si cet amour est étrange, et curieux, et nouveau, et qu'il ne dure pas cet amour-là mais qu'il faut l'écrire quand on le ressent parce que les mots resteront et que c'est important

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La manière dont Malaparte raconte cette guerre absurde, l'attaque des Italiens mussolinisés contre les Français déjà vaincus, en 1940, est bouleversante. Bouleversante, en soi, ne veut rien dire ; mais il faut lire ces pages faussement déconstruites, croisées de narration classique, linéaire et de descriptions touchantes, effrayantes ; il faut lire ce témoignage étonnamment moderne d'une guerre dont les Italiens ne voulaient pas et que pourtant ils ont dû faire, parce que c'étaient les ordres ; ce récit d'une offensive ratée, d'un Col imprenable, des soldats fonçant vers la mort préparée qui les attend, là, dans le Col, avec ces obus qui tombent du ciel et qui ont l'air de se jeter là sans savoir pourquoi, désespérés et perdus comme les hommes et les bêtes, tous mourant en même temps.

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Et cet amour que j'ai pour vous, cet amour se confond avec celui des mots que j'écris en sifflant, dans un élan gai que je ne comprends pas et je m'en fous, parce qu'il est là et que j'en suis content - content, Blue, au sens anglais, rempli, content, plein, contenant. Je parle avec Lancelot d'un jour à la terrasse d'un café parisien, sous le soleil, comme les soldats de Malaparte sous celui, indifférent, des Alpes déchiquetées par les obus et pourtant si sereines, si grandes, si majestueuses dans leur indifférence. D'un jour à la terrasse d'un café où nous pourrions être réunis, juste à boire un verre, abandonnés sur nos chaises de fonte ou de laiton, nos chaises échauffées par un soleil lui aussi généreux mais indifférent. Un jour où ce jour sera là, où l'on regardera les gens passer, les voitures filer, sentira les odeurs de la ville, le bleu du ciel, tout ensemble mélangé. Et cette vision curieuse, vision d'un fou mélangée avec des mots, mais d'un fou qui aime, cette vision c'est l'amour que je ressens et que j'écris, cet amour qui ne dure pas mais qui passe, un instant, un moment, qui s'attarde ou qui s'enfuit, ce n'est ni grave ni important, juste là et c'est tout

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Ce chapitre 9, avec ses paragraphes linéaires déconstruits où se mêlent les dialogues et le récit, sans ponctuation, ces lignes estompées et effacées comme la frontière gommée entre le classique et le baroque - ces paragraphes linéaires qui s'entrecroisent avec des notations en italiques, entre parenthèses, autant de visions fugaces ou prolongées, de moments ailleurs ou d'un autre temps, d'un autre récit, des souvenirs et des impressions, des spectres et des visions ; il faut lire ce chapitre 9 qui est à la littérature ce que le début du Soldat Ryan est au cinéma, peut-être pas du cinéma diront certains mais quelque chose qui vous prend au ventre et qui vous accroche d'une main irrésistible ; quelque chose que vous regardez avec le sentiment que c'est vivant, et pourtant c'est la mort, que c'est vivant parce que ça bouge, ça bouge dans tous les sens, et pourtant ça n'a aucun sens ; quelque chose qui rend compte de la guerre et de l'absurdité ; et les Alpes de Malaparte sont là comme la mer et la plage du Soldat Ryan, comme un décor qu'on déchire mais qui n'y est pour rien, qui n'est plus rien devant l'évidence d'une mort absurde, de morts absurdes qu'on voit mais qu'on n'a plus à comprendre parce qu'on sait, on sent qu'il n'y a rien à comprendre. Il faut lire ces pages, elles ont plus de soixante ans et pourtant elles sont actuelles, elles sont modernes, elles ont tracé sur du papier ce que Spielberg bien plus tard a mis en images, et que Jeunet reprend dans Un Long Dimanche de Fiançailles : la même chose, le même chaos absurde qui au cinéma est un mouvement sans sens mais plein de sang, et dans le livre un cours sanglant qui emporte les hommes avec les mots, les bêtes avec les armes. Il faut les lire, ces pages, ce chapitre 9, mais les autres aussi, car tout le livre est emporté dans ce mouvement qui, déconstruit, est pourtant d'une grande cohérence, parfaitement construit, comme si l'écrivain donnait du sens à des images prises au réel, avec la même inspiration désordonnée que ces cadavres mêlés dans la neige, ces corps que les Alpes indifférentes refaçonnent et moulent comme un morceau de nature, indifférentes à la guerre qui n'a de sens que pour les hommes, et pas pour ceux qui meurent mais pour les autres, qui la regardent et qui la causent, la dirigent de loin, sans en mourir.

Il faut aussi céder à la tentation de prendre un livre dont on ne connaît pas l'auteur, dont on a remarqué la couverture, dont la Quatrième paraît intéressante, juste comme ça. On découvre des pages magnifiques, en cédant à cette tentation.

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Il faut prendre les gens, sans doute, et c'est comme cela que je fais le lien entre le livre et vous, prendre les gens que l'on remarque et qui peut-être sont pleins de pages magnifiques. C'est pour ça, Blue, que je suis indiscret et impudique : parce que je lis en vous des pages magnifiques que j'ai envie de lire, et c'est indiscret, et ça peut vous blesser, je le sais, mais moi aussi je me blesse en le faisant, parce que je suis prêt à vous laisser lire aussi. C'est effrayant et certains diront que c'est une folie, mais si cette folie-là n'est pas à vivre alors le reste non plus. Ce ne sont toujours, tu le sais et vous le savez, que des pensées gravées ici en un moment fugace, un moment de fièvre entre deux chapitres, car le livre continue. I'll be back ! I love you all. Et je me dis que cet élan, même s'il ne dure pas, est important, profondément vital ; qu'il touche à ce que j'attends depuis longtemps, au sentiment qui réconcilie le monde, les hommes et l'écriture ; le sentiment qui les lie tous en un même matériau. Je ne sais pas pourquoi, et je ne veux pas le savoir ; je veux juste le vivre ; je ne sais pas pourquoi, mais je sens qu'en ce moment, en ce moment fugace, mais que j'espère un moment de naissance, en ce moment je me sens devenir écrivain. Je ne publierai peut-être jamais rien, je me fais peut-être des idées mais c'est sans importance : c'est le sentiment d'une réconciliation en laquelle je ne croyais plus et peu importe les désespoirs qui suivront, les marches arrière, les désenchantés, les désillusions. Peu importe, c'est ce moment qui compte. Vous y avez participé, j'en suis sûr. Un dernier mot peut-être sur cette folie : tu te disais effrayé, BNF, effrayé un peu par ce que tu lisais, ou croyais lire - car toujours on ne lit que ce que l'on croit lire -, mais cette peur est je crois ce qui justement empêche la réconciliation, la remise en complétude des hommes, du monde et des mots, et c'est pour ça que ce sentiment n'est peut-être pas transposable dans la réalité et de cela aussi je m'en fous ce matin. Content, c'est tout. Juste content.

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Et merci Malaparte, évidemment !
    TLP

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