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2 juillet 2020 4 02 /07 /juillet /2020 10:01

LES TOMBEAUX D’ATUAN

Ursula Le Guin

1968

 

Entre Le Sorcier de Terremer et L’Ultime rivage, le cycle de Ged – l’apprenti sorcier devenu Archimage – passe par Atuan. Ile des pays kargades, Atuan abrite des Tombeaux gardés par des prêtresses (et leurs eunuques), au fond desquels sont les Innommables, divinités redoutées dont le pouvoir doit être contenu et apaisé.

 

Alors que les deux autres livres de Terremer placent Ged au centre (le premier en racontant l’histoire de son point de vue, le second du point de vue du personnage qui l’accompagne dans son voyage), Les Tombeaux d’Atuan adopte le point de vue de Tenar, une enfant choisie pour devenir la nouvelle grande prêtresse, ou plutôt reconnue comme la réincarnation de la prêtresse qui, à chaque mort, se perpétue dans le corps d’un enfant qu’il s’agit de trouver pour l’amener à Atuan et lui enseigner les devoirs de sa charge. La petite Tenar, devenue Arha, la Dévorée, au terme d’une cérémonie rituelle, découvre le cadre de sa nouvelle vie et apprend à « retrouver » la mémoire de ses incarnations précédentes.

 

On la suit donc dans ses rapports avec son entourage, les prêtresses Thar et Kossil, l’eunuque Manan, la jeune Penthe, ainsi que dans ses déambulations au cœur des souterrains qui dessinent tout un monde au-dessous du temple, univers ténébreux où se ressent le pouvoir des Innommables et où Arha doit apprendre à se déplacer sans jamais se perdre. Là s’étend en particulier le Labyrinthe, dont chaque tournant doit être mémorisé. Nous vivons avec elle ces situations et ces conversations qui nous sont données avec les sentiments de la petite fille devenant peu à peu adolescente, ses doutes quant au pouvoir et aux croyances qu’elle est destinée à servir, ses soupçons et ses craintes. Thar, froide mais douce, Kossil, servile mais jalouse et dangereuse, Penthe, légère et irrévérencieuse, Manan, protecteur et possessif, forment la galerie de personnages au milieu desquels Tenar – Arha doit apprendre à se mouvoir aussi habilement que dans les galeries souterraines.

 

En nous enfermant dans le point de vue d’Arha, Ursula Le Guin fait de nous des emmurés au même titre que son personnage. De l’extérieur nous ne voyons rien, ne savons que ce qu’Arha en entend dire. Les sorciers sont des êtres lointains, tenus pour des imposteurs, détenteurs de faux pouvoirs. Les Rois des Kargades sont craints et vénérés comme des dieux mais eux aussi paraissent lointains, même si leur pouvoir englobe Atuan. La foi des prêtresses apparaît ainsi subordonnée au pouvoir des Dieux-Rois, qui sont une menace latente. Cette menace s’exprime à travers Kossil, chargée de « veiller » sur Arha, mais placée de fait au service des Dieux-Rois : de veiller à surveiller, il n’y a qu’un glissement lexical qui s’effectue au fil des chapitres, à mesure qu’Arha prend conscience des réalités qui l’entourent.

 

Les premiers chapitres du livre nous font ainsi appréhender le monde d’Arha à mesure que celle-ci grandit et apprécie avec plus de finesse la complexité de sa situation.

 

Quand Ged fait son apparition dans le récit, il n’est qu’une ombre révélée dans les cavernes souterraines par la lumière surnaturelle que produit son bâton de sorcier. Etranger, il est une menace : c’est un homme, et nul homme n’est autorisé dans les souterrains ; c’est un sorcier, et les sorciers sont assimilés à des ennemis, trompeurs et voleurs ; homme et sorcier, il n’est pas à sa place à cet endroit et Arha aussitôt entreprend de l’y enfermer pour toujours. Tout intrus doit être mis à mort et son sang offert aux Innommables. Mais comment ne pas être intriguée par cet inconnu qui apparaît à Arha seule alors qu’elle se trouve dans un lieu ouvert à nul autre, avec pour seule compagnie ses propres sentiments, ses questionnements les plus intimes ? Ce n’est pas seulement le premier étranger et le premier sorcier que rencontre Arha, c’est aussi le premier homme. Aussi veut-elle l’observer avant de le tuer, et les ouvertures secrètes pratiquées dans les murs et dans les sols l’y autorisent, sans être vue. Elle empêche donc le sorcier de sortir mais elle ne le tue pas. Elle regarde, elle cherche à comprendre, peu à peu elle protège tout en gardant sous son contrôle, et ce secret la sépare de son environnement habituel, l’amène à se défier, à se détacher. Quand enfin elle parle avec le sorcier, elle a déjà, sans en être consciente, rompu l’attache qui faisait d’elle la prêtresse d’Atuan. Elle s’est ouverte à l’Autre, et au monde dont il vient, à tout ce qui est extérieur à son univers jusque là confiné.

 

Les Tombeaux d’Atuan est le récit de cette ouverture, le récit d’une conscience. Dans la relation ambiguë qui se tisse entre la prêtresse et le sorcier, il y a aussi une dimension simplement humaine, sensuelle, qui ne se révèle pas telle quelle à Arha mais qui est sensible dans le récit.

 

La part que prend Ged dans le récit est le reflet de cette ouverture qui se fait pas à pas. Des histoires entendues à l’ombre mystérieuse aperçue dans les ténèbres, de l’étranger à l’homme que l’on peut nommer et questionner, de l’inconnu à l’ami, de l’ennemi au complice. Le monde d’Arha s’en trouve bouleversé et le retour en arrière n’est plus possible.

 

Si le pouvoir ténébreux des Innommables est constamment présent dans le récit, il constitue cependant une force invisible, qui existe dans l’esprit des personnages plus qu’elle ne se manifeste réellement. Ged fait le lien entre cette puissance enfouie et l’Ombre qu’il a affrontée par le passé, en un combat qui a laissé sa marque sur son visage sombre sous la forme d’une balafre (Ged a la peau sombre, comme ceux qui vivent plus à l’ouest, tandis qu’Arha a la peau blanche). Tentée de croire qu’au fond le pouvoir des Innommables n’est pas si grand, Arha apprend du sorcier qu’il est bien réel, puisqu’il emploie presque toute sa force à le contenir, pour ne pas être englouti. Ce pouvoir, dit-il, doit rester enfoui sous la terre d’Atuan et l’on retrouve, ici, le combat entre la lumière et les ténèbres qui occupe aussi les deux autres livres de Terremer, et que Ged aura eu à mener durant toute sa vie.

 

Mais que diable le sorcier de Terremer est-il venu faire dans ces souterrains ? Il cherche l’Anneau d’Erreth-Akbe, dont une vieille femme lui a donné la moitié lors de son errance du Sorcier de Terremer, une vieille femme dont l’histoire nous est révélée au cours de ce livre II. L’autre moitié se trouve dans les trésors cachés des souterrains d’Atuan. Reconstitué, l’Anneau permettra de rendre à Terremer l’équilibre du pouvoir, perdu lorsque l’Anneau fut brisé et ses deux parties séparées. Ged veut le porter à Havnor, dans les terres du Milieu, où le retour d’un roi permettrait de lier à nouveau Terremer sous une seule autorité bienveillante. Ce retour à l’équilibre sera au cœur du troisième livre, L’Ultime rivage, dont le jeune « héros », accompagnant Ged dans son voyage, sera ce roi attendu. L’Anneau d’Erreh-Akbe, évoqué dans le livre I, retrouvé dans le livre II, sera de nouveau invoqué dans l’ultime aventure. En attendant, Les Tombeaux d’Atuan raconte son histoire et la façon dont il fut reconstitué, lors du passage de Ged dans les souterrains d’Atuan, où il dut affronter le pouvoir des Innommables et où il faillit mourir, où il rencontra, aussi, la jeune Tenar.

 

Les Tombeaux d’Atuan, par sa sensibilité autant que par l’unité de temps, de lieu et d’action qui en fait une sorte de micro-récit, par contraste avec les « odyssées » mises en scène dans les deux livres qui l’encadrent, est le cœur de Terremer. Ce sentiment de calme, de maîtrise, de sagesse qui émane des récits d’Ursula Le Guin s’y exprime d’autant mieux qu’il épouse les mouvements de l’âme de Tenar, une jeune fille capable de sombres pensées mais fondamentalement innocente, qui reste pure malgré la corruption et les ténèbres qui l’entourent.

Thierry LE PEUT

 

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